A gauche comme à droite, les partis belges s’approprient le fact-checking pour imposer leur propre récit. Un glissement qui brouille la frontière entre information vérifiée et communication partisane, au risque d’affaiblir encore la confiance dans le débat public.
C’est vieux comme le monde: les partis politiques veulent établir «leur» vérité. C’est beaucoup plus récent: certains d’entre eux s’auto-proclament vérificateurs de faits. But principal: contrer les supposées fake news propagées par l’adversaire… mais pas seulement.
La tendance, déjà prégnante dans le monde politique belge depuis quelques années (Charles Michel et Alexander De Croo, par exemple, avaient affiché leur volonté de lutter contre les «fausses informations»), s’est désormais implémentée dans la stratégie interne des partis.
Le récent débat musclé entre les présidents du MR et du PTB, sur RTL-TVI, semble raviver la quête de LA vérité. Le parti d’extrême gauche a dégainé, publiant un article titré «Factcheck: 5 déclarations de Georges-Louis Bouchez réfutées par des faits» dans son média marxiste «Fakto».
Le parti libéral ne reste pas de marbre, créant une rubrique «stop fake news» sur son site internet, accompagnée d’une publicité largement diffusée dans certains médias traditionnels. Sur le visuel, deux colonnes se font face: celle de gauche, en rouge, intitulée «mensonges». Celle de droite, en bleue, intitulée «vérité». Avec un grand slogan visible: «Toutes les manifestations sont autorisées, surtout celle de la vérité». Et une petite note, moins visible: «N’engage pas la rédaction».
Fact-checking par les partis: une instrumentalisation sophistiquée
Deux exemples parmi d’autres. Mais la tendance est nette. Cette appropriation du fact-checking par les partis politiques et leur diffusion dans les médias «représente une instrumentalisation sophistiquée de la vérification factuelle. Elle s’inscrit dans une logique plus large de diversification stratégique», cadre Nicolas Baygert, professeur en communication politique (Sciences Po Paris, ULB, IHECS).
Historiquement, le fact-checking s’était pourtant développé comme un contre-pouvoir journalistique. «Sa récupération par les acteurs politiques constitue un retournement paradoxal de l’outil contre ses propres concepteurs, mais aussi une dépossession de l’autorité de «gatekeeper » ou de maîtrise du cadrage informationnel.»
Le fact-checking est ainsi devenu «une arme d’attaque politique, qui nuit à la pratique originale, embraye le politologue Dave Sinardet (VUB). De la sorte, les partis, surtout les plus radicaux, tentent de reprendre le contrôle et, par la même occasion, de délégitimer les organismes qui les mettent face à leurs propres fake news».
Fact-checking par les partis: brouiller les frontières
L’idée initiale du fact-checking –établir une base objective et factuelle parmi la profusion d’informations– a nui à certains partis «qui en ont fait les frais, remarque le politologue. Pour y faire face, ils essaient désormais de s’approprier la terminologie, prétendant de la sorte à l’objectivité.»
Comment? Côté PTB, selon Nicolas Baygert, on utilise le fact-checking «comme arme offensive contre les arguments libéraux, notamment sur la fiscalité, transformant la vérification en outil de communication partisane.» Le parti marxiste répond: «Le gouvernement n’ose pas dire la vérité sur une série de choses. Nous considérons qu’une partie de notre rôle consiste à rétablir les faits, avec des arguments développés, pour que chacun puisse se faire son opinion.»
«Le PTB utilise le fact-checking comme arme offensive contre les arguments libéraux, notamment sur la fiscalité, transformant la vérification en outil de communication partisane.»
Le MR déploie, lui, «des campagnes publicitaires de fact-checking, brouillant délibérément les frontières entre information vérifiée et propagande politique», observe le professeur.
Une course à la légitimité factuelle se dessine alors, «où chaque parti tente de s’ériger en arbitre de la vérité.»
Une dérive majeure
Une dérive majeure, alerte Nicolas Baygert. «L’efficacité du fact-checking repose sur sa neutralité institutionnelle. Quand les partis politiques s’approprient cette fonction, ils détruisent la confiance épistémique nécessaire au débat démocratique. Les citoyens ne peuvent plus distinguer vérification objective et manipulation partisane.»
«MR et PTB utilisent le fact-checking davantage pour disqualifier leurs adversaires que pour éclairer le débat.»
Ce n’est pas l’unique conséquence: le fact-checking partisan amplifie également la polarisation. «Chaque camp produit désormais sa propre « vérité factuelle », créant des bulles épistémiques étanches. MR et PTB utilisent d’ailleurs le fact-checking davantage pour disqualifier leurs adversaires que pour éclairer le débat.»
Ce n’est pas neuf: les partis ont toujours accusé leurs opposants de mentir. «La différence, aujourd’hui, est qu’ils apposent le label de fact-checking dans leurs propres réactions, distingue Dave Sinardet. Utiliser ce terme à tort et à travers risque de le vider de son sens.»
Faire croire à l’expertise plutôt qu’à la conviction partisane
Les réseaux sociaux renforcent encore le mécanisme. «Les partis y diffusent des infographies pseudo-techniques ou des comparaisons chiffrées pour ancrer un récit de compétence.» En parallèle, Nicolas Baygert pointe aussi le rôle important des think tank politiques (Centre Jean Gol, etc.) «dont on observe un regain d’activité cherchant à diffuser des travaux quasi-scientifiques», opérant «dans un espace hybride entre recherche universitaire et action politique».
L’objectif, là encore, est de faire en sorte que le discours «semble découler de l’expertise plutôt que de la conviction partisane». Or, ces études ne sont pas neutres, insiste Nicolas Baygert, «elles servent à nourrir des narratifs préexistants. Et sont donc orientées idéologiquement.» Ces laboratoires sont censés fournir des «munitions», illustre-t-il, à savoir «des cadres interprétatifs et des données clés que les partis réutilisent ensuite».
«Les partis ont toujours accusé leurs opposants de mentir. La différence, aujourd’hui, est qu’ils apposent le label de fact-checking dans leurs propres réactions.»
La «fake-newsisation» du désaccord politique légitime
Le risque majeur réside dès lors dans la «fake-newsisation» du désaccord politique légitime. Avec une «démocratisation de l’accusation». «Le but est de renvoyer l’adversaire dans le registre de l’irrationnel ou du mensonge. L’accusation de « fake news » devient un outil rhétorique de disqualification plus qu’un instrument de vérification.»
Pourtant, lors des débats politiques, il est naturel que «des arguments puissent être émis par les partis, sans devoir être systématiquement catégorisés comme une fake news», ajoute Dave Sinardet. Le problème, aussi, est que le fact-checking interne des partis n’est pas réalisé par des fact-checkers, «mais bien par leurs équipes de communication».
Cette logique transforme des désaccords normatifs légitimes (sur les valeurs, les priorités) en questions factuelles binaires (vrai/faux). «Tout cela appauvrit dramatiquement le débat démocratique, déplore Nicolas Baygert. C’est aussi une menace pour le modèle de «consensus à la belge». La logique binaire du fact-checking partisan détruit les conditions de possibilité de ce même consensus.»