Taxe sur les plus-values: un trophée pour Vooruit © BELGA

L’Arizona veut-elle vraiment une taxe sur les plus-values? «Pas sûr que les plus riches seront les plus touchés» (voici pourquoi)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le débat autour de la taxe sur les plus-values est moins fiscal que symbolique et idéologique. La vraie question est de savoir si l’on veut mettre à contribution ou non les plus riches, sans faux-semblant.

Et v’la une nouvelle exonération mise sur la table! Le marchandage au sein du gouvernement autour du projet de taxe les plus-values n’a plus de limite. Chaque parti tente a priori de préserver son électorat en avançant ses pions, parfois n’importe comment sur l’échiquier. «C’est au point où il ne s’agit même plus de la taxe en elle-même mais du symbole, constate Michel Maus, professeur de droit fiscal à la VUB. Selon moi, une telle taxe est assez facile à mettre en place (NDLR: comme c’est le cas en France, par exemple). Mais avec toutes les exonérations qui se préparent et qui s’avèrent surtout idéologiques, cette taxe risque d’être extrêmement complexe à concrétiser.»

Une taxe sur les plus-values réalisées lors de la cession d’actifs financiers a déjà existé en Belgique, après la Première Guerre mondiale, à une période de l’histoire où la situation budgétaire était inquiétante. Mais cela n’a pas duré. Dès la fin des années 1950, cette taxe a été supprimée, malgré l’opposition des socialistes. «Depuis lors, la tendance des gouvernements en place, qu’ils soient plutôt libéraux ou socio-chrétiens, a toujours été de tout faire pour éviter de taxer les patrimoines importants, explique Jean Faniel, directeur du centre de recherche socio-politique (Crisp). Aujourd’hui, dans ce domaine, la N-VA ne se distingue pas de ces deux courants politiques. Il n’est donc pas étonnant que ce soit Vooruit, le seul parti de la majorité dont l’idéologie est différente, qui ait remis en jeu la question des plus-values.»

La situation budgétaire actuelle, avec un déficit fédéral qui dépassera de 5% cette année et une dette publique qui interpelle les agences de notation, est (très) mauvaise. Il faut redresser la barre, tout le monde est d’accord. A elle seule, une taxe de 10% sur les plus-values permettrait d’engranger, d’ici trois ou quatre ans, entre 500 millions et 1,25 milliard d’euros, en fonction des exemptions finalement adoptées. «Si Vooruit a obtenu d’inscrire la taxe dans la déclaration gouvernementale, c’est parce que les socialistes flamands avaient besoin de ce trophée pour s’aventurer au sein de ce gouvernement qui est socio-économiquement le plus à droite qu’on ait connu depuis les années 1980, observe Dave Sinardet, politologue à la VUB et l’UClouvain-Bruxelles. Il est plus à droite même que le gouvernent Michel dont la composition était pourtant davantage libérale, sans aucun parti de gauche.»

Décalage avec les électeurs

Le combat idéologique autour de la taxe est donc ardu. Début mai, l’Inspection des finances s’est étonnée que le texte défendu par le ministre Jambon (N-VA) accorde des exemptions pour les participations importantes (les actionnaires détenant une participation de 20% dans une entreprise) tout en disant faire peser l’effort budgétaire sur les épaules les plus larges. Ce paradoxe –cette hypocrisie?– est caractéristique du décalage qui persiste entre les positions des partis de droite et les attentes de leur électorat en matière de taxation des contribuables les plus aisés. «Chaque année, selon le sondage CNCD-LeVif, 75 à 80% des Belges se disent favorables à une taxe sur les grandes fortunes, rappelle Jean Faniel. Cela concerne les électorats de tous les partis, y compris ceux des libéraux et de la N-VA (NDLR: d’autres sondages l’on aussi montré). Chaque année, on constate que le vox populi vox dei ne s’applique pas du tout dans ce domaine-là

Comment l’expliquer? «Dans l’électorat du MR, de la N-VA et de l’Open-VLD, il y a beaucoup de super-riches, pour reprendre le vocable de Conner Rouseau, le président de Vooruit, analyse Dave Sinardet. Visiblement, cela compte beaucoup pour ces partis. Il y a aussi l’aspect idéologique consistant à dire qu’il n’y a rien de mal à gagner beaucoup d’argent, qu’on ne doit pas être taxé lorsqu’on a fait des efforts pour bâtir une belle entreprise qu’on veut ensuite revendre pour des dizaines de milliers ou de millions d’euros.» D’où l’idée d’exempter les participations de plus de 20% dans une seule entreprise. «La droite s’échine à prévenir qu’un impôt sur la fortune risque de toucher finalement les classes moyennes, continue le politologue. Mais, ironiquement, on voit dans la manière dont elle négocie la taxe sur les plus-values que c’est elle qui contribue le plus à rendre cette prophétie réaliste.»

Outre le positionnement idéologique, Jean Faniel y voit aussi l’influence d’une forme de lobbying. Celui des gens fortunés qui ont l’oreille des politiques. «Celui des banques aussi, estime le directeur du Crisp. Dans un livre sur l’histoire de la fiscalité en Belgique que nous avons publié (1), Simon Watteyne, chargé de cours à l’ULB, montre que cela a toujours été le cas lorsqu’il s’agissait de décisions en matière fiscale. Le secteur bancaire, en particulier, a toujours agi de manière à entraver au maximum toute taxation sur le patrimoine. Et cela fonctionne sur les partis de droite dont le logiciel ne valorise pas la solidarité ou l’égalité, mais plutôt la liberté et la réussite individuelle.»

Les épaules les plus larges

De leur côté, les socialistes et les partis de gauche en général ne sont jamais parvenus à imposer une telle taxe dans les précédents gouvernements pourtant moins à droite. «Ils ne se sont jamais trouvés dans une situation aussi difficile que celle de Vooruit aujourd’hui, précise Dave Sinardet. Dans l’exécutif fédéral précédent, le PS a réussi à engranger des avancées comme l’augmentation de la pension minimum et des allocations sociales en général. Le gouvernement De Wever, lui, veut faire des économies dans la sécurité sociale, vu le contexte budgétaire. Vooruit a finalement beau jeu de dire « OK, mais alors on taxe aussi les épaules les plus larges. »»

«Les socialistes ne se sont jamais trouvé dans une situation aussi difficile que celle de Vooruit aujourd’hui»

Si les socialistes n’ont jamais réussi, jusqu’ici, à imposer une forme de taxation sur la fortune, c’est peut-être aussi parce qu’ils n’ont jamais voulu prendre les rênes du ministère des Finances, selon Jean Faniel. «C’est évidemment un poste clé pour négocier ce genre de mesure, dit-il. On a même plusieurs fois mentionné Ahmed Laaouej (NDLR: le socialiste francophone est un ancien fonctionnaire du fisc) comme grand argentier putatif si le PS s’arrangeait pour se voir octroyer le portefeuille des Finances. Mais voilà, cela ne s’est jamais fait, même quand ils avaient l’occasion de choisir et de passer en premier dans la distribution des ministères.»

Les socialistes ont, eux aussi, des tabous qu’ils préservent envers et contre les attentes de la majorité de leurs électeurs. «Ainsi, la limitation du chômage dans le temps, indique Dave Sinardet. On sait que, même à gauche, une grande partie de l’électorat y est favorable. Mais, jusqu’à aujourd’hui, les partis de gauche ont toujours bloqué une telle mesure, sans doute aussi pour des raisons idéologiques, parce que les syndicats s’y opposent et que cela compte chez les socialistes.» Tout comme les positions peu enthousiastes de la FEB ou du VOKA (les patrons flamands) sur taxe sur les plus-values comptent pour les partis libéraux et de droite en général.

La dernière bisbrouille gouvernementale autour de la taxe est aussi révélatrice du jeu très politique et du chantage idéologique qui se trame derrière la fiscalité des grands patrimoines. Récemment, Vooruit a exigé qu’il n’y ait aucun échappatoire à la taxe sur les plus-values. «La crainte est qu’à force de multiplier les exemptions, le texte devienne un monstre qui ne soit plus applicable, avance Michel Maus. Et surtout qu’il offre le flanc aux attaques de contribuables ou de groupes de contribuables devant la cour constitutionnelle, qui pourrait y voir des motifs de discrimination.» Pour certains, ce serait même le calcul secret du MR pour que le texte ne soit finalement jamais appliqué. Mais l’exigence de Vooruit concerne alors aussi l’épargne-pension et l’assurance groupe de citoyens qui sont, par ailleurs, déjà fort taxés sur leur salaire. Même si Conner Rousseau a vite rétropédalé sur l’épargne-pension, Sammy Mahdi, le président du CD&V, a directement pris Vooruit en défaut: «Pour les socialistes, les épaules les plus larges, c’est aussi la classe moyenne », a-t-il déclaré dans L’Echo.

Bref, on se demande comment De Wever 1er sortira de l’ornière des plus-values. Finalement, n’aurait-il pas été plus simple de se concentrer sur la taxe sur les comptes-titres déjà existante en renforçant significativement les taux au-delà d’un certain montant? Cela aurait été beaucoup plus rapide. Et plus cohérent de la part de Vooruit, car cela touche davantage, ici, les épaules les plus larges. Blocage idéologique encore une fois? Si la Belgique disposait d’un système de votation populaire comme en Suisse (où les sujets fiscaux sont aussi soumis au scrutin), un référendum organisé autour d’une taxe des grandes fortunes changerait certainement la donne. «Cela dépendrait évidemment de la manière dont la question serait posée, souligne Jean Faniel. Mais, dans tout les cas, le décalage entre ce que souhaite la majorité de la population et ce qui fait débat chez les politiques devrait nécessairement être pris en compte.»

(1) Lever l’impôt en Belgique. Une histoire de combats politiques (1830-1962), Simon Watteyne, Crisp éd.

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