Le risque d’un rapport comme celui publié en France sur les Frères musulmans serait de stigmatiser tous les musulmans engagés en politique. © GETTY

Rapport sur les Frères musulmans: des «territoires confisqués» par les islamistes à Bruxelles? «C’est n’importe quoi»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La Belgique n’est pas le carrefour européen des organisations fréristes, comme le prétend un rapport français, «c’est Istanbul», explique l’islamologue Michaël Privot.

Dans le prolongement de la remise aux autorités, le 21 mai, du rapport «Frères musulmans et islamisme politique en France», le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau a annoncé des pistes d’actions pour combattre la menace de l’entrisme dans les institutions et la société de ce mouvement islamiste né en Egypte voici près d’un siècle. Gel des avoirs d’associations, facilitation de leur dissolution, renforcement du contrôle des fonds de dotation figurent parmi les premières réponses du ministre qui peaufine son profil très droitier pour faire pièce au Rassemblement national en vue de l’élection présidentielle de 2027, au nom du parti Les Républicains dont il a été élu président. Neuf fonds de dotation auraient déjà été dissous sur 18 saisines judiciaires engagées.

Le rapport à l’origine de cette politique continue pourtant de susciter des questions sur sa profondeur et sur l’usage qu’en fera plus avant le gouvernement. Il a aussi des répercussions à l’étranger. Ainsi, le gouvernement suédois du Premier ministre libéral-conservateur Ulf Kristersson, qui bénéficie du soutien sans participation de l’extrême droite des Démocrates de Suède, a-t-il commandé un état des lieux de «l’infiltration islamiste» dans le pays. Le rapport français cite notamment comme élément d’explication de l’influence de la confrérie en Suède «les bonnes relations entre la mouvance et les partis politiques, en particulier le Parti social-démocrate», la principale formation d’opposition à l’exécutif. La Belgique aussi est largement épinglée par les rapporteurs d’outre-Quiévrain. De quoi susciter quelques sorties opportunistes de membres du Mouvement réformateur sans toutefois déclencher de réactions des gouvernements.

Peut-être parce que les accusations du rapport à propos de la Belgique sont légères? Membre du conseil d’administration sortant du Conseil musulman de Belgique, ancien militant des Frères musulmans avec lesquels il a rompu –un parcours qu’il avait conté dans le livre Quand j’étais Frère musulman. Parcours vers un islam des Lumières (La Boîte à Pandore, 2017)– Michaël Privot a un avis d’expert sur la question.

Combattre les Frères musulmans et vanter les mérites du Qatar, qui les soutient, pour ses investissements au PSG: où est la cohérence? © GETTY

Ce rapport est-il utile?

Oui. Un rapport qui tente d’évaluer un mouvement islamiste a son utilité. Les Frères musulmans ont été et sont toujours au cœur de la plupart des mouvements sociaux et politiques dans l’ensemble des pays musulmans, avec des groupes qui lui sont affiliés un peu partout dans le monde. Donc, il est logique que l’Etat veuille mieux connaître ces acteurs et la menace potentielle qu’ils peuvent constituer pour nos démocraties. En cela, un rapport comme celui-là est toujours utile. Au-delà, la question est de savoir quel est le cadrage de ce rapport, qui l’a rédigé… Le rapport «Frères musulmans et islamisme en France» émane de fonctionnaires qui ont été missionnés par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin. Il ne s’agit pas d’une enquête scientifique, indépendante dans le cadre d’un projet de recherche bien balisé. On peut donc se douter qu’un rapport de cette nature n’ira pas totalement à l’encontre de la demande du ministre de tutelle, même s’il tente de remettre la menace des Frères musulmans à sa juste place. C’est la limite de l’exercice à laquelle ses rédacteurs ont été confrontés. Puis il faudra voir quelle sera l’utilisation, voire la manipulation, qui en sera faite.

Un des éléments principaux du rapport mis en évidence pour la France est la diffusion de l’islamisme au plan municipal. Cela vous étonne-t-il?

Que ce soit mentionné me paraît intéressant. La question à nouveau est celle du cadrage et des a priori du rapport ou de ceux qui le liront. Hormis citer un certain nombre de mosquées, d’associations, en petit nombre, que l’on peut étiqueter de manière relativement certaine comme relevant des Frères musulmans, le rapport n’est pas vraiment en mesure de donner une définition des Frères musulmans ou des islamistes. Beaucoup de personnes issues des communautés arabo-musulmane et turco-musulmane, pleinement françaises ou belges, décident de participer à la vie politique, s’engagent dans différentes structures paritaires et se présentent aux élections municipales. Comme le rapport ne définit pas clairement qui sont les Frères musulmans, il aura tendance à jeter la suspicion sur des personnes supposément musulmanes qui entrent en politique. C’est problématique. Il y a peut-être des personnes proches ou affiliées aux Frères musulmans mais il y en a un tas d’autres qui ne le sont pas, qui sont des musulmans lambda, peut-être conservateurs, et qui se lancent en politique comme le font des chrétiens conservateurs… Le rapport peut jeter cette suspicion. C’est ce que l’on a vu dans les discours politiques qui ont suivi sa publication. A cette aune, toute personne supposément musulmane peut être accusée d’être frériste.

«Si on s’engage avec le Qatar, on peut utiliser ce partenariat pour le contraindre à arrêter de financer telle ou telle organisation.»
Michaël Privot, islamologue. © DR

Un autre écueil de ce rapport est-il qu’il occulte ou néglige une partie plus menaçante de la réalité islamiste?

Les Frères musulmans doivent être sur le radar des services de la Sûreté et autres officines de sécurité. C’est clair. Mais à partir du moment où on monte en épingle un rapport qui, essentiellement, montre qu’ils sont en perte de vitesse –c’est une des conclusions que l’on peut en tirer– et où il va y avoir une demande politique pour scruter plus intensément les milieux supposément fréristes, ce sont des moyens que l’on prendra ailleurs. La Sûreté de l’Etat en Belgique ou la DGSI en France ne possèdent pas des moyens illimités. Il faudra faire des choix. Et ceux-ci répondent à la commande politique. Donc, on va dépeupler des ressources de certains départements vers d’autres. Or, il faut rappeler que certes la menace de Daech a été vaincue militairement, mais son idéologie n’est absolument pas morte. On la voit aujourd’hui active en particulier dans la ceinture sahélienne et dans l’est de la République démocratique du Congo. Et cela, on s’en désintéresse. On pense que l’on n’est pas concerné. Mais on peut supposer qu’au sein des diasporas de ces pays, il y a des personnes proches de ces mouvances. Sont-elles surveillées? Probablement pas, parce qu’il faut s’occuper des Frères musulmans, qui sont une menace, à mon avis bien moindre. Et je ne parle que des djihadistes! Il y a d’autres menaces d’influence de nos sociétés par des pays tiers… Se focaliser sur les Frères musulmans de manière disproportionnée par rapport à leur menace et à leur poids réels pose question.

N’y a-t-il pas un paradoxe à voir le gouvernement français s’inquiéter de l’entrisme des Frères musulmans et le président Macron se féliciter du rôle du Qatar dans la victoire du PSG lors de la finale de la Ligue des champions?

Oui, c’est toute l’hypocrisie de la politique internationale. On sait que le Qatar a très largement supporté, et continue à le faire, différentes officines fréristes dans le monde, y compris en Europe. Cet argent-là, ça ne va pas. Mais l’argent qui soutient le PSG, c’est ok. La politique étrangère nous habitue à ce genre de «dissonances cognitives» entre différentes actions. Mais si on s’engage avec le Qatar, on peut aussi utiliser ce partenariat, comme on l’a fait avec l’Arabie saoudite aux lendemains des attentats du 11-Septembre, pour le contraindre à arrêter de financer telle ou telle organisation qui met en péril notre sécurité nationale. Ces pays peuvent l’entendre, y compris le Qatar. Parfois, on peut supposer que nos Etats sont mous du genou et, du moins, n’ont pas une politique très cohérente.

«Y a-t-il des islamistes à tous les coins de rue pour dire comment s’habiller? C’est n’importe quoi.»

Dans le rapport, la Belgique est présentée comme «le carrefour européen de la mouvance frériste». Cette qualification s’explique-t-elle essentiellement par le fait que plusieurs organisations des Frères musulmans sont présentes à Bruxelles pour exercer du lobbying auprès de l’Union européenne?

Oui. Il y a effectivement quelques associations, essentiellement le Conseil des musulmans européens (CEM), le Forum européen des femmes musulmanes et le Forum des organisations européennes de jeunesse musulmanes (Femyso). Elles essaient d’interagir avec les institutions européennes. Avec peu de succès jusqu’à présent. Je ne vois aucune législation européenne qu’ils ont réussi à influencer. Ils assurent une présence. Ils tentent d’entretenir quelques contacts. Je ne suis pas convaincu qu’ils aient réussi jusqu’à présent à influencer quoi que ce soit dans les processus de décision européens. Le vrai carrefour européen des organisations fréristes, c’est Istanbul. Il y a longtemps que les organisations des Frères musulmans tiennent leurs congrès et leurs assemblées générales dans la métropole turque. Elles n’y ont aucun problème. Le régime de Recep Tayyip Erdogan est assez accueillant envers leurs organisations.

La menace des sympathisants des branches de Daech ou d’Al-Qaeda au Sahel est-elle négligée? © GETTY

Le rapport français évoque «cinq communes de l’agglomération bruxelloise, comme Saint-Josse et Molenbeek, présentant les caractéristiques de territoires confisqués, où le contrôle social des islamistes sur la population apparaît presque complet». Que pensez-vous de cette accusation?

Ce sont des affirmations à l’emporte-pièce qui ne sont absolument pas proches de la réalité. Toute personne qui se balade dans ces communes –on a du mal à savoir quelles sont les trois autres– peut voir que ce n’est pas du tout le cas. On peut s’y promener avec un hijab comme avec un crop top. Je ne vois pas trop où, soi-disant, les islamistes auraient le contrôle de l’espace public, et pas plus le contrôle des institutions communales. Cela ne repose sur rien. Que dans certaines communes bruxelloises, il existe des quartiers à forte densité de population de confession musulmane, c’est un fait. Pour autant, la charia y est-elle appliquée? Pour autant, y a-t-il des islamistes à tous les coins de rue en train de dire à tel ou tel comment s’habiller, s’il va prier à l’heure, ou s’il applique le ramadan? C’est n’importe quoi! Cela n’aide pas. Cela ne correspond pas davantage au réel quand on regarde les résultats des élections communales. En réalité, la majorité des musulmans se répartit sur un ensemble de formations politiques, de la N-VA au PTB. Les musulmans votent en fonction de leurs intérêts de classe, personnels, de ce qu’ils pourront «gagner» en poussant des gens qu’ils connaissent, etc., comme tout le monde. Il n’y a pas de vote massif dans une direction ou dans une autre, même si, parfois, dans certaines communes, un parti attire un peu plus ce vote. Dans toutes les campagnes électorales, les partis se disputent le vote musulman en affichant des candidats de toutes les confessions et de toutes les origines. Les indicateurs montrent qu’on n’en est pas au stade de «territoires confisqués». Il faut sortir de ces discours alarmistes qui visent à faire croire que des territoires en Belgique échappent à la norme commune, ce qui n’est absolument pas le cas.

Vous parliez d’instrumentalisation de ce rapport…

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas de questions à résoudre. Qu’il y ait des problèmes de circulation les jours de ramadan dans certaines communes parce que des personnes achètent leur pain en dernière minute et que c’est énervant, oui. Qu’il y ait des incivilités de cette nature, évidemment. Que, comme je l’ai observé dans le cadre de formations que j’ai dispensées à la police, certains fassent passer le message qu’il ne faut pas verbaliser les musulmans à l’heure de la rupture du jeûne parce qu’ils risquent d’être nerveux, c’est une réalité et c’est totalement inadmissible. De tels messages ne répondent absolument pas à des demandes de la part des musulmans eux-mêmes. J’ai entendu des policiers, dans certaines communes, à qui pendant le ramadan, on interdisait de se nourrir ou de boire pendant leur service quand ils sont en rue. Je leur ai dit: «Mais c’est quoi, ce délire?» Ce ne sont pas les musulmans qui le demandent. Et on fait passer cela comme une application de la charia. Non, il faut appliquer le règlement pour tout le monde. Or, ce genre d’attitudes ajoute un peu plus encore à la confusion.

Un représentant pour les musulmans de Belgique

L’organe représentatif des musulmans dans notre pays est le Conseil musulman de Belgique (CMB). Il a été créé en 2023 pour succéder à l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB). Celui-ci s’était vu retirer sa reconnaissance par le ministre de la Justice de l’époque, Vincent Van Quickenborne (Open VLD). Deux raisons avaient motivé cette décision: la révélation d’ingérences étrangères par un rapport de la Sûreté de l’Etat, et le manque de transparence de sa gestion. Mais l’agrément accordé au Conseil musulman de Belgique vient à échéance à la fin du mois de juin. Le CMB sera-t-il reconduit? Ses instances ont demandé sa reconnaissance définitive à la ministre de la Justice Annelies Verlinden (CD&V) le 21 mai. L’Exécutif des musulmans de Belgique a, de son côté, exhorté la ministre «à rejeter le projet illégitime» du CMB et le reconnaître, lui, comme organe représentatif.

Le Conseil des musulmans de Belgique a élu le 31 mai un nouveau conseil d’administration et une nouvelle assemblée générale dans le cadre du processus de renouvellement de son mandat. Les noms des nouveaux élus ont été présentés le 2 juin à la ministre. «Le CMB répond très largement aux demandes initiales de transparence, de bonne gouvernance, d’éloignement des ingérences d’Etats tiers, et d’égalité femmes-hommes, même si, sur ce point, il y a encore des efforts à faire, assure Michaël Privot, membre du conseil d’administration sortant du CMB. Nous sommes assez confiants sur la suite. Tout se passe pour que la transition soit la plus facile et la plus soft possible.» Annelies Verlinden a jusqu’au 25 juin pour prendre position entre le jeune Conseil des musulmans de Belgique et l’ancien Exécutif des musulmans de Belgique.

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