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Sociétés de management dans le collimateur: «On spotche toujours le petit indépendant… Van Peteghem a 50 ans de retard»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

L’attaque de Vincent Van Peteghem envers les recours aux sociétés de management fait bondir les fiscalistes. Ceux-ci pointent une mesure contre-productive et un raisonnement dépassé du ministre. «Vit-il au XIXe ou au XXIe siècle?»

Après la taxe sur les plus-values, voici la remise en cause des sociétés de management. Le nouveau coup fiscalo-médiatique de l’Arizona est signé Vincent Van Peteghem, ministre du Budget (CD&V), qui voit d’un mauvais œil les (trop?) nombreux passages d’indépendants –personnes physiques– en société –personne morale. Mais aussi de certains salariés, souvent bien rémunérés, qui décident de changer de statut pour facturer leurs prestations par l’intermédiaire d’une société de management.

Le changement comporte en effet ses nombreux avantages, dont le principal: il permet de réduire considérablement l’imposition en vigueur, et signifierait donc un fameux manque à gagner pour l’Etat. L’ambition du chrétien-démocrate ne sort pas de nulle part: l’Arizona entame ses négociations budgétaires pour 2026 et vise un accord pour le 14 octobre. Si le gouvernement fédéral se targue d’avoir maîtrisé les dépenses (vraiment?), certaines recettes font visiblement encore défaut. Et c’est ainsi que le (supposé) manque à gagner lié aux sociétés de management se retrouve dans le collimateur. Paradoxal, pour un gouvernement dont une des priorités était de favoriser l’entrepreneuriat?

Sociétés de management: d’autres fonctions (essentielles) que la seule optimisation fiscale

Les sociétés de management englobent différentes dynamiques, rappelle le fiscaliste Emmanuel Degrève (Deg & Partners). «On regarde trop souvent les sociétés de management à travers le seul prisme de l’optimisation fiscale. En réalité, elles comportent d’autres vertus: la protection des responsabilités, la possibilité d’engager du personnel en minimisant les risques, ou encore une meilleure assise en matière patrimoniale et successorale», cite-t-il. Autant de facteurs qui peuvent justifier la mise en place d’une société –ou personne morale. «Ce débat est plus masqué, parce que plus technique. Mais il est prépondérant dans la prise de décision de l’indépendant.»

«Lorsque son activité indépendante prend de l’ampleur, le recours à une société de management est essentiellement motivé par une sécurité juridique.»

Couvrir ses activités indépendantes sous une société de management reste un raisonnement prudent, logique et légal, estime pour sa part l’avocat-fiscaliste Thierry Litannie (Andersen). «L’option permet de différencier son patrimoine propre de celui de la société, de se constituer une pension complémentaire, ou de ne pas engager sa responsabilité personnelle dans celle de sa société. En tant que personne physique, il est beaucoup plus difficile d’assurer ces éléments-là.» Lorsqu’une activité indépendante prend de l’ampleur, «le recours à une société de management est, en réalité, essentiellement motivé par une sécurité juridique.»

Rétablir une équité fiscale, vraiment?

En Belgique, la fiscalité sur les revenus diffère fortement entre les personnes physiques et les sociétés. Pour les premières, la pression fiscale atteint des records, puisque la Belgique est championne du monde en la matière. L’impôt sur les sociétés, lui, a davantage emprunté la tendance internationale moyenne, ce qui a contribué à le faire baisser. «Le gap s’est donc amplifié entre la fiscalité « championne du monde », pour les personnes physiques, et la fiscalité internationale moyenne, pour les personnes morales», observe Emmanuel Degrève.

«Le travail est une valeur en péril. Et Van Peteghem veut la rendre encore plus périlleuse. Est-il un ministre du XIXe ou du XXIe siècle?»

Rendre plus complexe le passage en société de management pourrait-il toutefois rétablir une certaine équité fiscale, comme l’entend Vincent Van Peteghem? Pour Emmanuel Degrève, cette idée est tout bonnement «surréaliste.» Pour étayer son raisonnement, il cite la dernière étude la Banque nationale de Belgique (BNB), qui montre que la quote-part des salaires dans le PIB voit son importance diminuer: alors qu’elle représentait encore deux tiers du produit intérieur brut il y a peu, elle approche désormais des 50%. «Très clairement, cela montre que le travail est une valeur en péril. Or, Van Peteghem, avec sa proposition, veut rendre le travail encore plus périlleux. Est-il un ministre du XIXe ou du XXIe siècle?», s’interroge-t-il avec amertume.

Passer en société de management, comparable à de l’évasion fiscale?

Pour l’indépendant, le choix de passer en société de management n’est pas assimilable à de l’évasion fiscale, selon le fiscaliste. «Cela permet simplement d’utiliser la fiscalité à laquelle il a droit. Pourquoi une multinationale pourrait bénéficier d’un taux favorable, et pas le petit indépendant du coin? Monsieur Van Peteghem doit revenir dans le monde réel.»

Par ailleurs, la société de management telle qu’utilisée aujourd’hui contraste avec la situation des années 1990, «où les comportements étaient clairement décomplexés, reconnaît Emmanuel Degrève. Depuis lors, une kyrielle de dispositifs –les règles anti-abus, générales et spécifiques– a été mise en place. Lorsqu’on fait la somme de ces mécanismes, l’indépendant en société de management n’a plus la possibilité de faire n’importe quoi.»

«Pourquoi une multinationale pourrait bénéficier d’un taux favorable, et pas le petit indépendant du coin?»

S’il dispose effectivement d’un taux d’imposition favorable par rapport à la personne physique, «la question est surtout de savoir pourquoi veut-on tellement soutenir les sociétés, et si peu les travailleurs?», se questionne encore Emmanuel Degrève, plutôt fataliste sur les issues possibles. «Etant donné que l’Etat est fauché et que son financement repose essentiellement sur les travailleurs, l’équation paraît insoluble. Pour sortir de la zone rouge, des changements de paradigme profonds –fiscalité de la consommation, environnementale, etc.– sont nécessaires, mais personne ne souhaite y toucher. Cela reviendrait à introduire de nouveaux impôts.»

«50 ans de retard»

Pour Thierry Litannie, le raisonnement de Vincent Van Peteghem «a 50 ans de retard.» Ni plus ni moins. La possibilité d’être le seul actionnaire et administrateur de sa société faisait en effet débat… dans les années 1980-1990. «C’est une perception très partielle et orientée de la réalité. Passer (seul) en société ouvre la voie à d’autres possibilités, parfois indispensables: réaliser des investissements ou diviser son revenu en plusieurs catégories, qui connaissent leur régime propre d’imposition.»

Affirmer que les sociétés de management ne comporteraient que des désavantages pour les recettes de l’Etat est un raisonnement intellectuel «au ras des pâquerettes, fustige encore Thierry Litannie. N’oublions pas que ces sociétés paient, elles-aussi, l’impôt des sociétés, la TVA, le précompte professionnel et les cotisations sociales lorsqu’elles ont du personnel. Viser les sociétés de management, c’est donc se priver de toutes ces recettes, sans nécessairement les remplacer.»

Selon l’avocat-fiscaliste, les recours aux sociétés de management sont donc à des années-lumière d’une logique d’évasion ou de fraude fiscale. «On ne peut même pas parler d’optimisation fiscale en tant que telle, puisqu’une société de management paie le même impôt que n’importe quelle autre société. Et lorsqu’elle distribue un dividende à ses actionnaires, elle le fait conformément à la loi. On se situe donc dans un débat purement idéologique.»

Le fait que les sociétés de management soient également utilisées pour investir dans l’immobilier est un élément qui irrite particulièrement l’administration fiscale, souligne toutefois Thierry Litannie. «Mais pour l’instant, tout le monde applique strictement les règles du jeu. Et celles-ci ne sont pas spécialement anormales par rapport à nos voisins.»

Quel impact réel sur le budget?

Le bénéfice budgétaire que constituerait un accès restreint à la société de management «est une chimère, tout comme l’est la taxe sur les plus-values (NDLR: qui ne peut rapporter qu’1/600e du budget fédéral), fustige encore Emmanuel Degrève. Ce sont des impôts qui ne vont pas fournir de recettes conséquentes; ce qui pouvait être produit par les sociétés de management est déjà produit.»

Le fiscaliste cite à ce propos deux mesures déjà annoncées par l’Arizona. Un: l’augmentation de 45.000 à 50.000 euros de rémunération annuelle obligatoire pour les dirigeants –augmentant ainsi la part imposable–, pour continuer à bénéficier d’un impôt réduit sur les bénéfices. Deux: le plafonnement des avantages en nature à 20%. «Ces dispositifs ont déjà pour effet de rendre moins attractif le mécanisme de passage en société et de réduire la place pour l’optimisation fiscale, principalement pour les petits acteurs. C’est malheureusement toujours le petit qu’on « spotche ».»

Des chiffres contestés

Vincent Van Peteghem, dans son argumentaire, pointe également que la création de sociétés de management a doublé en cinq ans. Il insinue un recours abusif au mécanisme par certains. Des chiffres contestés par les fiscalistes. «On est passé de 53.000 à 49.000 sociétés de management en trois ans, chiffre Thierry Litannie. Je ne sais pas d’où le ministre sort ses chiffres, mais il n’y a absolument pas d’augmentation. On assiste même à une diminution», assure-t-il.

Enfin, rendre le passage en société davantage conditionné semble plutôt irréaliste dans la pratique. «S’attaquer aux sociétés de management qui ne comportent qu’une seule personne aura pour seul effet de les faire disparaître. Cela risque même de provoquer une désaffection pour l’activité entrepreneuriale. Absurde, de la part du gouvernement qui dit vouloir encourager l’esprit d’entreprise, mais fait tout pour dégoûter ceux qui veulent se lancer.»

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