Parmi les 500 millions (ou presque) dépensés par le gouvernement bruxellois en frais de consultance sur la législature écoulée, Deloitte a reçu au moins 70 millions d’euros. © BELGAIMAGE

Près de 500 millions d’euros de frais de consultance pour le gouvernement bruxellois: «Personne n’a de vision globale»

Sylvain Anciaux

Sur la législature écoulée, les organismes bruxellois ont eu recours à des cabinets de consultance pour au moins 439 millions d’euros. Le PTB dénonce un choix politique qui aggrave la situation budgétaire bruxelloise, les ministres bruxellois assument la stratégie.

Alors que les négociations budgétaires sans gouvernement se poursuivent (tant bien que mal) à Bruxelles, une nouvelle donnée pourrait donner du grain à moudre aux négociateurs. Entre 2019 et 2024, Bruxelles a consacré au moins 439,8 millions d’euros pour des services de consultance. C’est le PTB qui lève le lièvre après avoir questionné chaque ministre et épluché les sites openbudget.brussels et datastore.brussels. «Et nous n’avons compilé que les chiffres clairs, c’est donc une estimation a minima, promet la cheffe du PTB bruxellois, Françoise De Smedt. Sur datastore et dans les réponses des ministres, il y a encore de gros manques de transparence. On est probablement au-dessus des 500 millions au total.»

Le gouvernement sortant (PS-Ecolo-DéFI-Groen-Vooruit-Open VLD) assume plutôt frontalement ces dépenses, alors que l’objectif du prochain gouvernement (s’il arrive) sera de réduire le déficit structurel d’un milliard d’euros par an dès 2029. En 2024, les dépenses de la région bruxelloise représentaient 11,1 milliards d’euros. Concrètement, ce ne sont pas les cabinets ministériels qui décident de ces recours à la consultance, mais des organismes régionaux comme la STIB (190 millions d’euros), Bruxelles Fiscalité (58 millions d’euros) ou Bruxelles Environnement (43 millions d’euros). Ceci dit, les politiques de ces organismes sont, dans les grandes lignes, définies par les ministres bruxellois. Les plus avides de consultance sont Elke Van den Brandt (Groen, 216 millions d’euros), Sven Gatz (Open VLD, 59,2 millions d’euros) et Alain Maron (Ecolo, 57 millions d’euros).

«On n’en est pas à demander à des gens en costard-cravate, attaché-case, de regarder notre montre pour nous donner l’heure.»

«On n’en est pas à demander à des gens en costard-cravate, attaché-case, de regarder notre montre pour nous donner l’heure», illustre le ministre bruxellois Bernard Clerfayt (DéFI). Selon lui, tout comme selon ses collègues du gouvernement sollicités par Le Vif, les administrations sollicitent des consultants pour des missions généralement ponctuelles, techniques, qu’il ne serait pas rentable d’internaliser.

Dans le monde de la consultance, quatre géants (les big four) dominent les autres. Deloitte, KPMG, EY et PwC, à eux quatre, ont facturé 90 millions aux administrations bruxelloises entre 2019 et 2024, sur les 439,8 comptabilisées par le PTB. Dans son calcul, le parti d’extrême gauche a additionné les dépenses attribuées aux big four à toutes les appellations de type «études», «frais d’études», «frais juridiques» ou «honoraires d’avocats». Sauf que chaque organisme régional classe et nomme ces dépenses sans un réel code lisible, ni nomenclature standardisée. «Personne n’a de vision globale claire sur les investissements dans des missions de consultance, pointe finalement Françoise De Smedt, cheffe de groupe PTB au parlement bruxellois. Ce manque de transparence sur de l’argent public donné à des boîtes privées, ça ne va vraiment pas.»

Des boites lituaniennes et des PME bruxelloises

Quelques exemples. En 2020, la Stib recevait des nouvelles rames de métro, le fameux M7. «On ne peut pas engager quelqu’un pour designer l’intérieur d’un véhicule alors qu’on reçoit des nouvelles rames tous les dix ans», justifie la porte-parole Françoise Ledune. Autre recours à la consultance externe: en 2023, Bruxelles-Mobilité lançait Floya, une app de mobilité qui compile tous les modes de transports bruxellois en temps réel. Le développement de l’appli est confié à une boîte lituanienne qui avait réalisé un exercice similaire pour Berlin. «On travaille à internaliser la maintenance de Floya. Aujourd’hui, nous avons encore deux consultants mobilisés pour ça», mais l’objectif est, à terme, de pouvoir faire sans. En septembre 2024, l’application comptait 35.000 utilisateurs. Trop peu, jugent certains.

Le développement des technologies représente, pour tous les organismes régionaux consultés, la plus grosse source de recours à la consultance. «Le recrutement du personnel est très difficile en raison des conditions avantageuses offertes par le privé et de la pénurie de main-d’œuvre dans ce secteur», justifie Romain Adam, porte-parole d’Actiris, l’agence bruxelloise de l’emploi qui a dépensé pour près de 35 millions d’euros en consultance entre 2019 et 2024. Il insiste cependant sur le fait que les missions initiales d’Actiris restent assurées par son écosystème. Chez Bruxelles Environnement (43 millions de frais), on précise que les consultants sont généralement de petites sociétés ou indépendants bruxellois, et que le recours à celles-ci est «essentiellement motivé par un manque de certaines expertises en interne ou par un manque de ressources.» On parle par exemple de facilitateurs pour les communautés d’énergie, les projets de mobilité durables, ou de la rénovation de bâtiments. «Ce sont des petits bureaux d’études, des PME belges ou bruxelloises, et parfois même des ONG. Il ne faut pas croire qu’il faut rayer d’un trait ces dépenses, cela reviendrait à renoncer à certaines missions de service public», assure le ministre bruxellois de l’Environnement, Alain Maron (Ecolo). L’écologiste rappelle que l’externalisation des tâches fait, elle aussi, l’objet d’une évaluation. A ce titre, en mai 2023, le gouvernement bruxellois a décidé de réinternaliser une vingtaine d’équivalents temps plein pour des tâches assignées à Bruxelles Environnement.

«Il y a énormément de fonctionnaires compétents dans les administrations, il faut leur faire confiance et arrêter le moratoire qui empêche d’engager ces talents.»

Si ce n’est pour de l’informatisation, les organismes bruxellois sollicitent également des consultants pour recevoir un éclairage sur les effets de leur propre politique. «J’ai commandé, auprès d’un cabinet de consultance, une étude sur l’analyse des aides à l’emploi en région bruxelloise, admet Bernard Clerfayt. Cela a permis de mieux voir l’efficacité des mesures, mais ce n’est pour autant que ce sont les consultants qui ont écrit la réforme. Au final, cette réforme nous a d’ailleurs permis d’économiser 30 millions d’euros.»

L’autre raison d’externalisation, principalement chez Bruxelles Fiscalité qui a multiplié les petits marchés auprès de cabinets d’avocats, relève de conseils juridiques. «Bruxelles Fiscalité est soumise à la réglementation sur les marchés publics, ce qui signifie, entre autres, que les attributions se font toujours sur la base de critères objectifs. D’une manière générale, Bruxelles Fiscalité utilise les accords-cadres et les marchés publics pour garantir des connaissances spécifiques (qui ne sont pas toujours disponibles en interne) et la continuité au sein de l’organisation», justifiait le ministre bruxellois des Finances, Sven Gatz (Open VLD) en commission en 2023 (l’organisme n’étant pas disposé à répondre aux questions du Vif en cette période budgétaire).

Réduire les coûts, ça coute cher

Par un moratoire sur le recrutement dans la fonction publique en place depuis bientôt deux ans, par une grille barémique des salaires trop peu généreuse, et par un manque de capacité à évaluer ses propres politiques, Bruxelles est-elle en train de devenir dépendante de la consultance ? «Il y a énormément de fonctionnaires compétents dans les administrations, il faut leur faire confiance, arrêter le moratoire qui empêche d’engager ces talents et arrêter de faire appel de manière aveugle et démesurée aux consultants privés», estime Françoise De Smedt.

Naturellement, les ministres sortants estiment ces critiques trop dures. «500 millions de consultance, principalement en informatique, répartis sur cinq ans, cela peut paraître beaucoup mais c’est très peu, estime Bernard Clerfayt. Dans les grandes boîtes, la part de l’informatique représente beaucoup plus. On ne dépense pas assez pour réussir la transformation digitale de Bruxelles.»

Pourtant, la région bruxelloise est dotée de Paradigm, un organisme chargé exclusivement de la transformation numérique de la région qui recevait, l’année dernière, 11,4 millions d’euros supplémentaires pour mettre en place une stratégie informatique. Sauf que Paradigm externalise aussi certaines missions (à hauteur de 4 millions d’euros entre 2019 et 2024), et facture également ses missions aux organismes régionaux qui le contactent. Cependant, il revient au Vif que certains conflits inter-organismes (parfois colorés politiquement) mènent des organismes à détourner le regard et externaliser directement certaines tâches. «C’est aussi que les informaticiens les plus compétents ont des prix hors marché, nuance Bernard Clerfayt. Et puis, les missions diffèrent beaucoup, les boîtes de consultance contactées y sont habituées.»

«Si on avait recruté, on nous aurait dit que c’était trop de personnel. Car il ne s’agit pas de juste embaucher 50 personnes, mais de changer totalement l’écosystème de travail à Bruxelles»

«Les enjeux pour lesquels on a recours aux sociétés de consultance sont ultra importants pour Bruxelles, sauf qu’en terme d’informatique, c’est parfois trop spécifique pour Paradigm, assure le cabinet Van den Brandt. Face à ce constat, soit on recrute, soit on externalise. Si on avait recruté, on nous aurait dit que c’était trop. Car il ne s’agit pas de juste d’embaucher 50 personnes, mais de changer totalement l’écosystème de travail à Bruxelles.»

Selon Françoise De Smedt, il s’agit avant tout d’un choix politique. Elle en veut pour preuve l’augmentation des recours aux consultants lors de la dernière législature par rapport aux précédentes. «Ces choix politiques aggravent la situation sociale à Bruxelles et les coupes dans les services publics vont encore accroître la dépendance à l’égard des cabinets de consultance au lieu de pouvoir s’en passer. Cela doit s’arrêter.»

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