La carte interactive d’Elia sur la capacité d’accueil toujours disponible du réseau électrique
La capacité d’accueil toujours disponible du réseau électrique dépeint une Wallonie fortement saturée en 2027. En réalité, c’est déjà le cas aujourd’hui. © Capture d’écran sur le site d’Elia

La débâcle du réseau électrique, gravement saturé: «Si on ne fait rien, c’est la faillite de la Wallonie»

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Saturé de toute part, le réseau électrique wallon bloque la création de projets économiques et résidentiels dans leur dernière ligne droite. En cause: des besoins qui explosent, des moyens limités et de nombreux gaspillages.

C’est un pôle d’activité ambitieux, créateur d’emplois, dans lequel son promoteur a déjà copieusement investi depuis trois ans. Son permis est en passe d’aboutir, tout semblait aller pour le mieux mais… Il ne verra peut-être jamais le jour. La faute à un réseau électrique saturé dans de nombreuses zones convoitées de la Wallonie. «Quand on a pris contact avec les opérateurs réseau, on a directement senti un malaise, témoigne le porteur du projet. Trois mois plus tard, nous avons reçu par mail un refus de raccordement qui dépasse l’entendement. On nous a donné un délai de cinq à dix ans! Un tel manque d’anticipation est incompréhensible. Jusqu’ici, nous n’avions jamais été confrontés à ce scénario. Je vais me battre pour mon projet, quitte à trouver une alternative off grid (NDLR: un bâtiment autonome en électricité). Mais même cela n’est pas acquis, faute de législation appropriée.»

Tout menait à un réseau électrique saturé, mais…

Le volcan dormait depuis des années et, en réalité, tout le monde savait qu’il allait exploser. Le problème, c’est que la trajectoire énergétique du pays a trop souvent ressemblé au pitch du film Don’t Look Up. Eoliennes, panneaux photovoltaïques, datacenters et autres services digitaux, parcs de batteries, stations de recharge pour voitures électriques… Les experts du secteur ont maintes fois averti que l’astéroïde de l’électrification, indispensable pour décarboner une série de secteurs, fonçait tout droit vers le pays, comme partout ailleurs. «Depuis des années, on voyait le prix des batteries et du photovoltaïque diminuer, on savait que les voitures électriques allaient conquérir le marché et que la charge des datacenters allait augmenter, souligne Damien Ernst, professeur à l’ULiège et expert des questions énergétiques. Evidemment, que les besoins allaient exploser.»

«Les GRD et Elia ne manquent pas d’expertise, mais ils ont les mains liées par le régulateur et les cabinets, qui leur ont refusé les moyens nécessaires.»

Or, les moyens consentis n’ont pas été à la hauteur: un réseau électrique a ses contraintes que la physique ne peut ignorer. Sans accroître encore davantage les investissements, de plusieurs milliards d’euros sur quelques années, il ne pourrait à terme desservir tout le monde. Le terme, c’était en fait 2025, malgré les efforts déjà accomplis par les gestionnaires du réseau de transport (Elia) et de distribution (les GRD). «Ils ne manquent pas d’expertise, mais ils ont les mains liées par le régulateur et par les cabinets, qui leur ont refusé les moyens nécessaires, critique Damien Ernst. Des moyens sans commune mesure avec le désastre économique et réputationnel qu’une telle situation peut engendrer. Si on ne fait rien, c’est la faillite de la Wallonie.»

«Dans l’année écoulée, le nombre de demandes de raccordement sur le réseau de distribution a explosé», constate pour sa part Elia, dans son récent plan d’adaptation de la Région wallonne pour la période 2026-2036, actuellement soumis à consultation publique. «Nous pouvons constater un « réveil » généralisé et synchronisé des acteurs raccordés en distribution bien au-delà des hypothèses d’Elia […]. En effet, une croissance de la charge sur ces réseaux de distribution de presque deux gigawatts peut être constatée dans les années à venir, avec la plus forte augmentation annoncée dans les deux prochaines années.» Contacté par Le Vif, Elia confirme la «pression sans précédent» à laquelle les gestionnaires de réseau sont soumis, en particulier depuis l’essor des data centers et des batteries. «Dans cet esprit, des « couloirs » visant une répartition équitable des capacités ont été proposés», indique-t-il, dans l’attente d’une communication plus large prévue le 14 novembre prochain.

«Nous ne pouvons plus garantir à une entreprise qu’elle pourra obtenir de l’électricité dans tous les cas.»

La carte interactive d’Elia sur la capacité d’accueil toujours disponible dépeint une Wallonie fortement saturée en 2027. En réalité, c’est déjà le cas aujourd’hui. «Ce n’est pas qu’un problème majeur, il est crucial, souligne Renaud Degueldre, le directeur du Bureau économique de la province de Namur (BEP). Aujourd’hui, nous ne pouvons plus garantir à une entreprise s’implantant dans certains de nos parcs qu’elle pourra dans tous les cas obtenir de l’électricité. Pas plus tard que la semaine passée, le conseil d’administration n’a pas pu attribuer un marché de partenariat public-privé pour cette raison. Le problème se pose dans bien d’autres endroits de la Wallonie, et pas uniquement sur le territoire du BEP», où le nord-namurois est particulièrement saturé.

Même son de cloche effectivement chez Idelux, l’intercommunale de développement économique de la province de Luxembourg. Le sort du futur hôtel Van der Valk de Libin, censé éclore au printemps, mais sur le banc de touche pour son raccordement électrique, y a récemment fait l’actualité. «Nous avons constaté le problème de la saturation il y a environ un an, avec l’arrivée de Fastned (NDLR: un opérateur de stations de recharge pour voitures électriques) sur notre territoire, commente Elie Deblire, le président d’Idelux. Si nous ne savons même plus vendre de parcelles et conclure des contrats avec des entreprises, qu’allons-nous faire? L’hôtel Van der Valk n’est pas un cas isolé. Une station de recharge pour les bus sur Tintigny? Pas de courant. Un autre projet à Habay? Pas de courant. Idem pour certains développements à Marche-en-Famenne. C’est catastophique, il n’y a pas d’autre mot

La fin urgente du «premier arrivé, premier servi»

Outre les milliards à injecter pour moderniser le réseau et les freins des demandes de permis, la législation actuelle souffre de deux problèmes majeurs. D’abord, elle consacre le principe du «premier arrivé, premier servi». Afin de sécuriser un projet qui mettra peut-être quinze ans à se concrétiser, des promoteurs ont réservé, parfois de longue date, une certaine capacité de raccordement au réseau électrique. Quand d’autres acteurs arrivent dans la danse avec un investissement plus récent mais plus mature, ils risquent d’être recalés pour cette seule raison, au terme du long chemin des permis. «Le principe du « premier arrivé, premier servi » ne peut plus, à lui seul, déterminer l’accès à la puissance », souligne la ministre wallonne de l’Energie, Cécile Neven, dans un communiqué publié ce 22 octobre. Nous devons passer à une logique d’anticipation, où aménagement du territoire, priorités économiques et développement des infrastructures sont alignés.» Bref, puisque la capacité s’avère limitée à certains endroits, il faudra si besoin faire des choix en amont, pour ne retenir que les projets les plus pertinents.

Ensuite, la législation n’autorise pas d’aménager une flexibilisation du raccordement, à savoir un partage de celui-ci, quand son destinataire n’utilise pas la pleine puissance qui lui est allouée. Historiquement, de nombreux acteurs ont en effet demandé une capacité largement supérieure à leur besoin du moment. Or, les gestionnaires de réseau de distribution ne peuvent récupérer les réserves constituées mais inutilisées. «Vous imaginez le pouvoir dont disposent aujourd’hui ceux qui ont de telles capacités», pointe le promoteur contacté. A politique inchangée, la saturation risque d’accentuer l’effet boule-de-neige, chaque acteur tentant de sécuriser le plus gros raccordement possible pour sécuriser son propre approvisionnement. Afin d’apporter une réponse plus urgente à la saturation du réseau électrique, le gouvernement œuvre à un décret sur la « flexibilité en prélèvement », tout juste approuvé en deuxième lecture. Il vise précisément à permettre, d’ici à la fin de l’année, la conclusion de contrats de raccordement flexibles.

Mettre en place une solution d’ingénieur

Pour Damien Ernst, cela reste totalement insuffisant. «Dans les cabinets ministériels, je ne vois pas une seule personne dotée d’une expérience dans les réseaux de transport d’électricité, lance-t-il. Je ne parle pas de juristes, mais d’ingénieurs. Or, aucun problème n’est insoluble par cette voie.» Sachant que le manque de capacité provient avant tout d’une congestion du réseau, en bonne partie au niveau des transformateurs moyenne-haute tension, le professeur préconise d’y ajouter des batteries pour stocker de l’électricité quand la consommation est faible et la restituer quand il y a, quelques pour cent du temps, une saturation. En apportant une telle flexibilité, elles peuvent par ailleurs être rétribuées de différentes manières. «La solution viendra, dans l’ordre, des ingénieurs, puis des juristes, puis des investissements et du permitting, plaide-t-il. Il faut totalement changer l’approche actuelle. Si on y mettait toute la volonté nécessaire, on pourrait aboutir en deux ou trois mois.»

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