La récente déclaration du ministre de l’Emploi David Clarinval (MR) sur les exclus du chômage a suscité une vague d’indignation dans l’opinion publique. Erreur fortuite ou mensonge délibéré? Décryptage avec Jean Faniel, directeur du CRISP (centre de recherche et d’informations socio-politiques).
David Clarinval, le ministre de l’Emploi et vice-Premier ministre MR, a-t-il volontairement tenu des propos erronés en affirmant, sur les ondes de Bel RTL, que «plus d’un chômeur sur deux qui va être exclu du chômage, au cours de l’année prochaine ou de l’année suivante, sont d’origine étrangère, donc que moins de la moitié sont Belges» ? A moins que l’intéressé ne s’en ouvre publiquement, on ne saura jamais s’il s’est simplement trompé, ce qui arrive à tout le monde, ou s’il a confondu en toute connaissance de cause les concepts «d’origine étrangère» et de «non-Belge».
Ces chiffres incorrects –puisque 19% des futurs exclus du chômage sont non-Belges, dont la moitié sont des Européens– avaient précédemment été affichés à la Une des titres de SudInfo. Le média a depuis lors corrigé le tir et présenté ses excuses. Ce qui n’est pas le cas du ministre Clarinval. Dans l’opposition, le PS, Ecolo et le PTB ont demandé à ce dernier de venir s’expliquer au Parlement. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, avait lui aussi retransmis ces données incorrectes sur les réseaux sociaux. Le vice-Premier des Engagés, Maxime Prévot, a jugé ces raccourcis inacceptables «dans le chef de certains élus, qui eux-mêmes mélangent (à dessein ?) les concepts, entre le fait d’être d’origine étrangère et de ne pas être présenté comme Belge».
Erreur ? Mensonge ? Le point avec Jean Faniel, directeur du CRISP (centre de recherche et d’informations socio-politiques).
Comment, au départ de «l’incident Clarinval», pourrait-on établir une différence entre un mensonge et une erreur?
Je ne vois pas très bien comment on pourrait savoir si, intentionnellement, il a voulu tromper ou s’il s’est trompé. J’aurais tendance à distinguer plusieurs choses. Un mensonge proféré au sein du Parlement, pour un ministre ou un secrétaire d’Etat, est vraiment considéré comme un comportement tout à fait inadmissible. S’il est avéré, il ne peut à peu près entraîner que la démission. C’est différent pour des propos, orientés, qu’on pourrait tenir dans un débat public. Mais ici, on a quand même la fâcheuse impression que David Clarinval a tendance à utiliser les statistiques un peu comme bon lui semble, et en tout cas dans le sens qui l’arrange. Et ce n’est pas la première fois: il y a quelques semaines, il a fait de même avec le rapport de l’INAMI dont il a ressorti certains chiffres pour justifier de retirer aux mutuelles le contrôle des malades de longue durée. Il a maintenu son analyse même quand son collègue au sein du gouvernement, le ministre Franck Vandenbroucke (Vooruit), a remis les pendules à l’heure. Ce n’est donc pas la première fois que David Clarinval utilise des données statistiques chocs dans un but qui est très clairement politique et qui doit servir son intérêt. Ça me rappelle aussi un autre cas, lorsque le ministre wallon de l’Emploi et de la formation, Pierre-Yves Jeholet, (MR) s’est appuyé sur des données statistiques biaisées pour réclamer l’arrêt des cellules de reconversion avec une présence syndicale. Face à tout cela, on peut à tout le moins s’interroger.
N’est-ce pas paradoxal pour un parti, le MR, qui tient une rubrique de fact-checking sur son site?
Cela montre que l’on est dans un monde où on gouverne par les nombres: on essaie d’utiliser une sorte de rationalité scientifique ou statistique parce qu’on se dit que ça va être très parlant. Or chacun sait qu’aux chiffres, on fait dire ce qu’on veut.
A travers des sorties polémiques de ce type, y a-t-il dans le chef de certains responsables politiques la volonté de montrer qu’aucun sujet n’est tabou à leurs yeux ?
Cette question des tabous, elle est très idéologique puisque on sait bien que les tabous, c’est toujours chez les autres. Le MR communique beaucoup, mais, par exemple, je ne l’ai pas vu réagir à la récente étude de la Banque Nationale détaillant l’octroi, pas toujours justifié, de 25 milliards d’aides publiques aux entreprises. Si même la BNB reconnaît qu’il y a des aides dont on se demande si elles sont pertinentes et si elles ne permettent pas surtout d’engranger des dividendes, on pourrait commencer à poser des questions. Or, on n’en entend pas parler. Alors, moi, je veux bien qu’on dise qu’on n’a pas de tabou, mais manifestement, il y a quand même des sujets dont on ne parle pas. A chacun ses tabous, mais surtout il ne faut pas reconnaître qu’il en existe. Donc oui, il y a peut être effectivement de ça dans ces sorties.
Le MR est le parti qui a le plus vite tendance à qualifier de fake news certaines informations qui ne lui conviennent pas. Mais parallèlement, il contribue à en propager…
Aux Etats-Unis, c’est le président actuel qui a le plus popularisé l’expression de fake news. Or il s’avère qu’il en est lui-même le plus grand propagateur. J’ai parfois le sentiment qu’avec le MR, c’est aussi ça qui se passe.
Ce parti n’arrête pas de dire «halte aux fake news» et «la vérité a ses droits» et en même temps, il alimente cette dynamique. Il y a quand même là une contradiction, quelque chose d’assez incohérent dans le chef du parti et de ses principaux responsables.
A ce jour, le ministre Clarinval ne s’est pas excusé pour cette erreur. Tout au plus a-t-il «clarifié» ses propos sur les réseaux sociaux. Ce qui n’est pas la même chose. Pareil pour le président du MR, qui avait relayé l’information de son vice-Premier. Ce flou est-il volontaire ?
J’ai en tous cas vu les excuses du média qui avait répercuté ces informations non correctes, ce qui n’est pas si courant. On peut regretter que le canal choisi pour ces excuses –une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux– n’arrivera pas forcément sous les yeux des lecteurs qui ont lu, la veille, des propos erronés. Les excuses sont donc faites, certes, mais dans certaines limites. Je peux par ailleurs comprendre que le président du MR relaye l’information de son ministre sans savoir encore qu’elle est problématique. C’est assez logique et défendable qu’il fasse confiance au ministre en charge de l’emploi, précisément. Maintenant, il se peut tout à fait aussi –je ne cherche pas des excuses à tout prix– qu’il s’agisse d’une entreprise orchestrée et que l’on se soit dit, au MR, que ça devrait passer. Et au pire, si ça ne passe pas, on fera une petite courbe rentrante. Et encore parce qu’il n’y a pas vraiment de courbe rentrante. Essayer de réexpliquer, comme l’a fait David Clarinval après coup, ce n’est pas s’excuser. Et là, on peut considérer que c’est problématique. Je le redis: si, devant le Parlement, David Clarinval maintient des choses fausses, avance de nouveaux mensonges ou jure qu’il n’a jamais dit cela au média, ce sera vraiment un gros souci. Des têtes sont tombées pour moins que ça sous le gouvernement précédent.
Ce genre d’événement n’endommage-t-il pas la confiance dans le monde politique et, partant, la démocratie ?
Le danger, c’est que quand on ne sait plus quoi croire, on ne croit plus rien du tout. Cela embrouille tout le monde et ça détériore très fort la démocratie. Il y a derrière tout ça l’idée «mentez, mentez, il en restera toujours un petit quelque chose». Comme on ne sait pas s’il s’agit de mensonge ou de confusion dans le chef de David Clarinval, beaucoup auront tendance à renvoyer les deux camps dos à dos, en attendant le prochain exemple.
Ce ministre est aussi connu pour son penchant climatosceptique. Or le climato-scepticisme, ce n’est plus une démarche saine de critique, de doute systématique, de libre-examen, etc. C’est nier l’évidence qui est fournie par des kilos de rapports du GIEC ou d’autres institutions. C’est aussi tout ça, je crois, qui est en jeu.
Un responsable politique qui se trompe, volontairement ou non, a-t-il quelque chose à perdre à s’excuser ?
J’ai du mal à répondre à cette question. Mais en ne s’excusant pas, David Clarinval laisse s’installer le soupçon que tout ça était bel et bien une manœuvre. Et si on commence à se demander ce qu’il y a là derrière, on peut aussi se poser la question de savoir si le média est complice ou victime. Un des fondements du journalisme consiste à recouper ses sources et à vérifier qu’on ne raconte pas d’âneries, que ce soient les siennes ou celles des autres. Et surtout quand on les met à la une.
Le président du MR n’a jamais fait mystère du fait qu’il suffisait d’emporter l’adhésion de 30% des citoyens pour gagner les élections, quitte à ce que les 70% restants soient en désaccord profond avec ses idées. Pourrait-on considérer qu’avec ses déclarations, David Clarinval s’inscrit dans cette stratégie ?
Je ne suis pas dans la cuisine des partis politiques, mais ça ne me paraît pas inconcevable. D’autant qu’avec le lectorat de ce média, ce ne sont peut-être pas 30% des lecteurs qui vont garder en tête l’information d’origine, erronée donc, mais 40%, voire davantage.
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