Un agent pénitentiaire dans les couloirs d’une prison. © Belga

L’inquiétante corruption qui gangrène les prisons: «Ce n’est pas une blague quand on parle de livraisons de pizzas et pitas par drone»

Ce 9 septembre, douze personnes ont été interpellées à la prison de Haren dans une enquête pour corruption. Drogues, téléphones, cocktails Molotov, drones et même des pizzas livrées par les airs: derrière ces scènes improbables se cache un problème structurel dans les établissements pénitentiaires, où des agents font face à des réseaux criminels inventifs et à une réponse politique en retard.

La prison de Haren, inaugurée en 2022 pour incarner la modernisation du système carcéral belge, est redevenue le théâtre d’une enquête sensible. Le 9 septembre dernier, le parquet de Bruxelles a annoncé l’interpellation de douze personnes dans le cadre d’une enquête pour corruption présumée. Parmi elles figurent des agents pénitentiaires, d’autres membres du personnel et des détenus. Le parquet a rappelé que «la corruption dans les établissements bruxellois fait désormais l’objet d’une attention renforcée, car elle constitue une menace directe pour la sécurité publique et l’intégrité du système judiciaire.»

Cette affaire n’est pas isolée. Trois mois plus tôt, 145 policiers avaient déjà perquisitionné l’établissement. Des téléphones portables et de la drogue avaient été saisis, sept dossiers judiciaires ouverts. La prison la plus moderne du pays se retrouve confrontée aux mêmes failles que les institutions plus anciennes.

Il faut dire que le marché parallèle est lucratif. Un ancien détenu interviewé par la RTBF raconte qu’un téléphone portable peut se revendre entre 1.000 et 2.000 euros derrière les murs. De quoi attiser les tentations et répercussions pour les agents qui ne jouent pas le jeu. Le 23 novembre 2024, une voiture d’agent était incendiée devant son domicile. En janvier, un autre véhicule brûlait devant la prison de Haren. Quelques jours plus tard, un cocktail Molotov explosait contre la porte d’un agent de cette même prison.

Pour Didier Breulheid, délégué syndical à la CSC Services publics chargé des établissements pénitentiaires, ces attaques traduisent une pression constante: «Quand la voiture d’un agent est incendiée, c’est en général parce qu’il fait bien son boulot. Qu’il a refusé de se faire corrompre». Selon lui, ces violences s’expliquent aussi par un sous-investissement politique qui fragilise le métier. «Il manque entre 450 et 500 agents en Belgique. Dans une prison comme Haren, le recrutement concerne parfois des profils peu expérimentés et naïfs faute de formation. C’est là que des problèmes peuvent survenir. L’agent en question est plus exposé à des tentatives d’intimidations, de manipulations ou est plus sujet à dépasser les frontières établies entre le professionnel et le détenu. Cela se résume parfois à un agent qui développe une relation particulière avec l’un des détenus, en allant boire le café dans une cellule, en parlant de sa vie privée ou de celle de ses collègues, des horaires… Il y a un manque de professionnalisme et cela ouvre la porte à de simples dérapages comme à des situations de corruption.»

Corruption dans les prisons: entre drones, failles et pressions

Au manque d’effectif dénoncé par les professionnels du monde carcéral s’ajoutent des moyens techniques et de contrôle jugés insuffisants. «Les établissements ne disposent que de détecteurs de métaux, incapables d’intercepter des téléphones démontés en pièces détachées, témoigne un ancien agent de la prison de Lantin. Les fouilles à nu sont rares, car elles nécessitent une autorisation fondée sur des soupçons précis. Et si l’on trouve quelque chose dans une cellule où résident plusieurs détenus, il faut encore prouver que l’objet appartient bien à l’un d’entre eux. Sans preuve concrète, ils bénéficient du doute et n’écopent d’aucune sanction.»

Aussi, les trafiquants et dealers innovent. La police fédérale a confirmé que des drones servent à introduire des stupéfiants ou de la nourriture à l’intérieur des cellules. Le syndicaliste Didier Breulheid résume l’impuissance du terrain: «Ce n’est pas une blague quand on parle de livraisons de pizzas ou de pitas par drone. Ou de catapultes qui projettent des petits sacs au-dessus des clôtures… Que peut faire un agent pénitentiaire face à tout cela? Il a les mains liées par le politique mais aussi par le judiciaire. D’un côté, il a peu de moyen pour agir. De l’autre, il est découragé par le manque de conséquences qui encouragent la récidive et la contrebande.»

Cette porosité inquiète jusqu’au parquet fédéral. Cet été, le procureur du Roi de Bruxelles, Julien Moinil, a rappelé que des barons du narcotrafic dirigeaient toujours leurs affaires depuis leur cellule. «Il n’est pas normal que quelques jours après leur incarcération, ils puissent recevoir un GSM et continuer à donner leurs ordres», plaidait-il, appelant à des régimes carcéraux de plus haute sécurité.

Réponses politiques et constats institutionnels

Face à ces signaux d’alerte, le gouvernement Arizona met en avant de nouvelles mesures politiques. La ministre de la Justice, Annelies Verlinden (CD&V), cite l’enveloppe de 150 millions d’euros issue de l’accord de Pâques, destinée à financer des brouilleurs, l’usage accru de chiens renifleurs, des contrôles renforcés et l’instauration de dépistages obligatoires de drogues pour les détenus. Le projet de loi sera examiné le 17 septembre par la commission Justice. Mais pour les syndicats, ces annonces ressemblent davantage à un rattrapage qu’à une réforme structurelle.

Le bourgmestre de Bruxelles, Philippe Close (PS), aborde la situation carcérale à travers le prisme d’un enjeu national de sécurité. Il rappelle que «presque toute la cocaïne d’Europe passe [par le port d’Anvers]», principal point d’entrée du narcotrafic sur le continent, et se dit favorable à «une présence militaire autour de la prison de Haren pour dégager des moyens policiers en ville et mieux encadrer les flux criminels». Cette proposition illustre son diagnostic: «Les puissants réseaux qui opèrent via Anvers débordent jusque dans les établissements pénitentiaires bruxellois, nécessitant une réponse élargie, pas seulement locale».

Les fragilités pointées par les syndicats se retrouvent dans la recherche académique. Le Leuven Institute for Criminology (KU Leuven), qui étudie la corruption dans les institutions dites «à distance de l’Etat» (soit relevant de l’autorité publique mais fonctionnant avec une autonomie de gestion, comme les prisons), met en évidence un cocktail de facteurs: des salaires jugés trop bas, une gouvernance fragmentée et des responsabilités mal définies. Ces conditions, concluent les chercheurs, augmentent mécaniquement le risque de corruption.

Un constat qui rejoint celui de la Cellule de traitement des informations financières (CTRG), l’organisme fédéral chargé de détecter le blanchiment et le financement du terrorisme. Dans son rapport 2024, elle désigne les agents pénitentiaires comme des «points d’entrée privilégiés» pour les organisations criminelles, «capables d’exploiter la vulnérabilité du personnel pour poursuivre leurs activités depuis l’intérieur».

Les données internationales renforcent ce tableau. Transparency International, organisation de référence en matière de corruption, a attribué à la Belgique un score de 69 sur 100 à son indice 2024, soit une perte de quatre points par rapport à l’année précédente, ce qui en fait l’un des pays européen où la corruption est la plus présente. Le Groupe d’Etats contre la corruption (Greco), organe du Conseil de l’Europe, estime de son côté que le pays tarde à appliquer ses recommandations, notamment dans les secteurs liés à la justice et à la sécurité. L’ensemble de ces signaux dessine l’image d’un système fragilisé, où les prisons apparaissent comme un maillon faible.

Au-delà des rapports et des indicateurs, l’image du métier d’agent pénitentiaire  se dégrade. «Ce genre d’affaires ternit la réputation déjà entachée des agents», regrette Didier Breulheid. Selon lui, la grande majorité des agents respecte les règles, mais se retrouve éclaboussée par quelques affaires. «S’il y a des cas de corruption dans les prisons, ce sont les conséquences d’une volonté politique de sous-investissement. Nous allons entamer un dialogue avec la Ministre pour faire valoir nos revendications. Plus de formations pour les agents, pas d’ouverture d’établissements à la va-vite, et un meilleur encadrement du personnel.»

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