Les ports autonomes wallons naviguent toujours sous un contrat de gestion qui aurait dû prendre fin en… 2020.

De quatre à un seul grand port pour la Wallonie? «On est au royaume de Lilliput»

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Le ministre François Desquesnes souhaite créer une entité unique pour développer l’économie autour de la voie d’eau. Ce qui réglerait aussi une série de dysfonctionnements dans les quatre ports existants.

Douze pour cent. C’est la part du transport de marchandises sur les voies d’eau intérieures du pays, légèrement devant le rail (11%) mais loin, très loin, derrière les camions (77%), selon le Bureau fédéral du Plan (BFP). En Wallonie, la part du transport par bateau ne s’élève qu’à 7%, contre 9% par le rail et 84% par la route, selon les chiffres régionaux de 2022. Les perspectives du BFP ne sont guères optimistes: à politique inchangée, la part modale du transport routier restera vissée à 77% du total en 2040, ce qui aggravera la congestion du trafic. D’ici là, le BFP entrevoit une croissance de 19% des tonnes-kilomètres parcourues sur les routes, de 28% sur le rail et de seulement 9% sur les voies d’eau.

A l’instar du reste de l’Europe, la Belgique navigue donc pour l’heure à contre-courant d’un report modal substantiel, qui permettrait de réduire l’empreinte carbone du transport et de désengorger les routes. La voie d’eau peut y contribuer largement, puisqu’il est communément admis que le tonnage d’un gros convoi fluvial équivaut à la charge de 250 camions. Outre les enjeux climatique et environnemental, il y a aussi une évidente opportunité économique à saisir derrière les quelque 1.532 kilomètres de voies navigables en Belgique. Au sud du pays, quatre acteurs se partagent la gestion de près de 1.100 hectares de sites propices à de l’activité économique aux abords de l’eau: les Ports autonomes de Liège (PAL), de Namur (PAN), de Charleroi (PAC) et du Centre et de l’Ouest (Paco). Ces derniers octroient des concessions à des entreprises censées utiliser la voie d’eau. Censées, puisqu’à l’heure actuelle, de grands acteurs de la logistique organisent toujours l’écrasante majorité de leur activité autour des camions, y compris sur des sites multimodaux comme le Trilogiport de Liège. Dans quelques cas, les activités n’ont même aucun lien avec la voie d’eau (un club de tennis ou un bureau d’études, par exemple).

Moins de travailleurs que d’administrateurs

Les ports autonomes restent méconnus du grand public, et ce n’est pas un hasard. En dépit des centaines d’hectares à leur disposition, ils constituent les plus petites unités d’administration publique (UAP) de la Wallonie. Le PAL, le plus ancien et le plus grand d’entre eux, emploie une trentaine d’équivalents temps plein, contre seulement quatre à 6,5 dans les autres structures. A l’exception du PAL, les ports autonomes wallons comptent ainsi moins de travailleurs que de membres du conseil d’administration. Ces derniers sont essentiellement des représentants politiques des villes ou communes, de la Région, des agences de développement territorial (BEP, Idea, Ideta, IEG, Igretec) voire même, dans le cas du Paco, des acteurs du privé –le port assurant avoir adopté des règles très strictes pour se prémunir de potentiels conflits d’intérêt.

«Pour comprendre pourquoi ces architectures ont vu le jour, il faut se tourner vers la littérature qui aborde la conception néolibérale du service public, et notamment le New Public Management des années 1980-1990, décode David Van Den Abbeel, coordinateur du secteur «Economie» au Centre de recherche et d’informations sociopolitiques (Crisp). L’idée générale est que le secteur public, organisé selon les principes bureaucratiques et centralisés, est inefficace en lui-même et qu’il est souhaitable de lui substituer des modes de gestion inspirés du secteur privé.» Dans le cas présent, «on parle de structures qui ont besoin d’un certain ancrage géographique, poursuit l’expert. Les réalités socioéconomiques de ces territoires sont très différentes, sans parler des réalités logistiques. Il y a donc un certain sens à établir des structures locales, à un niveau intermédiaire entre la Région et la province.»

«En France, l’Haropa port gère l’ensemble des plateformes multimodales du Havre, de Rouen et de Paris. Chez nous, on a quatre microentités.»

S’inspirer d’ailleurs

Mais cette fragmentation des ports autonomes ne satisfait plus le gouvernement wallon, prônant un repositionnement stratégique de la voie d’eau autour d’un interlocuteur unique. «On est au royaume de Lilliput, diagnostique le ministre des Infrastructures en charge des voies hydrauliques, François Desquesnes (Les Engagés), qui prépare un projet de réforme. Au nord du pays, une même entité regroupe les ports d’Anvers et de Bruges. En France, l’Haropa port gère l’ensemble des plateformes multimodales du Havre, de Rouen et de Paris. Et chez nous, on a quatre microentités, dans un territoire stratégiquement situé. Pour réindustrialiser la Wallonie, il nous faut aussi jouer la carte du réseau fluvial. Nous devons nous inspirer de ce qui se fait ailleurs, pour offrir un seul mode de gestion et un seul visage aux entreprises intéressées. Quant à la construction juridique à élaborer, j’y travaille.»

A côté des enjeux économiques, le projet de réforme pourrait aussi résoudre, par ricochet, une série de dysfonctionnements mis en lumière ces dernières années. Inégalités de traitement entre agents, irrégularités comptables, absence d’inventaires physiques, non-respect du Code wallon de la fonction publique, dépenses douteuses… Dans ses 35e et 36e cahiers d’observation, portant sur les années 2021 et 2022, la Cour des comptes s’était montrée très critique envers le fonctionnement des quatre ports, dans des proportions diverses. En août 2022, elle avait par ailleurs épinglé, dans un autre rapport, le manque criant de ressources humaines au PAC, au PAN et au Paco. En conclusion, elle recommandait d’instituer «une structure spécifique commune aux quatre ports, offrant les ressources techniques nécessaires à l’accomplissement des missions des ports», ce qui fait partiellement écho au rapprochement que souhaite le gouvernement wallon.

Mieux garni en effectifs, le Port autonome de Liège est, lui, confronté à un climat délétère depuis des années, comme le rapportent près de 30% des travailleurs au Vif (d’autres ayant quitté le navire pour cette raison). Certains reprochent l’inaction de la direction actuelle –ce dont elle se défend– et l’impunité envers les travailleurs ciblés par des procédures judiciaires en cours ou récemment clôturées. D’autres dénoncent une absence de vision à long terme. Bref, rien ne va plus en interne dans cette structure où une instruction judiciaire pour suspicion de corruption, visant l’ancien directeur général, Emile-Louis Bertrand, suit par ailleurs son cours.

«Quatre ports fonctionnant individuellement, ça ne se justifie plus», avancent certains acteurs. © BELGA

Plus de contrat de gestion depuis 2020

Au Paco et au PAC, les dirigeants soulignent que de l’eau a coulé sous les ponts depuis les conclusions cinglantes de la Cour des comptes. «Grâce à l’adoption de notre nouveau logiciel de comptabilité (NDLR: commun aux quatre ports), 84% des recommandations de la Cour n’ont plus lieu d’être», indique par exemple Christian Laurent, le président du PAC. Pour le reste, estiment les présidents des quatre ports autonomes, bien des problèmes seraient résolus si la Wallonie faisait passer ces structures en UAP de type 3, et non de type 2 comme c’est le cas actuellement. Dans un mémorandum adressé au gouvernement wallon en juin 2024, ils soulignent que toutes les autres UAP de type 2 relèvent du secteur non marchand, ce qui n’est résolument pas le cas des ports. Inversement, «les avantages [d’une reclassification en UAP de type 3] sont significatifs, permettant notamment une gestion administrative simplifiée, adaptée, efficace, en conformité avec leur statut de société tel qu’imposé par le droit européen, précise le mémorandum. Elle permet de réaliser, de surcroît, une économie certaine, eu égard aux coûts induits et inutiles qu’engendre l’actuelle classification.» Mais aussi de faciliter l’engagement du personnel adéquat, sans passer par des procédures abracadabresques.

«Je sais qu’à certains endroits, l’accès à la voie d’eau est bien valorisé mais qu’à d’autres, c’est questionnant.»

A l’heure actuelle, les ports autonomes wallons naviguent toujours sous un contrat de gestion qui aurait dû prendre fin en… 2020. A l’époque, les présidents et directeurs de port s’étaient mobilisés contre la nouvelle mouture, torpillée par un cabinet d’avocats. «Le projet de contrat de gestion prévoyait que tout ce qui était investi dans les ports constituait une aide d’Etat, alors que les règlements européens, précisément, autorisent qu’ils appartiennent au régime d’exception», commente Christian Laurent.

Quelles qu’en soient les raisons, François Desquesnes déplore qu’aucun contrat de gestion n’ait vu le jour sous la précédente législature. «Je sais qu’à certains endroits, l’accès à la voie d’eau est bien valorisé mais qu’à d’autres, c’est questionnant. L’autonomie doit être maintenue à l’avenir sur les activités économiques que développent les ports autonomes, mais elles doivent être cadrées avec des objectifs clairs de la Région, à qui les conseils d’administration doivent rendre des comptes

La fin d’une guerre entre sous-bassins?

Les responsables des ports autonomes, eux, soulignent les spécificités de leur territoire, et leur rôle de facilitateur nécessitant un ancrage local. «Quatre ports fonctionnant individuellement, ça ne se justifie plus, résume Yves Demeffe, le directeur général ad interim du PAL. Mais il faut tout de même garder des antennes sur chaque site pour ce qui relève de la clientèle et de la logistique.» Au PAC, Christian Laurent suggère plutôt une intégration dans les agences de développement territoriale, dont la vocation économique est, il est vrai, assez similaire. «Ce n’est pas ma vision des choses, objecte François Desquesnes. Les voies d’eau navigables constituent une infrastructure stratégique pour le territoire wallon. A ce titre, il faut une vision wallonne, et non plus une guéguerre entre des sous-bassins. On a trop souffert de cela par le passé. Rappelons que les terrains mis à disposition appartiennent à la Wallonie. Il est temps de remettre de l’ordre dans la maison des ports autonomes.»

Si le projet de contrat de gestion n’avait pas abouti en 2020, c’est aussi parce que les responsables de port l’avaient jugé «trop centralisateur», au profit du SPW Mobilité et Infrastructures, alors même qu’ils réclamaient de la souplesse et de l’agilité. Ce précédent n’augure pas une transition aisée vers une coque portuaire unique, bien que tous les acteurs contactés évoquent des échanges constructifs avec le ministre. De même, le rapprochement entre les ports pourrait déforcer la mainmise politique dont bénéficient certains acteurs dans la configuration actuelle, entraînant de ce fait des luttes d’influence en faveur d’un statu quo.

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