Accusé de collusion avec les Frères musulmans, le projet scientifique du «Coran européen» est la cible d’attaques politiques venues de France, d’Allemagne, d’Italie et des Pays-Bas. En Belgique, le MR s’empare du rapport français sur la mouvance frériste pour alerter sur une prétendue infiltration islamiste à Bruxelles. Dans les deux cas, les chercheurs européens dénoncent une instrumentalisation politique de la recherche et du débat public.
Dans la continuité du rapport français sur l’«entrisme» des Frères musulmans en France, qui a révélé une réalité plus mesurée que les discours politiques de droite et d’extrême droite pouvaient laisser entendre, c’est au tour d’un projet scientifique européen d’être au centre d’accusations d’affiliation à la mouvance frériste.
Le projet scientifique du «Coran européen» est attaqué par le camp macroniste (Renaissance), Les Républicains (LR) et le Rassemblement national (RN). Cette recherche étudie l’influence du texte sacré de l’islam sur l’Europe, et vice versa, du Moyen Age jusqu’au XIXe siècle. Les constats de ces six années de recherches montrent comment les textes religieux des trois grandes religions monothéistes se sont construits en collaboration plutôt qu’en opposition. Il en irait de même pour la culture au sens large.
Une conclusion scientifique qui n’a pas plu au ministre français chargé de l’Europe, Benjamin Haddad (Renaissance). Au micro de Radio J, il a fait savoir sa volonté de renforcer le contrôle des subventions accordées par la Commission européenne aux projets scientifiques: «Pas un euro d’argent public européen ne doit être utilisé pour financer les ennemis des valeurs européennes.» Des «ennemis» qui sont en réalité des scientifiques européens sans aucun lien connu avec une quelconque mouvance religieuse.
Le projet est piloté par quatre sommités internationales, John Tolan (université de Nantes), Mercedes Garcia-Arenal (Conseil supérieur de la recherche scientifique, Espagne), Roberto Tottoli (université de Naples, Italie) et Jan Loop (université de Copenhague). Ces scientifiques reconnus sont associés à une quarantaine d’autres chercheurs internationaux, financés à hauteur de 9,8 millions d’euros par le Conseil européen de la recherche (CER).
Pour la sociologue du religieux à l’UCLouvain et spécialiste de la mouvance des Frères musulmans, Brigitte Maréchal, ces accusations sont absurdes et néfastes, mais c’est une dérive courante: «On fait face à des politiques qui ont trouvé leur bouc émissaire. Ces derniers deviennent interventionnistes dans les projets académiques et scientifiques sur des sujets dont ils n’ont pas d’expertise ou qu’ils n’ont pas étudiés en collaboration avec les spécialistes adéquats. J’ai été consultée lors de l’élaboration du rapport français. Je ne vous cache pas mon étonnement quand j’ai vu la version finale. Les notes de bas de page avaient disparu. Je soupçonne que le document soit passé par la moulinette politique. Sur ce sujet, il y a une instrumentalisation politique, c’est clair.»
«Coran européen», une étude fiable, complète et utile
En six ans, depuis son lancement en 2019, le projet scientifique européen n’a pas chômé. Les chercheurs ont produit onze volumes collectifs avec l’ambition d’arriver à 20 d’ici la fin de son financement en 2026. Mais aussi six autres ouvrages scientifiques, quatre thèses, une trentaine d’articles et de chapitres de livres, une quinzaine de notices encyclopédiques, des productions vidéo sur YouTube, quatre expositions, un ouvrage de référence et une bande dessinée.
Malgré cela, et le contrôle des pairs académiques, le «Coran européen» est toujours dans le viseur des politiques françaises, de la droite conservatrice et de l’extrême droite italienne, néerlandaise et allemande. Avant un effet tache d’huile en Belgique?
Brigitte Maréchal explique ce phénomène où tout ce qui touche de près ou de loin au culte musulman est susceptible d’être en proie à des accusations d’appartenance frériste: «Aujourd’hui, ce qui préoccupe, c’est le caractère secret de la mouvance. Mais il faut se demander pourquoi ils ne se révèlent pas sur le devant de la scène médiatique. Avouer qu’on fait partie du mouvement, c’est perdre tout crédit social. Cette logique n’est pas saine pour notre démocratie. On devrait pouvoir en débattre, en parler, partager des opinions divergentes ou complémentaires. Propager des stéréotypes sur les Frères musulmans ou leur attribuer des ambitions expansionnistes exagérées, c’est mettre en péril la confiance sociale, au coeur des soicétés, et le système démocratique belge qui laisse la part belle au pluralisme des idées et des cultes. Si en plus on s’attaque aux académiques et universitaires, alors nous sommes au seuil de dérives qui m’inquiètent.»
En réaction aux attaques politiques sur le projet scientifique, la communauté scientifique s’est soudée pour adresser une lettre commune aux autorités compétentes. Ils y dénoncent une tentative de discréditation antidémocratique et dangereuse, alimentée par ce qu’ils redoutent être des stéréotypes xénophobes: «Si la Commission européenne, par le biais des fonds de l’ERC (Centre européen pour la recherche), a subventionné le projet du « Coran européen », c’est que son intérêt et son indépendance vis-à-vis de toute autre institution ou mouvance sont incontestables. Dix à quinze avis anonymes et circonstanciés sont demandés par dossier examiné. Contester son intégrité, c’est faire un pas vers une logique de démocratie illibérale.»
Frères musulmans: le MR relance la polémique
En Belgique, le projet «Coran européen» n’est pas explicitement visé, mais certaines dynamiques politiques font écho au climat français. Le MR s’appuie sur le rapport parlementaire français sur l’«entrisme» frériste pour alerter sur une prétendue infiltration islamiste à Bruxelles. Il s’appuie notamment sur cinq lignes du rapport décrivant la Belgique comme un «carrefour de la mouvance frériste», et cinq communes bruxelloises comme des «territoires confisqués».
«Ce rapport est un épouvantail qu’on agite pour faire peur. Aujourd’hui, la structure des Frères musulmans ne représente plus grand-chose en termes d’organisation. Elle a influencé nombre de musulmans et ceux-ci sont eux même influencés par nos sociétés, nos modes de vie, notre logique individualiste», explique Brigitte Maréchal, au vu de ses nombreuses rencontres avec des personnes concernées dans le cadre de ses études sociologiques. Puis, elle ajoute: «Si le MR souhaite étudier leur influence, je leur propose de lire la documentation déjà disponible. L’Ocam (Organe de coordination pour l’analyse de la menace) a clairement indiqué que ce n’était pas une priorité. Je leur recommande plutôt de se concentrer sur les acteurs qui polarisent réellement la société en faisant passer de la post-vérité comme des faits établis.»