Des personnalités de la «société civile» bruxelloise, syndicales notamment, très remontées contre l'Arizona, ont appelé à un gouvernement régional de gauche PS-PTB-Ecolo. Le socialiste Ahmed Laaouej y travaille. © BELGA

L’éléphant dans un trou de souris: Ahmed Laaouej (PS) mise sur un gouvernement de gauche PS-PTB-Ecolo à Bruxelles

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

En Région bruxelloise, près d’un an après les élections, le socialiste Ahmed Laaouej se montre favorable à la formation d’une coalition de gauche associant le PS, le PTB et Ecolo côté francophone.

Du temps d’une splendeur aujourd’hui défraîchie, dans les années 1970, 80 et 90, le Parti socialiste français reposait sur un socle, une oligarchie dite des «éléphants», ces grandes personnalités à l’assise ample qui se partageaient le pouvoir sur l’appareil. A l’aune de ce parti-frère, au PS francophone, Ahmed Laaouej, président de la Fédération socialiste de Bruxelles, en est un, d’éléphant. Mais l’éléphant n’est pas qu’une éminence socialiste. Il est aussi une puissance animale. Et dans la jungle, ce placide herbivore est en fait la bête la plus redoutable. Car on dit du lion qu’il est le roi de la jungle, avec sa crinière qui prend le soleil et ses rugissements qui font du bruit. Mais un gros coup de patte de l’éléphant et une attaque de défenses peuvent l’envoyer dinguer sans retour, dans un pataud miaulement.

Et le 1er mai, l’éléphant socialiste a mis un premier coup de patte au lion libéral.

Parce que le pachyderme veut passer par un trou de souris. Et pour ça, il a répondu à un appel de la proclamée «société civile» bruxelloise, opportunément publié la veille dans Le Soir. L’appel aspire à la constitution en région capitale d’un gouvernement de gauche. Les partis ne sont pas cités, mais on devine qu’il s’agirait d’un alliage PS-PTB-Ecolo côté francophone, Groen-Vooruit-PVDA et par hypothèse la Liste Fouad Ahidar côté néerlandophone. Les signataires émanent de la «société civile», tout le monde fait partie de la société civile, et eux, ce sont des artistes, des profs, des avocats, des syndicalistes, de la CSC même, mais ils sont de gauche, parfois même de la gauche de la gauche, et bref c’est un petit percement d’un trou de souris.

Mais Ahmed Laaouej a mis le bout de la patte dedans.  

Deux faits politiques, un événement et un phénomène, ont permis à Ahmed Laaouej de faire ce qu’il souhaite faire: installer un gouvernement régional qu’il présiderait lui, sans parti de droite pour le forcer à suivre les impulsions, parfois les injonctions, de la coalition Arizona fédérale. Et le premier fait politique, l’événement, c’est cette carte blanche de la «société civile» bruxelloise.

Le gouvernement dans dix jours dans six semaines

Mais le deuxième fait politique, le phénomène, c’est la stratégie de négociations bruxelloises du MR, qui est arrivé premier parti le 9 juin, devant le PS, mais moins qu’en Wallonie, et qui, surtout, avec 20 députés, est la plus grande fraction d’un parlement qui, majoritairement, penche à gauche. Il n’a donc pas suffisamment d’alliés pour gouverner au centre-droit: ensemble, MR (20 sièges), Engagés (huit sièges) et DéFI (quatre sièges) n’atteignent pas les 37 sièges de majorité côté francophone. Cette stratégie, c’est directement le président national du MR, Georges-Louis Bouchez, qui la pilote depuis le début. Le président de la fédération libérale bruxelloise, bourgmestre de Boitsfort, ami intime du précédent et ministre-président potentiel David Leisterh est l’otage régional de cette stratégie nationale, indexée sur les intérêts du parti dans son ensemble et pas tout à fait sur ceux de sa fédération bruxelloise. Car c’est une stratégie de négociations bruxelloises bien plus qu’une stratégie bruxelloise de négociation. Depuis le soir du 9 juin, elle aura surtout consisté à insulter les partenaires incontournables que sont les verts flamands de Groen et les rouges francophones du PS, en disant qu’il faut se débarrasser d’eux tout en exigeant d’eux d’être responsables. C’est-à-dire de faire comme s’ils avaient perdu les élections alors qu’ils ne les ont pas vraiment perdues, et conséquemment de renoncer à leur programme pour laisser le MR appliquer le sien alors qu’ils n’en ont aucune envie. L’intérêt du MR national est de dire aux francophones -surtout wallons- que Bruxelles est sale et que la Région bruxelloise est en faillite, celui du MR régional est de contribuer à la rendre moins sale pour les Bruxellois et d’en empêcher la faillite.

Le MR de Georges-Louis Bouchez a des raisons, surtout discursives, de vouloir voir s’installer une coalition avec l’extrême gauche du PTB et avec les épouvantails de la Liste Fouad Ahidar, parce que c’est s’opposer à ce genre d’attelages qui lui fait gagner les élections. Le MR de David Leisterh a des raisons matérielles de ne pas le vouloir, parce qu’il resterait dans l’opposition pour encore au moins quatre ans. C’est à cette aune qu’il faut lire la plus récente séquence libérale.

Le président socialiste bruxellois, Ahmed Laaouej, s’est montré favorable à une coalition PS-PTB-Ecolo à la Région. © BELGA

Fin mars, alors que tous les partis francophones (PS et Engagés) et néerlandophones (Groen, Vooruit et CD&V) sauf les libéraux néerlandophones et francophones s’étaient mis d’accord pour gouverner sans la N-VA (deux sièges), Georges-Louis Bouchez «reprenait la main». Il allait, «dans les dix jours», proposer une piste d’installation d’un gouvernement régional, minoritaire côté francophone s’il le fallait. Un mois plus tard, fin avril donc, il disait que si DéFI disait oui, il y aurait un nouveau gouvernement «dans la semaine». DéFI ne disait rien d’autre que ce qu’il dit depuis le 9 juin 2024, c’est-à-dire qu’il ne veut pas gouverner avec la N-VA . Le 30 avril 2025 à la télévision flamande, Georges-Louis Bouchez explique qu’il ne veut plus gouverner avec le PS, c’est une nouvelle exclusive, celle du premier parti vis-à-vis du second.

Mais le 1er mai, 24 heures plus tard, il annonce qu’il va déposer un projet de déclaration de politique régionale et qu’on verra quels partis la votent, PS compris. C’est moyennement constitutionnel mais c’est David Leisterh qui a envoyé un message à tous les chefs de file des partis francophones, PTB excepté. Lundi 5 mai, au matin, David Leisterh dit à BX1 qu’il veut «créer un reset et un nouveau mindset». La Groen Elke Van den Brandt répond sur La Première qu’elle a des doutes mais qu’elle est toujours disponible pour discuter et se moque de Georges-Louis Bouchez. Sur X (ex-Twitter), ce dernier la traite de pleureuse, puis quelques heures plus tard Ahmed Laaouej répète, toujours sur X, que «ça suffit» et que «le mépris et le manque de respect du MR pour les responsables politiques bruxellois doit cesser». C’est un peu en résumé tout le problème des conséquences régionales de la stratégie nationale du MR, qui empêchera probablement les libéraux bruxellois de rassembler davantage que les 28 sièges francophones du MR et des Engagés. Et c’est tout ce qui offrira certainement à Ahmed Laaouej une nouvelle possibilité de mettre un coup de défense d’ivoire pour agrandir le trou de souris par lequel il veut passer pour faire ce qu’il souhaite faire.

C’est une stratégie de négociations bruxelloises bien plus qu’une stratégie bruxelloise de négociations.

La souplesse du pachyderme

Son parti, le PS national, n’a pas nécessairement intérêt à ce que l’éléphant bruxellois le fasse, passer par ce trou de souris régional. Spécialement en Wallonie, où l’image de l’extrême gauche du PTB et surtout celle des épouvantails de la Liste Fouad Ahidar n’est pas fort engageante, même pour une formation qui se refonde sans tabou. Mais Paul Magnette et les Wallons n’ont plus grand-chose à dire à Ahmed Laaouej, qui est le socialiste qui a le moins perdu les élections, le 9 juin et le 14 octobre, en Belgique francophone. Et la stratégie bruxelloise de négociation d’Ahmed Laaouej n’est questionnable que depuis le bureau politique de sa fédération régionale, pas depuis le boulevard de l’Empereur.

Mais si le lion libéral est en train de se faire bouger, le trou de souris est bien loin d’avoir la taille d’un bout de patte ni même de la pointe d’une défense. Les partenaires francophones allégués, le PTB et Ecolo, déjà, se méfiaient. Ils n’ont pas grand-chose à gagner à laisser régner avec eux l’éléphant socialiste sur la jungle bruxelloise.

Les verts ont fait le choix de l’opposition après leur défaite du 9 juin. Ils se montrent disponibles à condition qu’on leur offre des balises, et leur groupe parlementaire bruxellois est plus à gauche que la moyenne du parti. Mais il est ressorti de la refondation sans tabou qu’a entamée Ecolo que le parti avait souffert d’avoir eu l’air plus à gauche que la moyenne du parti. Spécialement en Wallonie, où les écologistes bruxellois ne sont pas loin d’avoir une réputation aussi épouvantable que l’extrême gauche du PTB, voire que les épouvantails de la Liste Fouad Ahidar. Le PTB, lui, a plutôt intérêt à voir le PS s’user à mener seul à gauche les inévitables mesures de rigueur régionale que l’état dramatique des finances bruxelloises, autant que la configuration politique nationale, imposeront au prochain exécutif capitolin. Par les deux, donc, Ahmed Laaouej est attendu sur le fond, en tout cas c’est ce qu’ils disent. Mais ils sont sur la défensive. Le très éventuel programme de l’encore fort incertain exécutif régional de front populaire ne pourra, de toute façon, présenter que de fort vaporeuses petites fleurs de gauche «sociale et environnementale», comme on dit, protestataires éventuellement, gestionnaires certainement pas, écloses sur un gravier d’austérité.

Leur refus de laisser passer le pachyderme par le trou de souris lui imposerait de se retourner vers le centre, vers les Engagés, vers ce qu’il reste de DéFI, vers Ecolo encore, et peut-être même, nécessité fait loi, vers ce MR bruxellois qu’il écrase, petit à petit, depuis près d’un an. Parce que sous sa peau dure et ses défenses renforcées d’ivoire, la constitution de l’éléphant socialiste l’autorise à la plus grande des souplesses.    

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