David Van Reybrouck nous a accordé une interview exclusive pour la sortie en français de son plaidoyer, acceptant de s’extirper pendant deux heures de l’écriture de son prochain livre, consacré à l’Indonésie, ancienne colonie des Pays-Bas. Un autre best-seller à venir, après son célèbre Congo (Actes Sud).
Votre Plaidoyer pour un populisme sort en français plus de dix ans après sa publication en néerlandais, mais il paraît plus actuel que jamais…
C’est vrai, malheureusement. Mes prédictions en matière de populisme se sont révélées justes. En 2016, j’étais un des rares à affirmer que Donald Trump allait gagner la présidentielle américaine. Personne ne voulait y croire.
Le carburant du populisme, c’est le dédain des élites ?
Oui, le dédain envers les électeurs populistes et la diabolisation de ces électeurs. On stigmatise, sans distinction, les leaders populistes et ceux qui votent pour eux. C’est une erreur grossière. Vous savez, je viens d’une famille très modeste, dans la campagne brugeoise. Mes deux grands-pères travaillaient à l’usine. L’un était social-chrétien, l’autre plutôt flamingant. Aujourd’hui, ils voteraient probablement populiste : N-VA ou même Vlaams Belang. Dans ma famille, certains sont encore tentés par la droite radicale. Mais je les connais, ils ne sont ni racistes ni manipulés.
Ce dédain des élites n’a pas changé, au contraire ?
Dans le livre Contre les élections, j’évoque une étude néerlandaise réalisée auprès de l’élite politique des Pays-Bas. Elle montre très clairement que cette élite se considère comme supérieure, plus compétente, plus ouverte au monde, plus rationnelle que le reste de la population. Ce dédain, je l’ai eu moi aussi. Je le raconte au début du Plaidoyer pour un populisme : à la fenêtre d’un appartement de Middelkerke avec des copains d’université, je me moquais des promeneurs bedonnant, tatoués, en bermuda, qui léchaient des glaces dégoulinantes. Si j’avais eu les mêmes propos méprisants à l’égard de Marocains, on m’aurait traité de raciste. A juste titre. Ici, tout le monde riait. Pourquoi ? Ensuite, j’ai eu un vrai déclic et j’ai écrit ce livre. Ce fut libérateur.
Dire que tout Bilzen est raciste, c’est comme dire que tous les Molenbeekois sont des terroristes.
Vous expliquez le populisme par le fossé culturel entre les » peu » et les » très » scolarisés. Le taux de scolarité a tout de même augmenté, non ?
Oui, et cela donne une capacité à s’exprimer, à verbaliser. Les plus opprimés, les moins scolarisés se taisent. Mais ceux qui sont légèrement plus scolarisés parlent. Or, le premier symptôme de l’émancipation, c’est la rage. Le vote populiste est finalement le cri de rage de ceux qui se sont tus trop longtemps et qui ont désormais la parole.
Pour expliquer l’émergence du populisme de droite, vous pointez surtout les socialistes. Les Trump, Le Pen, Van Grieken, c’est la faute à la gauche ?
Richard Rorty, un philosophe américain l’a bien expliqué en disant que la notion de race avait remplacé la notion de classe, dans les combats de la gauche. C’est plus vrai en Flandre qu’en Wallonie. Les socialistes, inspirés par l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair, ont laissé tomber leur base traditionnelle depuis l’émancipation de la classe ouvrière, pour se tourner davantage vers la défense des droits des migrants. Le débat sur les luttes sociales s’est mué en débat sur les droits de l’homme. Mais qui s’occupe encore du prolétariat autochtone ? Le vide laissé a été rempli par les populistes. Je n’entends jamais à gauche un discours sur l’immigration qui défend les droits des nouveaux-venus, tout en respectant le vécu et les craintes des autochtones. Ces derniers sont, au contraire, taxés de racistes lorsqu’ils votent populiste. Mais il faut les entendre, essayer de les comprendre, plutôt que de les montrer du doigt.
Il faut de l’empathie ?
Il y a tout un pan de la société qu’on aime détester et qu’on déteste aimer, thatwe love to hate and we hate to love, comme on dit en anglais. Je suis très intéressé par le travail du psychothérapeute Thomas d’Ansembourg sur la communication non violente qui permet de transformer une situation de conflit et d’incompréhension en situation de dialogue. Ce qui vaut pour les relations interpersonnelles vaut aussi pour les relations au niveau de la société. Oui, nous manquons d’empathie. Cela ne signifie pas qu’il faille, par exemple, absoudre ceux qui ont bouté le feu au futur centre d’asile de Bilzen. Il s’agit là d’actes criminels. Mais dire que tout Bilzen est raciste, c’est comme affirmer, après les attentats de Bruxelles, que tous les Molenbeekois sont des terroristes. Mettre tout le monde dans le même sac, c’est se donner une autorité morale qui empêche une vraie discussion.
Le facteur identitaire n’est-il pas le plus important pour expliquer le populisme ?
C’est le fruit plutôt que la racine. Plus on humilie des peu scolarisés blancs, plus ils revendiquent leur identité. Un discours identitaire ferme s’est aussi installé à gauche, avec une radicalisation de la pensée postcoloniale ou de la pensée féministe, par exemple. C’est assez nouveau et inquiétant, car le fossé s’agrandit des deux côtés. Tout le monde semble être dans les tranchées, désormais.
N’y a-t-il pas un risque grandissant de dérive du populisme vers une forme d’autoritarisme ?
Oui. Depuis environ deux ans, un certain fascisme est en train de monter, avec le populisme obscur de droite. Lorsque le pouvoir populiste tente de saboter une justice indépendante, comme en Pologne, ou vitupère contre une presse indépendante, comme aux Etats-Unis, ou encore prétend que les droits de l’homme sont flexibles, comme au Brésil, cela devient très problématique. Mais la plupart de ceux qui votent pour des idées radicales ne sont pas encore fascistes. Ils peuvent le devenir à force d’être stigmatisés, un peu comme dans le processus de radicalisation des terroristes : si on ne peut appartenir à part entière à la société belge, on se réfugie dans un coin où on nous donne une raison de vivre, voire de mourir.
Vous plaidez malgré tout pour le populisme. Ou plutôt pour un populisme éclairé.
Le populisme est un révélateur, comme l’a été le socialisme révolutionnaire au début du xxe siècle. Celui-ci allait jusqu’à prôner la dictature du prolétariat et est finalement devenu la social-démocratie, avec Jean Jaurès qui, plutôt que la révolution, a misé sur les avancées sociales. Le populisme, s’il s’inscrit dans le jeu démocratique, peut évoluer pareil. Je crois à un populisme éclairé, mais je le vois de moins de moins. C’est inquiétant.
Le tirage au sort de citoyens qui siégeront dans des assemblées parlementaires est-il le remède au populisme obscur ?
Evidemment. Il faut impliquer ceux qui sont en rage. Il est urgent de mettre à jour nos procédures démocratiques qui fonctionnent aujourd’hui avec des outils usés. Il ne faut pas jeter d’un coup le mode électif, mais lui adjoindre de nouveaux outils. Celui du tirage au sort de citoyens lambda pour constituer une assemblée délibérative me semble très adéquat. La Communauté germanophone vient de se jeter à l’eau en créant une assemblée citoyenne permanente – une première mondiale – et cela va faire des petits. A Mons et en Région bruxelloise, on y travaille. On assiste à une vraie accélération. Le G1000 a été contacté par des villes flamandes, comme Malines et Louvain, mais aussi par la mairie de Paris, le Parlement européen, l’OCDE… En France, la convention citoyenne sur le climat – le plus grand processus délibératif par tirage au sort jamais organisé – vient d’être lancée.
Il y a eu d’autres conférences citoyennes en France par le passé, mais ces consultations sont restées lettre morte…
C’est vrai. Comme gage de sérieux, le gouvernement s’est engagé, cette fois, à ce que des propositions soient discutées par l’Assemblée nationale ou fassent l’objet d’un référendum. Mais vous avez raison. Si les politiques ne prennent pas au sérieux les assemblées de citoyens tirés au sort et dédaignent leurs propositions, ce sera pire que tout. Cela renforcera la rage.
Vous pensez que les assemblées citoyennes sont compatibles avec les assemblées élues ?
Complètement. Pour les politiques qui doivent se faire réélire, ces assemblées citoyennes sont une occasion rêvée pour se dédouaner de mesures difficiles à prendre en se retranchant derrière les décisions citoyennes. Les citoyens, eux, sont libres, ils ne doivent pas se livrer de guerre électorale. Cela peut aider nos dirigeants à gouverner en prenant moins de risques. La taxe kilométrique en Flandre serait sans doute passée au sein d’une assemblée citoyenne et cela aurait évité à la N-VA de devoir retourner sa veste peu avant les dernières élections. La démocratie n’est pas là pour supprimer les conflits, mais pour nous aider à vivre avec eux. Et le système de tirage au sort permet de parler avec ceux à qui on ne parle jamais. Les assemblées citoyennes, dans lesquelles on est moins ennemis qu’adversaires, obtiennent souvent des résultats concrets qui vont plus loin que ce que les politiques peuvent obtenir entre eux.
Le tirage au sort peut aussi fonctionner pendant la formation d’un gouvernement ?
Oui, des panels citoyens trancheraient les points sur lesquels les partis achoppent le plus. Paul Magnette devrait y penser, lui qui veut mettre à l’ordre du jour le remplacement du Sénat par une participation citoyenne. Le Sénat est, pour moi, le prochain grand chantier du tirage au sort. Si tout cela se concrétise, cela devrait aider à rétablir la confiance des citoyens dans la démocratie.
Pour l’intellectuel américain Francis Fukuyama, le tirage au sort est irréaliste, car les gens veulent juste gagner leur vie, élever leurs enfants, avoir des vacances, sans s’impliquer dans la politique…
C’est vrai, ça n’intéresse pas tout le monde. Mais même sans rendre le tirage au sort obligatoire, on peut obtenir une grande diversité de citoyens. On constate, de manière générale, que le taux de réponses positives de ceux qui sont tirés au sort tourne autour de 3 %. C’était d’ailleurs l’objectif en Communauté germanophone. Mais, là, on a obtenu 11,5 % d’assentiments. Cela a permis de réaliser un second tirage au sort stratifié pour garantir une représentativité en fonction de l’âge, des communes, du niveau socio-économique – incluant le niveau de scolarité – et bien sûr du genre. La première assemblée belge parfaitement paritaire hommes-femmes a ainsi vu le jour, à Eupen.