Pieter De Crem est accusé de discrimination contre les non-Belges dans sa ville d’Aalter. © BELGA MAG/AFP via Getty Images

Scandale en Flandre: comment l’ancien ministre Pieter De Crem discrimine les non-Belges dans sa commune

Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

L’ancien ministre Pieter De Crem est accusé de discrimination contre les non-Belges dans sa ville d’Aalter. Mais parce que le cabinet de l’ancienne ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden (CD&V) a ignoré pendant un an une lettre émanant de sa propre administration concernant sa politique, c’est sur elle que la pression politique s’intensifie, alors que le véritable responsable est, pour l’instant, encore bien à l’abri dans le «Cremlin», le surnom de l’hôtel de ville d’Aalter.

Pieter De Crem est l’un des rares adultes, presque en âge de prendre sa retraite –il a 63 ans– à mériter encore l’étiquette d’enfant terrible. Il est en effet l’un des rares anciens ténors à ne pas broncher quand il s’avère que, par sa faute, des ministres en fonction de son propre parti risquent d’affronter de sérieux problèmes.

De Morgen et Pano l’ont révélé la semaine dernière: lorsque Annelies Verlinden (CD&V) était encore ministre de l’Intérieur, son cabinet avait été informé de ce qui se passait à Aalter. En mars, un lanceur d’alerte anonyme avait confirmé aux mêmes médias que, dans la commune d’Aalter, les personnes d’origine étrangère ne reçoivent souvent pas de preuve d’inscription. Le collège échevinal reporterait souvent –voire systématiquement– la décision, en exigeant d’abord un contrôle de la qualité du logement. Ces contrôles se font parfois attendre pendant des mois. Entre-temps, les personnes concernées ne sont pas domiciliées.

Une enquête a révélé qu’à Aalter, l’inscription d’un nouveau venu belge prend en moyenne 15 jours. Pour les non-Belges, ce délai grimpe à 136 jours, avec des pics dépassant les 450 jours. Le Service public fédéral Intérieur a reçu depuis fin 2023 pas moins de 110 plaintes concernant les difficultés de domiciliation des étrangers à Aalter. L’Office des étrangers a de son côté constaté qu’Aalter avait appliqué de manière incorrecte la loi sur les étrangers dans 51 dossiers. Le bourgmestre d’Aalter s’appelle Pieter De Crem. Cela ressemble presque à un droit de naissance. De 1959 à 1995, le chrétien-démocrate Jan De Crem occupait cette fonction. Ensuite, et depuis 30 ans, c’est son fils Pieter De Crem qui lui a succédé, lui aussi chrétien-démocrate. D’où le surnom de la maison communale, un imposant bâtiment administratif en brique et en verre: le Cremlin.

La Belgique est un pays compliqué, avec à la fois une ministre flamande chargée (entre autres) de l’Intérieur et des Affaires administratives –Hilde Crevits, une collègue de parti CD&V de Pieter De Crem– et une ministre fédérale de l’Intérieur –en l’occurrence Annelies Verlinden, également membre du CD&V. Le service Identité et Affaires civiles du SPF Intérieur avait demandé au cabinet de sa propre ministre de tutelle, Annelies Verlinden, il y a plus d’un an, de signer une lettre destinée à recadrer De Crem. On pouvait notamment y lire que la politique menée à Aalter constituait «un mépris flagrant des compétences légales». Ce que De Crem a nié: «J’applique la loi.»

Annelies Verlinden n’avait pas connaissance de cette lettre: elle ne l’a en tout cas jamais eue sous les yeux. Il n’y a donc évidemment pas eu de signature ministérielle. A un niveau inférieur du cabinet (le chef de cabinet?), il a été décidé de ne pas envoyer la lettre à Aalter. Même après l’insistance personnelle de Philippe Moreau, le directeur général du service concerné.

Négligence

Pourquoi cela n’a pas été fait? Peut-être parce que l’administration fédérale n’a pas contacté le cabinet de Hilde Crevits. Ce n’est pas sans importance, car Hilde Crevits (et non Annelies Verlinden) est la ministre de tutelle directe de De Crem.

Par ailleurs, De Crem est passablement entêté. L’Office des étrangers avait lui aussi signalé le problème l’année dernière au secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration. C’était alors Nicole de Moor, elle aussi une collègue de parti de De Crem. Celle-ci avait envoyé son chef de cabinet à Aalter. «Mon cabinet a pris contact directement avec le bourgmestre d’Aalter tant en décembre 2023 qu’en avril 2024. Cela n’a pas donné grand-chose», déclare-t-elle aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, l’opposition parlementaire pointera désormais du doigt Annelies Verlinden. Parce que son propre ancien cabinet est resté passif, rien n’a été entrepris pour remédier à la situation à Aalter, ce qui a fait que les étrangers qui s’y présentaient continuaient à subir de nombreux désagréments (également financiers).

Annelies Verlinden devait-elle démissionner de son poste de ministre de la Justice à cause de cette négligence passée? Etait-elle obligée d’envoyer cette lettre, légalement ou moralement? Son cabinet a-t-il abandonné l’administration dans l’exécution d’une mission qui, de toute façon, n’était pas évidente? Car De Crem n’est bien sûr pas un tendre. Il fut ministre de la Défense, vice-Premier ministre, secrétaire d’Etat au Commerce extérieur et ministre de l’Intérieur et de la Sécurité. Un homme comme lui n’hésite pas à affronter l’administration, surtout –et précisément– quand il sait pertinemment qu’il est en tort. Et en ayant conscience que la balle atterrira finalement dans le camp d’un autre CD&V. Cela n’a fait que renforcer son sentiment d’impunité.

«De Crem n’est bien sûr pas un tendre. Il fut ministre de la Défense, vice-Premier ministre, secrétaire d’Etat au Commerce extérieur et ministre de l’Intérieur et de la Sécurité. Un homme comme lui n’hésite pas à affronter l’administration.»

Pieter De Crem sait mieux que quiconque jouer au poker. Il sait pertinemment qu’il est intelligent et perspicace, et que cela lui a permis au cours de sa carrière de flirter à plusieurs reprises avec la limite de ce qui est autorisé ou non. Cela flattait son ego, lui valait de l’attention, et parfois aussi une gifle. Le défunt Premier ministre Jean-Luc Dehaene n’avait guère d’estime pour De Crem. Il lui reprochait dans les médias son éternelle «posture démagogique» et le fait qu’il n’était «jamais à court d’une déclaration populiste», notamment parce qu’il avait un jour laissé fuiter que deux centres de vacances de la Mutualité chrétienne allaient servir de… centres d’asile.

Courage et amour-propre

Bref, être sage n’a jamais été son truc. Ce serait faire injure à l’instinct politique de Pieter De Crem que de prétendre qu’il n’aurait pas su qu’avec sa politique à l’égard des nouveaux arrivants étrangers, il allait trop loin, sans doute légalement et à coup sûr moralement. Cela ne l’affecte pas.

«A Aalter, De Crem est relativement à l’abri. Il peut y avoir des bourrasques, mais toute tempête politique finit un jour par se calmer. Du moins pour ceux qui ont le courage (et l’amour-propre) de tenir bon.»

Il a aussi énormément d’expérience. Il sait comment fonctionne la rue de la Loi, que l’opposition parlementaire préférera s’en prendre à un ministre plutôt qu’à un ex-ministre qui, à un âge quelque peu avancé, reste actif au niveau local. A Aalter, De Crem est relativement à l’abri. Il peut y avoir des bourrasques, mais toute tempête politique finit un jour par se calmer. Du moins pour ceux qui ont le courage (et l’amour-propre) de tenir bon. Et que cela mette des camarades de parti en difficulté, tant pis…

Il y a pourtant encore un CD&V à qui les faits d’Aalter ont été rappelés en pleine figure: le président du parti, Sammy Mahdi. Dimanche dans De Zevende Dag, il a déclaré: «S’il y a eu des erreurs à Aalter, des mesures fermes seront prises, quelle que soit la couleur politique du bourgmestre.» Mahdi est président de parti, pas ministre de tutelle. Il n’a rien à dire sur les bourgmestres d’une autre couleur politique que la sienne. Et si un CD&V devait démissionner à cause d’Aalter, ne serait-ce pas à Pieter De Crem de le faire?

 

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