Fait rare, un juge –aujourd’hui à la retraite– a été reconnu coupable de prise d’intérêt dans un dossier de succession. Une dérive favorisée lorsqu’un avocat est nommé magistrat.
Dans son arrêt du 8 avril 2025, la cour d’appel de Mons a prononcé une déclaration de culpabilité sans peine à l’encontre de l’ancien juge Alexandre Hanard, du chef de prise d’intérêt par fonctionnaire, c’est-à-dire une confusion de l’intérêt privé avec l’intérêt public. La cour lui reproche d’avoir siégé dans un dossier de succession, en dépit des relations d’affaires qui l’unissaient à l’une des parties, et d’être intervenu de manière active auprès du notaire liquidateur qu’il avait lui-même désigné. Il avait pourtant affirmé à l’audience ne pas connaître cette partie. L’arrêt est exceptionnel, car il est l’aboutissement d’une plainte émanant de justiciables au parquet général.
Rétroactes. Les faits se sont produits entre 2012 et 2014, lorsque Alexandre Hanard présidait (de 2014 à 2020) la première chambre du tribunal de première instance du Hainaut, division Tournai. «Où est passée la fortune de Gustave», s’interrogeaient alors certains des héritiers de l’agriculteur. A son décès, en décembre 2011, à l’âge de 89 ans, ce dernier laisse à ses huit descendants une fortune composée de terres et de titres. Devant le notaire chargé de la dévolution de la succession, deux camps se dessinent: Romuald et Pierrot face aux autres héritiers emmenés par leur frère aîné, Raymond. Les premiers contestent l’inventaire présenté. En 2012, ils saisissent la justice afin de désigner un notaire-liquidateur et faire la lumière sur l’ensemble des biens à partager. Le juge Hanard charge le notaire A.P. de procéder à cette mission judiciaire. Faisant suite au courrier de Raymond qui lui demandait d’intervenir auprès du notaire, le magistrat adresse à ce dernier quatre courriers successifs, en prenant la précaution de ne pas mentionner le nom de Raymond, pour lui demander de faire diligence et de le tenir informé de toutes les démarches. Le notaire a clôturé l’inventaire, alors qu’il restait des opérations préalables à effectuer.
Avec l’aide de leur avocate, Me Beya Merad, Romuald et Pierrot découvrent qu’avant d’être magistrat, Alexandre Hanard avait été l’avocat de Raymond. L’aîné de la fratrie entretenait par ailleurs des liens d’affaires avec le juge, qui était aussi propriétaire terrien: avec le matériel de son entreprise agricole, Raymond occupait certaines terres du magistrat et lui en labourait d’autres. En 2015 et 2016, la superficie des terres exploitées a même doublé.
Devant la cour d’appel, les avocats d’Alexandre Hanard ont demandé que leur client puisse bénéficier de la suspension du prononcé de la condamnation. La cour n’a pas fait droit à cette demande, «eu égard à la particulière gravité des faits commis, a fortiori dans le chef d’un magistrat dont les justiciables sont en droit d’attendre un comportement irréprochable».
Romuald et Pierrot se disent satisfaits de cette décision qui les réconcilie quelque peu avec la justice. «Dommage qu’il ait fallu tant d’années de tourments», commente le premier.
700 magistrats manqueraient pour pouvoir garantir une justice optimale.
Des rustines pas toujours saines
Cette affaire illustre un cas de dérive judiciaire, certes rare mais pas pour autant improbable, lorsqu’un avocat est nommé juge au sein d’un arrondissement dans lequel il a exercé sa profession libérale. Un risque de collusion favorisé aussi par l’organisation d’un système judiciaire en pénurie de magistrats.
Selon une étude du Collège des cours et tribunaux, datée de 2024, il manquerait environ 700 magistrats pour garantir une justice optimale. Pour combler les manques –notamment en cas de congé ou de maladie– des juges suppléants sont sollicités. Or, des conflits d’intérêts peuvent tout aussi bien surgir dans le chef de ces magistrats suppléants, qui exercent leur activité d’avocat dans le même canton ou arrondissement: ils peuvent en effet se retrouver au tribunal face à d’anciens clients. «J’ai connaissance d’un ancien avocat d’une banque siégeant comme conseiller suppléant à la chambre commerciale d’une cour, et qui est amené à trancher des litiges avec cette banque», commente d’ailleurs un avocat.
Me Frédéric Georges, professeur à l’ULiège et avocat au barreau de Liège, estime qu’il ne faut pas voir le mal partout: «Les tribunaux sont heureux de pouvoir compter de temps en temps, pour dépanner, sur des gens qui connaissent la matière des faillites ou du droit des entreprises, par exemple. Ces rustines permettent de faire fonctionner le système même si, effectivement, ce n’est pas toujours très sain.»
Les mandats de suppléant sont, dans la très grande majorité des cas, bénévoles. «En contrepartie, soulignent plusieurs acteurs, ces suppléants peuvent recevoir des mandats de curateur, ou d’administrateur de biens dans les justices de paix. Ces mandats-là sont rémunérés.» Mais qui contrôle ces avocats-administrateurs de biens et vérifie l’absence de conflit d’intérêts? Les juges de paix! Double peine, donc, pour les personnes vulnérables mises sous protection judiciaire, comme les personnes âgées ou en situation de handicap lorsqu’elles sont face à des intervenants peu scrupuleux.
«Je gère quelques dizaines de dossiers de ce type par an, témoigne Emmanuel De Wagter, avocat au barreau de Bruxelles, qui défend ces personnes qui se sentent lésées et dénonce la trop grande proximité qui existe parfois entre les juges de paix et les administrateurs de bien. Je suis déjà allé jusqu’à la Cour de cassation pour dessaisir un juge de paix qui avait une attitude hostile envers ma cliente et moi-même. Je tiens à ma liberté d’action; j’ai ainsi déjà refusé des mandats d’administration afin d’éviter d’être parfois avocat, parfois mandataire de justice devant un même juge.» Il précise toutefois qu’une très grande majorité de ces tutelles judiciaires se passent bien: «Les administrateurs de biens ont un rôle social essentiel, la plupart agissent par vocation et affichent une vraie humanité. En tant que défenseur des personnes protégées dont les droits sont parfois bafoués, j’interviens surtout dans les administrations litigieuses.»
«Sans les suppléants, ce sont des milliers de dossiers qui risquent de ne plus être traités.»
Nouvelle loi
Le Conseil supérieur de la Justice (CSJ) a maintes fois dénoncé le recours aux juges suppléants, suivant les recommandations du Groupe d’Etats contre la corruption (Greco). Le 8 novembre 2023, le Parlement fédéral a finalement voté une loi empêchant un juge suppléant à la fois administrateur professionnel de siéger dans une affaire qui concerne la protection judiciaire.
Cette nouvelle loi inquiète les juges de paix. «Nous comprenons le bien-fondé de cette législation mais nous sommes contraints de recourir aux suppléants à cause du manque de forces vives dans la magistrature», souligne Géry de Walque, juge de paix à Woluwe-Saint-Pierre. Cette pénurie de juges est encore plus criante en Région bruxelloise, notamment en raison du bilinguisme imposé aux magistrats. Dans cinq des 19 cantons, des juges suppléants sont systématiquement sollicités. «Dans le canton Anderlecht 1, la dernière juge titulaire a pris sa retraite en 2013. Le service a été assumé par divers juges suppléants et depuis 2020, il est assuré par une juge de paix suppléante déléguée –elle perçoit un demi-salaire– qui ne traite toutefois pas des dossiers d’administration. Si on ne peut plus recourir aux suppléants, ce sont des milliers de dossiers de personnes vulnérables qui risquent de ne plus être traités. Même si on ne peut pas exclure certains dérapages, j’ai confiance dans la probité d’une très grande majorité des avocats-juges suppléants. Sans eux, on ne pourrait pas fonctionner.» Parfois même, des magistrats retraités pallient les manques.
Autre grief apporté à ce système: la différence de formation entre un avocat et un juge. «Cela n’arrive pas à tout le monde de se retrouver devant la justice; c’est un moment important dans une vie, chacun a droit à avoir un magistrat professionnel et pas un avocat qui fera peut-être très consciencieusement son travail mais dont ce n’est pas le métier, insiste Me Frédéric Georges. Lorsque la mobilité des magistrats a été accrue en 2014, au moment de l’élargissement des arrondissements judiciaires, le législateur s’était exprimé en ce sens.» C’est pourquoi, sur recommandation du CSJ, ces avocats doivent désormais suivre des formations et passer des examens. «Ce sont des avocats chevronnés, qui travaillent gratuitement et doivent en plus ressortir leurs bouquins et passer des examens devant une assemblée qui va les juger, note Anne-Sophie Favart, juge de paix à Binche. Les candidats sont dès lors de moins en moins nombreux. Pour moi, c’est une richesse d’avoir été avocate avant d’accéder à la magistrature.»
Contacté, le SPF Justice précise que la loi de 2023, qui devait entrer en vigueur en septembre 2025, sera finalement reportée.