La commune de Jurbise, envahie de caméras de surveillance. © Belga

Pourquoi Jurbise est la capitale wallonne des caméras: «S’il se passe un vol ici, les gens pensent que c’est Chicago»

Avec 111 caméras pour un peu moins de 11.000 habitants, Jurbise assume son statut de petite capitale wallonne de la vidéosurveillance. Une politique parfaitement sensée, insiste Jacqueline Galant. Les questions à son sujet ne manquent pas, pourtant.

A Galant-City (un titre qui n’est pas galvaudé pour Jurbise, dirigée depuis 2001 par la libérale ayant elle-même succédé à son père Jacques, aux manettes depuis 1983), le sujet des caméras n’a jamais fait de vagues. Ou alors, ceux qui trouvent à y redire se font bien discrets. «En tout cas, je peux vous dire que, de manière générale, c’est assez bien perçu ici, de ce que j’entends dans mon établissement», assure Brice Revercez, gérant du café Au Cheval d’Or, institution locale.

Si l’on vit dans la commune hennuyère où l’actuelle ministre en charge notamment de la Fonction publique, des Sports et des Médias fait office de bourgmestre empêchée, mieux vaut ne pas être trop incommodé par la présence de ces yeux électroniques fixés aux réverbères. Celle-ci prend effectivement des proportions particulières.

Notre enquête «Sous surveillance», menée avec Le Soir, la Ligue des Droits Humains et la plateforme Technopolice.be, a permis de recenser la présence de 108 caméras communales ainsi que deux caméras ANPR fixes sur le territoire jurbisien. La commune, située sur la zone de police Sylle et Dendre, a par ailleurs autorisé l’usage d’une caméra ANPR mobile. Soit 111 caméras pour une commune de 57,86 km², dont la population atteignait 10.868 habitants l’an dernier. C’est deux fois plus que les 55 caméras recensées dans la commune voisine Mons, qui compte neuf fois plus d’habitants. Des chiffres qui font de Jurbise la commune wallonne la plus vidéosurveillée, si l’on rapporte le nombre de caméras à la population et à la superficie.

Pas de quoi fouetter un cheval, estime le gérant du principal troquet du centre de la commune. «Après, c’est sûr que ça représente un coût considérable pour les Jurbisiens. Maintenant, pour moi personnellement, il y a des caméras installées juste en face de mon établissement, et je dois dire qu’il y a quand même un côté sécuritaire qui est chouette, poursuit-il. C’est vrai qu’on constate une recrudescence de vols sur la commune. Il paraît que ce sont des gens qui viennent en train avant la nuit et reprennent le premier train le lendemain matin. »

Des ambitions qui explosent

Tout cela est le fruit d’une stratégie appuyée depuis le milieu des années 2010 par Jacqueline Galant. Et assumée à 200%, hier comme aujourd’hui. «La première préoccupation des Jurbisiens, c’est la sécurité et le fait de se sentir à l’aise dans leur commune», soutient la bourgmestre empêchée, en nous recevant à la maison communale en présence de Stéphanie Hotton, faisant fonction, et du directeur général de la commune, Stéphane Gillard. «Il faut évoluer avec son temps et utiliser des moyens modernes pour assurer leur sécurité. Car les policiers, malheureusement, on ne peut pas en mettre à tous les coins de rue.»

En 2014, la commune avait déjà franchi un premier cap en faisant l’acquisition de 21 caméras. «On a quand même la réputation d’être une commune à la population aisée avec un taux d’emploi élevé, ce qui fait que les voleurs aiment bien venir ici. D’autant que nous sommes voisins de grandes villes et de grandes zones de police, comme Mons et la zone Boraine, avec lesquelles nous partageons des rues. Il est vrai que des vols commis étaient souvent le fait de gens venant de ces régions-là. Les caméras permettent donc aux services de police de suivre des voitures lors de vols commis sur l’entité», poursuit-elle, insistant sur l’importance d’agir sur le sentiment de sécurité des administrés.

Rapidement, cette première vague d’installation en appellera une deuxième. «Il est vrai que c’est une technologie qui évolue très, très vite, même trop vite. Car on finissait d’installer la première vague qu’il y avait déjà une évolution technique fort marquée, continue Jacqueline Galant. C’est pour ça qu’on a voulu étendre encore notre réseau en ajoutant des caméras aux endroits de rassemblement, sur nos bâtiments communaux, nos trois écoles… Parce qu’on est en zone rurale, avec des écoles fort isolées.»

Au début de la mandature 2019-2024, le collège annonce la couleur. Dans un Plan stratégique transversal, il fixe l’intention d’augmenter de «20%» le parc communal. Mais en 2020, cet objectif est déjà revu largement à la hausse: un budget de 250.000 euros est prévu pour doubler la capacité existante.

Un an plus tard, l’ambition tutoie de nouveaux sommets. En novembre 2021, la commune attribue un nouveau marché, avec la volonté affichée de faire passer à 121 le nombre total de caméras sur son sol (un chiffre désormais moins élevé, en raison du retrait de certains engins défectueux). C’est CCDA, une PME spécialisée dans la domotique et la vidéosurveillance, dont le siège social est à Jurbise, qui décroche la timbale (lire par ailleurs).

Pourquoi un tel redimensionnement? «Cette adaptation est le fruit de plusieurs débats et réflexions, en particulier avec la zone de police, impliquée dès le début quant au choix des emplacements opportuns», justifie le directeur général Stéphane Gillard, grand architecte du «projet caméras» jurbisien. Ce dernier évoque également le résultat de discussions avec une consultant externe mandaté pour accompagner la réalisation du marché. Il souligne encore: «Les chiffres initialement repris au Plan stratégique de sécurité ou ailleurs ne reposaient sur aucune évaluation technique précise et spécialisée du sujet».

Thierry Dierick, chef de corps de la zone Sylle et Dendre, confirme que ses équipes ont bel et bien été impliquées dans le choix des emplacements des caméras et qu’il y a un intérêt certain à travailler avec de tels outils. «C’est un plus au niveau des enquêtes.» Mais il précise aussi n’avoir jamais plaidé pour un nombre particulier de caméras et que ce choix relève de la commune.

«Prouvez-nous que ça marche»

L’ambition affichée a un coût certain: 422.396 euros HTVA. C’est ce que la commune affirme avoir déboursé pour la seconde vague d’installation lancée en 2021 – et c’est 60.000 euros de plus que l’offre remise par CCDA avant de se voir attribuer le marché. «C’est un choix d’avoir investi dans la sécurité plutôt que dans un autre domaine. Et si c’était à refaire, je le referais», persiste Jacqueline Galant.

Membre de l’opposition au conseil communal, Eric Auquière (Alternative Citoyenne) estime pour sa part que le montant cumulé de la politique de vidéosurveillance sur la commune, depuis ses débuts, avoisinerait plutôt les 800.000 euros en raison des multiples frais de maintenance. Un coût pour une commune dont le budget ordinaire avoisinait les seize millions d’euros l’an dernier. «Notre position a toujours été: montrez-nous, par des chiffres, que ça en vaut la peine. On entend bien que le collège estime que ça a un effet positif, mais il faut nous le prouver.»

«C’est un choix d’avoir investi dans la sécurité plutôt que dans un autre domaine. Et si c’était à refaire, je le referais»

Pour Jacqueline Galant, le doute n’est pas permis: «Récemment, le chef de corps est venu présenter la situation dans la zone et sur notre commune au conseil. Et le nombre de vols diminue, même fortement pour les vols dans les habitations. Tout comme les faits liés à la sécurité routière», assure-t-elle.

Le chef de corps en question confirme: « On a un taux de criminalité relativement bas par rapport aux zones avoisinantes, notamment sur les cambriolages». Il ne se montre toutefois pas tranché sur l’éventuel rôle d’un «effet caméras» dans tout cela. Et constate que, malgré cette tendance, «le sentiment d’insécurité persiste chez les citoyens». Eric Auquière ne conteste pas, lui, une diminution des vols dans les habitations: «Mais si vous allez voir les statistiques dans les communes voisines, vous observerez que ça diminue partout, avec un transfert de la criminalité classique vers une criminalité informatique.»

Que la commune soit déjà l’une des plus tranquilles de la région, cela n’est pas la question, selon Jacqueline Galant. «Comme ici, tout le monde se connaît pratiquement, dès qu’il y a des faits qui s’accentuent, c’est vite connu, d’où l’installation d’un certain sentiment. Avec les réseaux sociaux, maintenant, s’il se passe un vol, les gens ont l’impression que c’est tous les jours et que c’est Chicago à Jurbise

Quand l’ami intime du directeur général rafle le marché public

Le directeur de CCDA, qui a installé pour au moins 422.000 euros de systèmes de vidéosurveillance à Jurbise, est un ami intime du directeur général de la commune. En tant que représentant du collège, ce dernier a pourtant été impliqué de près dans la procédure de marché.


T’arrêtes pas de me suivre?» titille en commentaire S.C, fondateur et gérant de la société jurbisienne CCDA, sous la photo de profil Facebook de Stéphane Gillard, directeur général de la commune. Un cliché où ces deux amis très proches s’affichent bras-dessus, bras-dessous, comme sur de nombreuses autres publications retrouvées sur leurs comptes respectifs.

En novembre 2021, au terme d’une procédure d’attribution ouverte quatre mois plus tôt, cette PME raflait le marché public lancé par Jurbise pour étendre son parc de caméras d’une centaine d’unités. Un marché au montant estimé lors de son lancement à 465.553 euros HTVA, que l’administration a mené à bien avec l’assistance d’une société de consultance luxembourgeoise. Et dont le grand architecte, au niveau communal, ne fut autre que le directeur général de l’administration. Cela, la bourgmestre (désormais empêchée) Jacqueline Galant (MR) le confirmait dans un entretien accordé au Soir début octobre au cours d’un reportage sur la vidéosurveillance à Jurbise: «On n’a pas les ressources d’une grande ville. C’est donc le directeur général qui, tout seul, a dû porter ce projet». 

Le nom de Stéphane Gillard apparaît effectivement sur plusieurs documents de la procédure, obtenus par Le Soir et ses partenaires dans le cadre de notre enquête «Sous surveillance». Il est ainsi renseigné dans le cahier des charges en tant que « représentant du collège communal », faisant office de «fonctionnaire dirigeant» dans le cadre de ce marché. Des suivis de modifications dans ce document témoignent également de son intervention dans cette partie de la procédure. «Ne serait-il pas opportun de prévoir précisément des amendes en cas de retard imputable à l’adjudicataire?» suggérait-il par exemple le 23 juin 2021 dans cet écrit.

Une fois l’appel d’offres publié, le directeur général a également participé physiquement aux côtés du consultant externe à des échanges avec les candidats au marché. Notamment dans le cadre d’une réunion tenue à la maison communale le 1er septembre 2021, visant à en présenter les aspects techniques aux représentants de plusieurs sociétés intéressées, parmi lesquelles CCDA, mais aussi des poids lourds comme Securitas et Proximus. A ce titre, il faut constater que toutes les sociétés à qui le dossier avait été transmis ont finalement renoncé à soumettre une offre, à l’exception de CCDA et d’une PME liégeoise, Prelude.
Enfin, il apparait que le directeur général a apposé sa signature à côté de celle de la bourgmestre Jacqueline Galant sur la décision du collège communal du 29 novembre 2021 attribuant le marché à CCDA.

«Une question de gouvernance»


Il ressort d’une analyse d’offres réalisée la boîte de consultance luxembourgeoise que celle-ci a attribué la note de 97 % au projet remis par l’entreprise jurbisienne, ce qui lui a permis de remporter le marché. Et ce en raison, notamment, du prix proposé (360.311,72 euros HTVA), inférieur de 26 % à celui remis par la PME concurrente. Le rapport se montre également élogieux sur les qualités techniques du projet de CCDA. « Nous constatons un investissement important en amont par le bien d’une importante étude de terrain comportant des propositions et des variantes très spécifiques, note-t-il. Cette étude est d’ailleurs très documentée (332 pages) avec des descriptions techniques pour chacun des sites, comprenant prises de vues, études de faisabilités, implantation…»

Suffisant pour lever tout questionnement relatif cette amitié entre adjudicateur et adjudicataire? Le Soir a sondé cinq avocats et juristes spécialisés dans le domaine des marchés publics. Tous s’accordent à dire, pour certains en «on», que le cas de figure décrit soulève des interrogations légitimes. «Car le droit lié aux marchés publics, il y a une règle disant qu’il suffit d’une apparence de partialité pour remettre en cause un marché», rappelle notamment Mathieu Dekleermaeker, avocat et collaborateur scientifique au Centre de droit public et social de l’ULB. «Ce cas pose une question de gouvernance, alors qu’une commune, dans pareille situation, a l’obligation de mettre tout en place pour prévenir un possible soupçon.» Il ajoute encore: «Ce lien aurait normalement dû être communiqué aux autres opérateurs économiques qui ont remis une offre.»

L’avocate spécialisée Marie Vastmans va dans le même sens : « J’entends que c’est un prestataire externe qui a analysé les offres. Mais si j’avais été le collège, j’aurais sans doute essayé de prendre une série de mesures pour que ce directeur général n’apparaisse pas dans la procédure.» Et d’ajouter: «Il y a des moyens tout à fait légaux et valables d’attribuer une décision en passant outre l’implication d’un directeur général. »

« Aucune raison de l’évoquer »

Confronté à ces interrogations, Stéphane Gillard confirme être un ami proche de S.C. mais affirme n’avoir jamais discuté du marché avec son intime avant son lancement. Ce que soutient réciproquement le chef d’entreprise : « Nous n’évoquons que très rarement notre vie professionnelle respective lorsque nous nous côtoyons à titre privé, » assure ce dernier, en se disant interpellé par nos questions. « Pourquoi aurais-je dû me sentir en inconfort ? »

Le directeur général réfute dès lors toute immixtion dans la désignation de son ami. « En tant que directeur général, mon nom apparaît dans tous les cahiers des charges en tant que représentant de la commune, » justifie-t-il sur cet aspect. Il reconnaît avoir «bien entendu» participé à une réunion de présentation technique avec les candidats le 1er septembre 2021, mais assure avoir laissé le consultant externe répondre aux questions et présenter le projet. Il affirme par ailleurs n’avoir jamais fait connaître son lien avec le patron de CCDA à ce prestataire externe, ni aux sociétés présentes ce jour-là. «Il n’y avait aucune raison de l’évoquer.»

Sollicité, le directeur de la société de consultance en question confirme que l’affinité entre le directeur général de la commune et le patron de CCDA ne lui a jamais été exposée au cours de la procédure. Et relève «qu’une communication à ce sujet aurait apporté plus de clarté sur cette relation. » S’il déclare avoir remarqué une certaine familiarité entre eux, il précise avoir mis cela sur le compte du fait que CCDA prestait déjà des services pour Jurbise (CCDA ayant déjà effectué pour la commune quelques modestes travaux de remplacement et de maintenance de caméras).

«S’agissant de l’attitude de Monsieur Gillard vis-à-vis de Monsieur C. dans ce dossier, nous n’avons relevé aucun comportement susceptible de remettre en cause sa neutralité. À aucun moment il n’a interféré dans le déroulement de notre mission ni cherché à favoriser un soumissionnaire» souligne-t-il, en confirmant au passage la présence de M. Gillard à plusieurs réunions techniques, justifiée selon lui par sa connaissance approfondie des besoins initiaux du marché. Pour le prestataire externe, il ne fait néanmoins aucun doute que l’offre de CCDA était qualitativement et financièrement supérieure à celle de son concurrent.

Le directeur général, lui, affirme également que sa signature sur la décision d’attribution ne vaut pas implication dans cette décision : « La signature et le contreseing sont deux choses bien distinctes : par le contreseing, le directeur général atteste, confirme qu’une décision a bien été prise par l’autorité. Il n’engage pas autrement sa responsabilité par rapport au document qu’il contresigne, ni ne valide ou pose un choix. » Par conséquent, « je n’ai pas envisagé de prendre mes distances par rapport à cette procédure, » conclut-il, en assurant du reste qu’il ne pouvait déléguer son rôle dans pareille situation – plusieurs des experts que nous avons interrogés soutiennent, eux, qu’il aurait été possible de se déclarer «empêché». Il ajoute : « En tant que directeur d’une commune d’un peu plus de 10.500 habitants, je connais probablement une grande partie des entrepreneurs, PME, indépendants, commerçants de l’entité. Si je devais suivre votre raisonnement, je devrais faire un pas de côté dans tous les marchés publics aboutissant à la désignation d’un adjudicataire jurbisien. »

Stéphane Gillard et Jacqueline Galant insistent tous deux sur le fait que le marché n’a jamais été contesté et a été approuvé par la tutelle régionale. L’édile MR, occupée à 100 % dans la commune à l’époque, était-elle de son côté au courant de la relation privilégiée entre les deux hommes ? Stéphane Gillard affirme que oui : «Madame Galant est bien entendu au courant de cette relation», publique sur Facebook, dit-il. L’actuelle ministre nous livre une réponse contradictoire. « Je n’ai aucune information quant à une amitié « »proche »». Pour la libérale la question importerait peu, dans tous les cas. « Le fait de connaître un des intervenants ne permet pas de conclure à un conflit d’intérêts au sens de la loi » tranche-t-elle. « La décision prise l’a été sur base d’une application d’une cotation objective des offres sur base des critères objectifs du cahier des charges. Ce dossier a été traité comme de nombreux autres et aucun doute ne permettait au moment de son attribution de demander le moindre écartement du Directeur général en l’absence d’éléments connus et tangibles. »

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