Entre avril et juin 2025, la police a collaboré avec une société privée pour faire voler à 144 reprises des drones dans le ciel bruxellois. L’Organe de contrôle de l’information policière a estimé que cette collaboration était tout simplement illégale.
Au printemps dernier, plusieurs associations, parmi lesquelles la Ligue des Droits Humains et la plateforme Technopolice, ont tenté d’attirer l’attention du public et des élus locaux sur les risques liés à une expérimentation menée par la zone Bruxelles-Capitale-Ixelles (Polbru). Un projet visant à recourir dans le cadre d’une phase test à l’assistance de caméras montées sur des drones, engins eux-mêmes pilotés à distance par les employés d’une société privée flamande qui se fait un nom dans le domaine de la surveillance: Citymesh. Celle-ci est notamment spécialisée dans l’offre de services d’appui aérien, mobilisables via une centrale téléphonique.
Le 22 avril dernier, le conseil communal de la Ville de Bruxelles a été le premier à accorder son approbation à cette expérimentation, l’autorisant jusqu’au 30 octobre. Dans la foulée, la police communiquait pour assurer que cette assistance par drones n’était destinée à servir que dans des contextes très restreints d’urgences (incendies, attentats, émeutes, disparition inquiétante…) L’arrêté voté par le conseil communal offre pourtant à la police une latitude nettement plus large. En précisant notamment que les drones peuvent être utilisés pour «prévenir, constater et déceler des infractions ou incivilités sur la voie publique, et assurer le maintien de l’ordre public».
Peu de temps après, une autorisation assez similaire était votée par le conseil communal d’Ixelles, membre de la même zone. Puis, au niveau des trois communes composant la zone de police voisine Marlow (Watermael-Boitsfort, Uccle et Auderghem), décidées elles aussi à tester ce partenariat. Au grand dam de la Ligue des Droits Humains, qui a finalement décidé d’attaquer ces décisions devant le Conseil d’Etat.
Coup de frein
Mais finalement, la juridiction administrative ne se donnera peut-être pas la peine d’analyser ces dossiers au fond. En effet, apprend-on, ces projets liés aux drones ont connu, entre-temps, un revers inattendu. Le COC, l’Organe de contrôle de l’information policière (qui dépend directement de la Chambre et a pour mission de s’assurer que la police traite ses données de façon sécurisée et légale), a en l’occurrence signifié à Polbru, au cours des dernières semaines, qu’il fallait mettre fin sans tarder à ce projet expérimental.
«Lorsqu’on a entendu parler du projet dans la presse, on a interrogé la zone Bruxelles-Capitale-Ixelles, car il nous semblait clair qu’il impliquait une firme privée fournissant des pilotes à la police», confirme Frank Schuermans, président a.i. du COC. Pour lui, c’est bien là le nœud du problème, car ne manipule pas des informations policières qui veut, encore moins une société privée. «Ce qui ne va pas, étant donné qu’il s’agit là d’une tâche policière, et que la police voulait utiliser ces drones sans faire d’analyse d’impact. Et alors même que leur Délégué à la protection des données savait que ce recours à une firme externe, dans le cadre d’un traitement de données policières, allait poser problème.»
Le président du COC indique qu’un rapport produit par ses services au sujet de ces faits a été rédigé en conséquence et envoyé le 21 octobre dernier à Polbru, à ses bourgmestres, au procureur du Roi de Bruxelles, ainsi qu’aux ministres de la Justice et de l’Intérieur. Il sera prochainement rendu public, en vue de servir de cadre (ou d’avertissement, c’est selon) pour toutes les zones du pays.
«Pas de traitement de données», vraiment ?
Face à cet épisode, la zone tient à minimiser l’impact de sa phase de test, en affirmant que son projet pilote n’a de toute façon couru que sur «une durée de trois mois, soit d’avril 2025 à juin 2025», et que cette phase de test était déjà terminée «avant la réception de l’avis du COC». Sa clôture après trois mois ne serait donc pas liée à cet avis, «mais à la durée prévue dès le départ» –rappelons que les textes des deux arrêtés communaux votés à Bruxelles-Ville et à Ixelles lui laissaient pourtant une marge de quatre mois supplémentaires.
Les réponses fournies par Polbru apprennent encore qu’au cours de cette période, pas moins de «144 vols ont été réalisés». Mais «sans collecte ni traitement de données», jure encore sa cellule communication, en assurant que ce projet n’aurait de surcroît engendré «aucun impact financier pour la zone» et n’aurait pas servi à établir de procès-verbaux ni de sanctions administratives communales.
Est-il vraiment possible que la zone n’ait eu recours à aucune collecte ou traitement de données dans le cadre de ces vols, comme elle l’affirme?
Selon Polbru, l’objectif n’aurait effectivement jamais été «de constater des infractions ni de dresser des sanctions administratives communales (NDLR: quand bien même l’autorisation votée par le conseil communal de Bruxelles lui donnait une grande latitude pour s’engager dans cette voie), mais bien d’évaluer l’efficacité des drones comme outil de soutien opérationnel» dans le cadre des interventions de première ligne.
Est-il vraiment possible que la zone n’ait eu recours à aucune collecte ou traitement de données dans le cadre de ces vols, comme elle l’affirme? Pour cela, il faudrait qu’elle n’ait pas utilisé de caméras, ce qui semble douteux, vu l’objet même du projet pilote dont il est ici question (car oui, les images de vidéosurveillance sont bien à considérer comme des données personnelles). Relancée sur ce point, la zone ne nous a plus répondu.
«Bac à sable»
Emmanuelle de Buisseret Hardy, juriste à la Ligue des droits humains, voit dans cet épisode le signe d’une grande légèreté en matière de respect de la législation. Et si elle observe positivement le coup de semonce du COC, elle évoque toutefois un soulagement tout relatif. Certes, la prise de position du chien de garde fédéral risque de mettre un coup de frein à ce type de coopération entre la police et des sociétés privées. «Mais ce projet était problématique à plusieurs égards», estime-t-elle.
«Sous couvert d’une phase de test, aucune disposition légale à respecter n’avait effectivement été fixée pour encadrer ces vols de drones. Et ce alors que les ingérences dans la vie privée doivent se faire a minima, avec le moins d’incidences possible sur les droits des citoyens, insiste la juriste. Pour nous, le cadre délimité pour l’usage de ces drones était ainsi bien trop large, les drones étant par ailleurs tellement plus attentatoires à la vie privée que d’autres dispositifs de surveillance actuels, car ils ouvrent la voie à une surveillance de masse et à une collecte de données encore plus étendue.»