fisc
© Getty Images

Le fisc bientôt sans limite pour voir vos comptes: «Les contribuables n’ont pas à être des victimes expiatoires»

Noé Spies
Noé Spies Journaliste au Vif

En souhaitant renforcer sa lutte contre la fraude fiscale, la majorité fédérale met sur la table un projet de loi qui pourrait tuer définitivement le secret bancaire. La mesure fait l’objet d’une forte opposition. Les fiscalistes y voient une dangereuse dérive à l’encontre des droits fondamentaux des contribuables.

En tenant la parole pendant plus de 40 heures cumulées, le député de l’opposition Vincent Van Quickenborne (Open-Vld) a marqué les esprits. L’enjeu, selon le libéral flamand, est à la hauteur de sa ténacité au crachoir de la commission des Finances de la Chambre. En employant la technique de la flibuste, visant à retarder le plus possible l’adoption d’une loi en monopolisant la parole, l’ancien ministre de la Justice s’est en effet lancé dans une véritable guerre d’usure à l’encontre d’un projet visant à réduire la fraude fiscale. Ce n’est évidemment pas la lutte contre cette dernière qui est remise en cause par Van Quickenborne, mais bien la méthode imaginée par l’Arizona pour y parvenir.

Fisc: le PCC au centre des enjeux

De quoi parle-t-on? Concrètement, le projet de loi souhaiterait faciliter l’accès de l’administration fiscale au Point de contact central des comptes et contrats financiers (PCC). Ce dernier consiste en un gigantesque fichier informatisé, tenu au sein de la Banque nationale, qui comporte l’intégralité de tous les comptes bancaires de l’ensemble des résidents fiscaux belges (comptes à vue, à terme, comptes-titres, contrats bancaires, etc.). Une énorme banque de données, en somme.

Jusqu’ici, l’administration fiscale peut la consulter via une procédure encadrée et non-automatique. L’accès nécessite en effet de remplir certaines conditions, comme une interrogation préalable du contribuable en cas d’indices de fraude. Ce n’est que si la justification du contribuable est jugée insatisfaisante aux yeux du fisc que le PCC peut être consulté. Le projet de loi en question compte outrepasser ces conditions d’accès, en visant une automaticité de la consultation pour l’ensemble des contribuables. La secret bancaire, pour le dire autrement, serait enterré.

Car en supprimant ces garde-fous, l’administration fiscale pourrait avoir des vues sur toutes les opérations de chaque contribuable belge, sans distinction, et sans même devoir questionner amont le citoyen suspecté.

Fisc: les droits fondamentaux des contribuables mis à mal?

«La méthode est extrêmement dangereuse, s’inquiète l’avocat fiscaliste Thierry Litannie (Andersen). Le projet ouvre la porte à une multitude d’abus, et permettrait à l’administration fiscale d’entamer des procédures par rapport à tout ce qui lui semblerait anormal, sans aucun garde-fou.» Et donc, concrètement, une arrivée d’argent par défaut sur un compte bancaire deviendrait automatiquement suspecte. «Alors que, dans la majorité des cas, il peut s’agir d’une donation familiale, ou d’un retrait en cash, par manque de confiance dans l’institution bancaire», exemplifie Thierry Litannie.

Ces actions bancaires, qu’elles soient pertinentes ou non, ne sont pas illégales. «Il faut dès lors poser des limites strictes quant au pouvoir d’investigation du fisc. On ne peut pas laisser une marge de manœuvre illimitée à une administration», alerte encore le fiscaliste, qui reconnaît «l’indispensable respect des obligations fiscales… tout comme des droits fondamentaux des contribuables».

Thierry Litannie rappelle que le contribuable doit être présumé de bonne foi. «C’est à l’administration d’établir qu’il est de mauvaise foi si elle souhaite lui infliger une sanction. Pas l’inverse. Les contribuables n’ont pas à être les victimes expiatoires de n’importe quel contrôleur.»

La lutte contre la fraude fiscale «est correcte et nécessaire, insiste-t-il, mais ne justifie pas tout. Or, ce projet de loi reviendrait à sacrifier les droits individuels de chaque citoyen sous prétexte de lutter contre la fraude fiscale. Avec cette mesure, on est plus proche du trotskisme que du libéralisme

Registre des patrimoines et données pseudonymisées

Si le projet de loi entre en vigueur, l’administration fiscale pourrait également établir un registre des patrimoines. Une préoccupation majeure énoncée par Vincent Van Quickenborne. «L’administration en sait déjà beaucoup sur nos patrimoines, commente Thierry Litannie. Mais elle va encore en savoir davantage. Etablir un cadastre des fortunes est envisageable. En revanche, en l’état actuel des choses, la mesure ne servira pas à lutter précisément contre la fraude fiscale, assure-t-il. Si des montants importants sont déposés sur un compte, la banque peut déjà les dénoncer dans l’instant et bloquer les fonds. Cette mesure n’est donc pas nécessaire pour traquer la fraude, argumente l’avocat fiscaliste. D’autant plus que les fraudeurs aguerris ne déposent jamais leur argent sur un compte bancaire belge. L’argument de la majorité est donc totalement spécieux.»

La mesure, concrètement, consisterait aussi à croiser les données bancaires de chaque contribuable avec d’autres données, comme que les salaires et les biens. Ce datamining, développé avec logiciel intelligent et algorithmes, doit permettre de repérer massivement les anomalies, en accédant à des données «pseudonymisées», qui seront ensuite traitées par les contrôleurs. «Le démarche vise un objectif de base louable, à savoir que l’administration dispose de systèmes efficaces pour aller chercher l’impôt dû, reconnaît l’avocate fiscaliste Sabrina Scarnà (Tetra Law). En revanche, poursuit-elle, l’autorité qui détient un accès démesuré à une série d’informations représente une dérive contraire à la protection de la vie privée.»

Si le droit à la vie privée n’est pas absolu, «il ne peut qu’être remis en cause uniquement si l’objectif initial est calibré et d’intérêt général. Or, les balises et les garanties ne sont plus assurées avec le nouveau projet de loi. Qui gère l’algorithme? Comment garantir à tout citoyen que le traitement des données est réalisé de façon sécurisée, sans manipulation?», se questionne Sabrina Scarnà. Ainsi, les algorithmes «pourraient obéir à des conditions davantage politiques, sous couvert d’une fiscalité plus juste», redoute-t-elle.

En étendant son «money control», comme baptisé par Van Quickenborne, le fisc pourrait rapidement se voir doté d’une lampe torche qui éclaire tout, trop fort, même ce qui ne demande aucune lumière. Dans ce faisceau trop large, la frontière entre vigilance et intrusion s’évapore dangereusement.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Expertise Partenaire