Quelles leçons tirer de 50 ans d’affaires politico-financières belges? Pour Jean Faniel, directeur du Crisp, la situation est moins désolante que ce qu’on aurait tendance à penser.
Jean Faniel est docteur en sciences politiques et directeur général du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp). Depuis quinze ans, il travaille notamment sur les questions du financement des partis, de la rémunération des mandataires et de l’éthique en politique. Il analyse nos données.
Quel enseignement majeur tirez-vous de ces chiffres?
Qu’il y a bel et bien plus d’affaires révélées en Wallonie. Mais on ignore combien sont passées, ailleurs, entre les mailles du filet. Des affaires qui n’ont pas été révélées, dans lesquelles les acteurs ont été plus astucieux ou que la justice n’a pas poursuivis, ayant d’autres priorités. Ça me paraît une remarque méthodologique de prudence. Maintenant, ça ne disculpe pas la Wallonie et les partis qui l’ont le plus gouvernée, puisqu’il y a des scandales avérés. Deuxième point: le recensement distingue bien ce qui est illégal de ce qui est immoral. On peut ainsi avoir des comportements qui sont légaux, parce que les règles sont anciennes ou n’ont pas prévu tel ou tel cas de figure, mais l’évolution de l’opinion publique ou de ce qui est communément admis fait que ça ne passe plus. Un exemple: en 2011, Sven Gatz (Open VLD) démissionne en pleine législature pour aller diriger la Fédération des brasseurs; on devine qu’un très bon salaire l’y attend mais il a droit au versement de son indemnité de sortie, avec seize ou 17 ans de vie parlementaire à son actif. Il annonce qu’il compte en jouir et ça déclenche une polémique en Flandre. Sven Gatz ne fait rien d’illégal mais son comportement est jugé scandaleux, immoral. Pareil pour le voyage en Californie des parlementaires wallons, en fin de législature 2004-2009: pas sûr qu’ils ont outrepassé des règles mais, devant la polémique, les partis comprennent que ça ne peut plus se produire et les élus annoncent qu’ils rembourseront les frais consentis par le parlement. Illégal ou immoral, c’est une distinction importante à faire quand on parle de gouvernance publique, d’éthique politique et d’«affaires».
Que déduire de la répartition des affaires par partis?
Premièrement, que seuls quatre partis ne sont pas touchés: DéFI, Groen, le PTB et le Vlaams Belang. Parce qu’ils n’ont pas, ou beaucoup moins que les autres, accès au pouvoir. Si vous n’avez pas le pot de confiture, on ne peut pas vous surprendre les mains dedans. Deuxièmement, que la répartition des partis ayant été les plus impliqués dans des affaires politico-financières dépend du nombre de cas recensés: dans l’imaginaire collectif, tout le monde associe le PS aux affaires et les affaires au PS et, effectivement, il est en tête, avec quinze cas recensés; mais le MR n’est pas si éloigné, avec douze cas. Dont une série qui sont communs, comme Publifin-Nethys. Bref, le PS confirme, certes, l’image qu’il a dans l’opinion publique, mais d’autres s’en sortent plutôt bien en matière d’image.
Pourquoi l’échelon local est-il celui où le plus d’affaires ont éclaté?
C’est relativement logique. D’abord, en raison de l’effet d’échelle: il existe 565 communes mais un seul pouvoir wallon, un seul bruxellois, un seul flamand et un seul fédéral. Soit 565 lieux où l’on peut être corrompu, tenter de corrompre ou être peut-être moins regardant. Il y a ensuite l’effet d’éloignement: les structures nationales des partis ont beaucoup moins d’emprise, de contrôle sur leurs sections locales que sur leurs parlementaires ou leurs ministres. Mais l’enquête du Vif est presque rassurante: sur 565 communes, –589 auparavant– compte tenu du nombre de cas de scandales avérés, on constate qu’on est tout de même loin du «tous pourris». Quelques affaires peuvent avoir échappé à la justice, mais pas de quoi bouleverser ce classement.
Pourquoi recense-t-on plus d’affaires en Wallonie?
Sans doute par une sorte d’effet d’entraînement. Ce n’est pas un hasard si c’est en Wallonie que les règles en matière de décumul des mandats, de contrôle et de sévérité sont aujourd’hui les plus drastiques: les affaires y ont été plus retentissantes. Et puisqu’on y est plus strict, il y est plus «facile», en quelque sorte, de se retrouver en situation d’infraction. Si tout est permis, c’est difficile de commettre une infraction; si toute une série de choses sont interdites et que vous ne prenez pas bien garde ou que vous testez les limites, il y a plus de chances que vous soyez rattrapé et éventuellement puni.
«On peut prendre de mauvaises habitudes s’il n’y a pas de contre-pouvoir effectifs et efficaces.»
Plus longtemps on détient le pouvoir, plus on fraude?
Tout dépend des contre-pouvoirs. Les affaires à Charleroi l’ont bien révélé: Olivier Chastel (MR), dans l’opposition, reçoit des informations et les révèle à la presse. Pareil dans l’affaire Publifin-Nethys: un conseiller communal, Cédric Halin (alors CDH), gratte et alerte la presse. Bref, oui, on peut prendre de mauvaises habitudes si on est installé dans une fonction de pouvoir trop longuement, mais surtout s’il n’existe pas de contre-pouvoirs effectifs et efficaces, comme peuvent l’être l’opposition et les médias.
Que doit-on penser des décisions politiques prises après ces affaires?
Qu’on a à peu près à chaque fois légiféré. La loi du 4 juillet 1989 sur le financement des partis politiques a été modifiée à de nombreuses reprises, notamment à cause d’affaires de financement occultes, comme celles des horodateurs à Liège et Agusta-Dassault. A cause de scandales et, dans le chef des partis, de la gêne de plus en plus importante d’aller tendre la sébile auprès du monde financier et économique, on a décidé de réglementer. Ensuite, les règles ont été durcies, polies, mises au point, la loi ayant été revue, complétée ou amendée plusieurs fois. Pour aboutir à l’interdiction des dons aux partis par les personnes morales (entreprises, syndicats, mutuelles), à leur autorisation aux seules personnes physiques –et de façon extrêmement limitée–, au système de dotation publique… Le financement occulte des partis est donc infiniment plus compliqué et tout le monde l’a intégré.
Et hors financement des partis?
Après l’affaire Sven Gatz, on a divisé par deux la durée des indemnités de sortie, qui ne peuvent en principe plus être perçues lors de démission volontaire, uniquement en cas de non-réélection. Après la polémique des indemnités de sortie de José Happart comme président du parlement de Wallonie, on a modifié ces indemnités pour les fonctions spéciales –président, vice-président, secrétaire, chef de groupe– dans les parlements francophones; au niveau bruxellois, il y a eu un bras de fer entre francophones et néerlandophones (plus réticents) mais un compromis a été trouvé. Depuis l’affaire Publifin-Nethys, même les intercommunales interrégionales sont soumises à tutelle. Est-elle effective, efficace? Je n’en sais rien, mais le vide juridique a été comblé.
Voyez-vous une règle qu’on n’a pas édictée et qui devrait l’être?
Ne pas seulement décumuler le nombre de mandats que l’on a simultanément mais aussi limiter le nombre des mandats successifs que l’on peut exercer. Je pense que c’est une formule qui doit pouvoir être étudiée.
Entretien: Th.F.
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