Adolf Hitler se rend au Reichstag à Berlin le 30 janvier 1933 après avoir été nommé chancelier du nouveau gouvernement. © GETTY

«En 1933, l’arrivée au pouvoir des nazis n’était pas écrite»: pourrait-on répéter les mêmes erreurs?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Hitler n’a pas conquis le pouvoir démocratiquement. Car il n’y avait plus de démocratie en Allemagne en 1933, assure l’historien Johann Chapoutot, qui établit d’étonnantes similitudes avec la période actuelle.

Le 8 mai 1945, la capitulation de l’Allemagne nazie est signée à Berlin, mettant fin à la Seconde Guerre mondiale qui a causé la mort de plus de 70 millions de personnes sur le champ de bataille, et à la Shoah ayant conduit à l’extermination de près de six millions de Juifs. Quatre-vingts ans plus tard, l’historien Johann Chapoutot revient, dans Les Irresponsables (1), sur le processus qui a mené au pouvoir le maître d’œuvre de cette tragédie, Adolf Hitler. Ce besoin de revenir sur la réalité des années 1930 est motivé par les idées reçues qu’aujourd’hui encore, «on entend couramment, d’éditoriaux en plateaux»: «Que « les nazis sont quand même arrivés démocratiquement au pouvoir » (faux), que « Hitler a été élu par les Allemands » (jamais), que « la crise a conduit les nazis au pouvoir » (faux), que « les extrêmes/les populismes/les extrémistes ont tué la démocratie de Weimar » (faux), voire, pour les plus chafouins, que « la gauche est responsable de l’arrivée des nazis au pouvoir », une sentence stupéfiante.» En mettant en lumière le passé, la parole de Johann Chapoutot éclaire le présent.

Quel est le contexte social, économique et international qui préside aux événements du début des années 1930 en Allemagne?

Ce contexte est généralement convoqué par les manuels comme étant l’explication ultime et suffisante de la montée des nazis. Il est celui d’une défaite mal acceptée et d’une paix refusée. La paix de Versailles (NDLR: en référence au traité signé le 28 juin 1919 à la fin de la Première Guerre mondiale par les Alliés et l’Allemagne) paraît aux Allemands comme une continuation de la guerre par d’autres moyens, ce qu’elle est effectivement. Il y a ensuite la succession des crises des années 1920 ponctuées par ce choc exogène majeur, la grande crise économique mondiale de 1929, qui touche au premier chef l’Allemagne et les Etats-Unis. En sollicitant ces différents événements, on a tendance à induire une forme de nécessité mécanique qui conduirait à l’arrivée des nazis au pouvoir. Or, on observe que ceux-ci sont certes en progression électorale spectaculaire de 1928 au printemps 1932, mais qu’après l’été, ils décrochent. Leurs pertes électorales sont alors assez spectaculaires: quatre points et deux millions d’électeurs en moins aux législatives entre juillet et novembre 1932, et, plus préoccupant encore, dix, 20, 30, 40 points perdus dans des scrutins cantonaux et municipaux à l’automne 1932. Cette chute fait plus qu’inquiéter les nazis, elle les terrifie. A la fin de 1932, l’idée prend corps que le parti est en voie d’éclatement et qu’il disparaîtra sans doute dans les semaines suivantes…

Pourtant, c’est à eux que le président Hindenburg confiera le pouvoir. Comment cela s’explique-t-il? En quoi la classe politique «traditionnelle» a-t-elle été irresponsable?

Le terme d’«irresponsable» est à la fois pertinent et employé par antiphrase. De fait, les dirigeants désignés dans ce livre sont les véritables responsables de l’arrivée des nazis au pouvoir. A la fin de l’année 1932, voyant les difficultés dans lesquelles se trouve le parti nazi, ils se sont dit qu’il était pertinent, dans une conception agioteuse de la politique, d’«acheter le parti nazi à la baisse» pour tenter de rallier ses forces militantes qui restent importantes. Il a tout de même encore récolté 33% des suffrages aux dernières élections législatives, malgré un recul de quatre points. Ainsi, le gouvernement de coalition entre la droite et l’extrême droite, installé le 30 janvier 1933, est-il à dominante de droite libérale autoritaire. Sur les douze membres du gouvernement, seuls trois sont issus du parti nazi, dont le chancelier Adolf Hitler. Les nazis ont été de bons partenaires dans les coalitions entre la droite et l’extrême droite mises en place dans trois Lander depuis décembre 1930. Il s’agit de réitérer cette expérience dans le Reich. Donc, le choix d’inclure les nazis dans le gouvernement est tactique, et assez cynique puisque les promoteurs de cette alliance savent très bien que les nazis sont dangereux. Mais ils estiment que leur violence est dirigée vers des ennemis communs, c’est-à-dire la gauche, les Juifs…, qu’elle peut leur rendre service, et qu’elle ne se retournera jamais contre eux.  Ceux qui ont porté les nazis au pouvoir se sont révélés étonnamment irresponsables dans le sens où ils ont fait preuve d’un amateurisme, et d’une médiocrité intellectuelle et morale qui leur ont fait ignorer les dangers que les nazis présentaient pour eux-mêmes et pour le pays.

Les libéraux autoritaires de Franz von Papen sont-ils les principaux responsables de cet échec?

Il faut remonter un peu en arrière. En 1928, lors des élections législatives, le Parti social-démocrate (SPD) réalise le meilleur score de son histoire, 30%. En conséquence, le président Hindenburg, qui, élu en 1925, a gouverné avec la droite pendant trois ans, doit nommer un social-démocrate chancelier. Cela lui répugne. Dans son entendement, un social-démocrate, c’est l’horreur, le marxisme, un rouge, un révolutionnaire, alors que le SPD est très modéré et très bourgeois. Il met trois semaines à en nommer un, Hermann Müller. Les sociaux-démocrates gouvernent pendant deux ans à la tête d’une grande coalition avec la droite. Celle-ci éclate en mars 1930 quand des ministres de droite démissionnent, le patronat étant entré en guerre contre ce gouvernement. A partir de cette date, les nationaux-conservateurs qui forment l’entourage présidentiel décident de ne plus respecter les règles de la démocratie parlementaire. Un gouvernement de droite est nommé. Il se passera du soutien du Reichstag et gouvernera par ordonnance présidentielle d’exception. En juin 1932, changement de chancelier, Franz von Papen, un libéral autoritaire, est nommé sur un projet libéral, de soutien à l’économie privée et de politique de l’offre qui vise à financer le patronat et à déréguler le marché du travail, et autoritaire, puisqu’il s’agit de passer d’un exécutif qui gouverne par ordonnance présidentielle d’exception à un gouvernement présidentialiste gravé dans le marbre de la Constitution grâce à une réforme constitutionnelle. Ce sont ces libéraux autoritaires qui décideront effectivement de faire alliance avec les nazis qui, à leurs yeux, offrent les meilleures garanties pour préserver les intérêts du patronat et de la banque. Les nazis ne cessent de le proclamer: ils veulent «exterminer le marxisme» et mener une politique autoritaire qui abolisse la démocratie. Comme les nazis sont électoralement en difficulté, Franz von Papen et son entourage estimeront que c’est le moment de s’allier à eux.

«C’est la mise entre parenthèses de la démocratie qui a permis l’accession des nazis au pouvoir.»

Johann Chapoutot, historien. © BELGA

Or, cette alliance permettra au parti nazi de se redresser.

Elle lui permet déjà d’afficher une victoire majeure puisque Hitler est nommé chancelier. Dès lors, cette victoire fait aussi taire les dissensions au sein du parti, qui était en voie d’éclatement. Et elle consacre a posteriori la ligne politique d’Hitler.

Comment expliquer que les libéraux autoritaires n’aient pas compris que cette alliance pourrait être contre-productive?

Un homme l’a compris, c’est le général Kurt von Schleicher. Il est chancelier à partir de décembre 1932, succédant à Franz von Papen. En tant que conseiller principal du président Hindenburg, c’est lui qui a fait et défait les gouvernements depuis 1929. Il est partisan de l’union des droites. Mais il se rend compte à l’été 1932 que les nazis ne sont pas pas fiables et qu’ils sont dangereux pour l’ordre public. Quand on leur lâche la bride, par exemple en réautorisant leurs milices, les SA et les SS, la violence et le chaos gagnent les rues allemandes. Général prussien, von Schleicher est un homme d’ordre. Lorsqu’il arrive à la chancellerie, il nourrit le projet d’accélérer l’éclatement du parti nazi. Le plan Schleicher aurait pu épargner à l’Allemagne, à l’Europe, au monde, l’horreur nazie. Lui avait compris. Pas Franz von Papen, qui n’a pas la même sagacité. Quand ce dernier veut revenir au pouvoir, il élabore un projet d’alliance avec les nazis. Et il ne perçoit pas que la radicalité de la violence nazie peut se retourner contre des «idiots utiles», lui compris.

Les milices nazies SA et SS font régner un climat de violence dans les rues des villes allemandes au début des années 1930. © BELGA

La responsabilité du SPD, la gauche, dans l’arrivée au pouvoir des nazis réside-t-elle dans le fait d’avoir cautionné une politique d’austérité de droite pour, pense-t-elle, prévenir la progression des nazis?

Il y a effectivement cette stratégie. Tolérer un programme d’austérité était pour le SPD la politique du moindre mal comparé à la progression électorale des nazis. Mais il y a aussi les dissensions avec les communistes. En novembre 1932, lors des dernières élections libres en Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale, le premier groupe en nombre de voix et de sièges au Reichstag, est ce que l’on appelle à l’époque le « bloc marxiste », soit l’addition des voix du SPD et du KPD, le parti communiste. Sur le papier. Car de très fortes dissensions existent entre les deux formations. Le KPD défend une ligne antisociale-démocrate très rude, qu’il a tenté de modifier au printemps 1932. Mais le SPD n’a pas répondu à ses offres d’alliance en raison de la virulence des attaques antérieures des communistes et des divisions au sein même du SPD sur la tactique à adopter envers eux.

Parmi les clichés que vous voulez démonter, il y a celui de l’accession au pouvoir démocratiquement des nazis. N’y a-t-il tout de même pas un fond de vérité à cette affirmation?

Non. Ceux qui le prétendent oublient qu’il n’y a plus de démocratie parlementaire en Allemagne depuis mars 1930. Le président du Reich, sur le fondement des pouvoirs exceptionnels que lui accorde l’article 48 alinéa 2 de la Constitution, peut nommer chancelier qui il veut, indépendamment du résultat des élections. Ces pouvoirs exceptionnels avaient été pensés par le constituant en 1919 pour faire face à l’extraordinaire, une pandémie, une catastrophe naturelle, une invasion… Mais à partir de 1930, ils sont mobilisés pour imposer les mesures ordinaires de gouvernement, et se passer du Reichstag. Les nazis ne sont donc pas arrivés démocratiquement au pouvoir dans la mesure où il n’y a plus de démocratie. En réalité, formellement et juridiquement, c’est la mise entre parenthèses de la démocratie qui a permis l’accession des nazis au pouvoir. S’il y avait eu un fonctionnement démocratique parlementaire, Hitler aurait dû être appelé à la chancellerie en août 1932 au moment où les nazis obtiennent 37,3% des voix. Il aurait dû former un gouvernement de coalition. Mais toutes les hypothèses envisageables montrent qu’il n’y serait pas parvenu. Il aurait donc été renversé par le Parlement, ce qui aurait précipité la fin de l’hypothèse nazie au pouvoir.

Parmi les similitudes que vous dressez entre la période des années 1930 et la situation actuelle en France, le fait de ne pas tenir compte du résultat des élections pour nommer un Premier ministre et la division de l’offre politique entre trois grandes forces sont-elles les plus importantes?

L’historien est forcément interpellé pas ses observations de citoyen. En 1930, la première irresponsabilité est d’avoir froidement assassiné la république de Weimar, d’avoir fait le choix de ne plus tenir compte du résultat des élections. L’idée qui en est induite, c’est que voter ne sert à rien. Il est difficile dans ces conditions de mobiliser les citoyens pour la défense de la république et de l’Etat de droit. Les Allemands ont pourtant fait preuve d’un sens civique admirable puisque le taux de participation aux élections à l’échelon du Reich est resté en moyenne de 80 % après 1930. La deuxième irresponsabilité, conséquence de la première, est d’avoir gouverné par les ordonnances d’exception. L’idée qui en découle est que le droit commun est supplanté par l’Etat d’exception. Trois ans plus tard, les nazis capitaliseront sur ce terreau du renoncement civique et politique pour étendre leur pouvoir.

Qu’est-ce qui distingue la situation de la France de 2025 à celle de l’Allemagne de 1930?

Nous avons changé de monde d’un point de vue anthropologique. Celui des années 1930 était adossé, en matière d’expérience de masse, à la Première Guerre mondiale. Ce contexte a laissé beaucoup de séquelles dans l’Allemagne de l’après-guerre. Le taux des violences politiques et de rue est très élevé. C’est un élément de distinction entre l’extrême droite de l’époque et celle d’aujourd’hui. Il est néanmoins intéressant de prendre en compte ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait des «logiques de situation» et de mener un raisonnement par analogies. A cette aune, il y a des ressemblances assez frappantes entre les acteurs et groupes sociaux, et leurs intérêts, de l’époque et ceux d’aujourd’hui. Un milliardaire investit dans les médias au nom d’une mission de régénération de l’Allemagne et de ses valeurs traditionnelles. On l’observe également en France aujourd’hui. Des libéraux autoritaires développent une conception assez utilitariste de la démocratie et sont prêts à la violer au nom de leur projet économique libéral. C’était le cas dans les années 1930 en Allemagne, ça l’est aujourd’hui en France. Des rapprochements s’opèrent entre l’extrême droite et ce que l’historien Pierre Serna appelle l’extrême centre. En 1930 comme aujourd’hui, les deux forces politiques partagent les mêmes liens avec les élites patrimoniales et patronales, le même darwinisme social, souvent le même racisme. On a pu le voir ces dernières années avec des libéraux autoritaires en France qui, comme les trumpistes, négligent la question climatique, attaquent les universités, ont un vocabulaire d’extrême droite, votent avec elle…

«Des saluts nazis ne dissuadent pas tous les grands patrons européens de promouvoir la solution Trump.»

La parade à cette évolution est-elle de renforcer la démocratie?

Pour ce qui est de la France, on se heurte à un problème constitutionnel et institutionnel. La Constitution française de 1958 est directement dérivée de la Constitution de la république de Weimar telle qu’elle a été violée à partir de mars 1930. Le régime présidentialiste par ordonnance d’exception qui se déploie en Allemagne entre les printemps 1930 et 1933 est apparu à des constituants français de 1958 comme le régime idéal. Le problème a été pointé dès l’origine: la Constitution de la France confère des pouvoirs exorbitants à un seul individu. Il n’y a plus de contreseing nécessaire pour appliquer les articles 12, sur la dissolution, et 16, sur les pouvoirs exceptionnels du président, de la Constitution. Le mérite de la séquence actuelle est peut-être de montrer par l’absurde le caractère néfaste et immature d’institutions qui n’ont plus lieu d’être et qui n’assurent même plus la stabilité. Ensuite, l’autre solution est de faire de l’histoire, et de se rendre compte que rien n’est écrit. On nous a fait croire qu’il y avait eu une sorte de poussée tectonique qui avait amener les nazis au pouvoir. En réalité, rien n’était écrit puisque jusqu’au 30 janvier 1933 au matin, on n’était pas sûr de pouvoir nommer ce gouvernement et Hitler chancelier tant les dissensions étaient fortes au sein de la coalition droite-extrême droite à venir.

Elon Musk lors de la parade d’inauguration du deuxième mandat de Donald Trump le 20 janvier 2025, à Washington. © GETTY

Vous rappelez la citation de l’historien Pascal Ory qui explique que «ce n’est pas parce que l’histoire ne se répète pas que les êtres qui la font, qui la sont, ne sont pas mus par des forces étonnamment semblables». il est donc possible de répéter les mêmes erreurs…

L’identification des structures et des dynamiques à une époque passée en comparaison avec l’époque présente nous permet d’aiguiser notre regard et d’être moins dupes de ce qui se produit en ce moment sous nos yeux, jusqu’à des saluts nazis en mondovision à Washington qui ne dissuadent d’ailleurs pas tous les grands patrons européens de promouvoir la solution Trump et d’apprécier ce que fait Elon Musk, alors que celui-ci détruit non seulement l’Etat-providence mais aussi l’Etat de droit et l’Etat tout court aux Etats-Unis.

Donald Trump conjugue-t-il sur sa personne à la fois les objectifs des libéraux autoritaires et ceux de l’extrême droite?

Quand il y a eu des affrontements à Charlottesville en 2017 entre des partisans de la droite suprémaciste et des manifestants antifascistes, Donald Trump a affirmé qu’il y avait «des gens très bien des deux côtés». Les suprémacistes défilaient comme des SA, bras tendu, en hurlant des slogans nazis. On voit désormais que les bras tendus, ce sont Steve Bannon et Elon Musk. Cela a le mérite d’être plus clair. Donald Trump a été élu deux fois président des Etats-Unis. Il a opéré un retour que personne n’avait réalisé depuis plus d’un siècle. C’est bien qu’il y a là un phénomène qui est essentiel, structurant, fondamental dans l’histoire des Etats-Unis. Ce pouvoir ouvertement d’extrême droite dans son refus de la science, de l’Etat de droit, dans sa lutte putschiste permanente contre les institutions recueille les suffrages de ceux qui considèrent que la primauté revient au profit privé au détriment du plus grand nombre, de la loi, du droit. A cette aune, le défilé des Européens comme Bernard Arnault ou Rodolphe Saadé (NDLR: le PDG du groupe de transport et de logistique CMA CGM) qui sont allés jusqu’à se prêter à des photos humiliantes dans le Bureau ovale pour montrer leur soumission au nouveau maître, est très révélateur d’une tendance fondamentale d’un capitalisme qui ne considère que le profit, au détriment de tout le reste, y compris de l’habitabilité de la Terre et de la survie de l’espèce humaine, ce qui n’est pas anodin.

(1) Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir?, par Johann Chapoutot, Nrf essais Gallimard, 306 p.
© DR

   

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