En deux décennies, les caméras ont pris une place centrale dans le quotidien de la police belge. Murs d’écrans, toiles ANPR, nouveaux réflexes dans les enquêtes… Ces recours à la vidéosurveillance, critiqués comme fantasmés, demeurent du reste peu évalués.
Lentement mais sûrement, la génération de policiers bruxellois ayant connu la préhistoire de la vidéosurveillance se rapproche de l’âge de la retraite. «Moi qui ai commencé les patrouilles en 1995, j’ai l’impression qu’il y avait déjà des caméras. Bien sûr, certainement pas aussi nombreuses et qualitatives qu’aujourd’hui», illustre Olivier Slosse, chef de corps de la zone Bruxelles-Nord (Schaerbeek, Evere et Saint-Josse).
Au cours des deux dernières décennies, les réseaux de caméras de surveillance ont connu une vaste expansion dans les agglomérations, puis dans les villages, prenant une place de plus en plus banale dans le travail policier. «Aujourd’hui, je peux vous dire qu’on ne parle plus des caméras en tant que nouvelles technologies», affirme le commissaire divisionnaire.
Les cadres policiers rêvent déjà bien plus loin. «A très court terme, ce qui prendra certainement son envol, ce sont plutôt les drones, poursuit-il. Et à plus long terme, on parle bien sûr de l’intelligence artificielle et des questions de société qui devront nécessairement être soulevées à son sujet.» La brèche ouverte à l’échelon européen par le récent AI Act, qui interdit le recours à la reconnaissance faciale en temps réel dans l’espace public mais laisse la possibilité aux Etats membres de légiférer sur un nombre limité d’exceptions, a rendu la question terriblement actuelle, mettant plus que jamais en alerte les défenseurs des libertés fondamentales et du droit à la vie privée.
Face aux enjeux cruciaux posés par ces nouvelles technologies, qui inondent déjà le marché mondial de la surveillance, l’usage actuellement fait de la vidéosurveillance par la police belge demeure peu scruté, peu étudié et peu évalué. En un laps de temps pourtant bref, celle-ci a sensiblement transformé les pratiques dans les commissariats.
«Il ne faut pas surestimer le nombre d’images véritablement regardées dans un dispatching.»
Peu de «patrouilles virtuelles»…
Autrefois réservés au domaine de l’anticipation, les «murs d’écrans» font désormais partie du paysage dans les dispatchings des zones de taille conséquente. Leur usage s’est banalisé depuis une quinzaine d’années, alors que la police a désormais accès à un nombre croissant d’images en direct (depuis septembre 2025, pas moins de 130 zones peuvent avoir accès en temps réel aux images de caméras appartenant à la SNCB). Mais pour quoi faire, au juste?
«Il ne faut certainement pas surestimer le nombre d’images qui peuvent véritablement être regardées dans un dispatching ou un centre CCTV, où ne travaillent jamais plus que quelques personnes, par ailleurs occupées à de nombreuses tâches souvent prioritaires», met en garde Sarah Van Praet, criminologue à l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC), tout en soulignant «des différences de pratiques considérables entre les zones et dans certaines d’entre elles.»
La scientifique et son collègue Kevin Emplit (ULB) viennent de clôturer un long travail de terrain au sein de cinq zones du pays, dans le cadre d’un projet de recherche inédit, axé sur l’usage des nouvelles technologies au sein de la police et financé par Belspo, la politique scientifique fédérale. «De ce que j’ai pu observer dans ce type de locaux, personne n’est en train de regarder non-stop des images de caméras», poursuit Sarah Van Praet, s’attaquant au «fantasme» de caméras qui permettraient de ne plus rien laisser passer. «Il faut aussi garder en tête que la plupart des faits commis en direct dans l’espace public ne peuvent pas bien se détecter grâce à ces caméras. Prenez un vol à la tire: il faut être très attentif pour le voir sur des images, qui plus est pendant que l’on est occupé à faire au moins cinq autres choses, dont gérer des appels urgents.»
Depuis son bureau de chef de corps, Olivier Slosse ne dit pas l’inverse. «A notre dispatching, les personnes peuvent, certes, choisir ce qui est mis en évidence, et éventuellement venir en appui des interventions, en orientant des caméras vers les secteurs d’intérêt. Mais a priori, elles ne font pas un travail de patrouille virtuelle», évoque-t-il, en parlant d’un recours marginal à l’image en temps réel par les services d’intervention.
…mais un flot de sanctions en temps réel
Si l’intervention policière sur base d’images scrutées en temps réel serait donc à relativiser, l’expansion croissante du réseau de caméras ANPR (Automatic Number Plate Recognition), depuis les attentats de 2015-2016, semble pour sa part avoir déjà radicalement changé la donne dans le domaine des recherches d’infractions en direct. «Pour les caméras de surveillance classiques, la question se pose de savoir qui fera quelque chose de ces images. Pas pour les ANPR, car un logiciel intégré identifiera automatiquement les plaques d’immatriculation afin de faire des liens avec d’éventuelles demandes de suivi de voitures», cadre Sarah Van Praet.
«Il devient presque impossible d’avoir une vraie discussion au sujet des caméras ANPR.»
Ces suivis peuvent servir dans le cadre d’enquêtes, par exemple pour reconstituer le parcours d’un véhicule en fuite. Mais les ANPR sont aussi de plus en plus employées pour traquer des infractions de roulage, de façon automatique. «Dans certaines zones qui ont fortement investi dans un réseau ANPR, elles sont beaucoup employées pour délivrer des amendes», appuie-t-elle en citant le cas d’une zone rurale «où l’on comptait pourtant plus de caméras ANPR qu’en milieu urbain». «J’ai eu affaire au discours de cette zone qui disait générer l’équivalent de ses propres frais de fonctionnement grâce à elles. Au point qu’elle les déconnectait parfois, car il ne fallait pas que les habitants reçoivent plusieurs fois par mois une amende», souligne la chercheuse.
Pour Corentin Debailleul, chercheur en géographie humaine spécialisé dans les questions de surveillance (ULB) et membre de la plateforme technopolice.be, c’est bien pour cela que l’essor des ANPR doit être questionné comme un cas d’école de «pied dans la porte». «Elles ont été mises en place en parallèle de discours portant sur l’antiterrorisme ou sur leur intérêt en matière environnementale et de santé publique, dans le cadre du contrôle de la zone basse émission à Bruxelles. Vu le contexte, il devient presque impossible d’avoir une vraie discussion à leur sujet, souligne-t-il. Et de façon opportuniste, la police réalise que si elle peut avoir partout des caméras qui peuvent lire toutes les plaques, elle peut en faire toute une série d’autres choses pour servir ses intérêts.»
«Regardez le meurtre récent survenu à Zeebruges. Sans caméras, c’était foutu.»
L’exploitation caméra, désormais réflexe «standard»
S’il y a enfin une vertu prêtée aux caméras qui semble faire l’unanimité dans le monde policier et judiciaire, c’est leur potentiel d’exploitation a posteriori dans le cadre d’enquêtes, quand bien même leur effet chiffré sur les résultats des enquêtes demeure méconnu en Belgique, et remis en question à l’étranger. Fin août, le procureur du roi de Bruxelles, Julien Moinil, insistait encore lors d’une conférence de presse sur le thème des fusillades: «Il y a de nombreux faits qui pourraient être résolus avec les caméras. Si on en avait plus et si elles étaient toutes opérationnelles, ça pourrait aller beaucoup plus vite.»
«Les caméras sont un élément essentiel. Dans chaque dossier un peu sérieux, c’est devenu un peu le standard: caméras, ANPR et analyse de données sur la téléphonie», renchérit Frank Schuermans, président a.i. de l’Organe de contrôle de l’information policière et magistrat au ministère public. «Regardez le meurtre récent survenu à Zeebruges. Sans caméras, c’était foutu.»
Fort de ses observations récentes, Kevin Emplit ne peut que constater, lui aussi, à quel point l’exploitation de caméras s’est imposée comme un réflexe devenu indispensable dans le cadre des missions judiciaires de la police. «J’ai pu observer que la première question qu’un policier se posait souvent est: « Y avait-il des caméras à proximité des lieux où ont été commis des faits? ».» Au point de prendre le dessus sur d’autres moyens d’enquête? «Ce que j’ai pu observer, c’est une question de différence générationnelle», nuance le chercheur. Des policiers forts de 20 ans de métier, par exemple, ont été habitués à travailler sans caméras. Ils ont davantage de réflexes d’investigation à l’ancienne, comme le recours aux enquêtes de voisinage ou aux récoltes d’informations auprès d’indicateurs. Là où, effectivement, la jeune génération de policiers formés à cette technologie aura peut-être moins tendance à s’appuyer sur ces méthodes traditionnelles.»
«L’enquête caméra est évidemment utile, mais ce n’est pas la panacée, rebondit un policier bruxellois expérimenté. L’enquête de voisinage a toujours son importance, par exemple, car la caméra filme mais n’entend pas. De plus, les caméras, du moins les anciens modèles, sont généralement tournées vers un point fixe et ne filment peut-être pas dans le bon sens. Elles peuvent aussi être de mauvaise qualité. Dans la zone où je travaille, c’est d’ailleurs souvent le cas.»
