Enquête sur la corruption de Huawei au Parlement européen. Le Vif, De Standaard et Euractiv ont eu accès à des documents du dossier judiciaire. Extraits éloquents.
Valerio O., 42 ans, élégance à l’italienne, est une «grande gueule». Il le reconnaît lui-même face aux enquêteurs et à la juge d’instruction qui l’ont longuement interrogé en mars dernier, à Bruxelles: «J’étais déjà une grande gueule avant, encore plus chez eux. Plus tu es le coq, mieux tu es payé.» «Eux», ce sont les dirigeants de Huawei Belgique. Il y a tout juste six ans, Valerio O. annonçait fièrement sur sa page LinkedIn qu’il rejoignait les bureaux belges de l’entreprise technologique chinoise en tant que «EU Senior Public Affairs Manager». Juste sous l’annonce de sa promotion, ce diplômé de l’ULB et de l’université de Maastricht se disait reconnaissant pour les dix années passées, en tant qu’assistant de députés italiens, au Parlement européen (PE) où son nouveau poste lui permettra de revenir régulièrement.
La nouvelle a été accueillie sur le réseau social par des dizaines de commentaires: «Grande Valerio!», «Complimenti»… Mais aujourd’hui, «Grande Valerio» se sent démuni. Récemment licencié de chez Huawei, l’Italo-Belge craint des représailles, y compris physiques, du géant chinois. Et pour cause: il se retrouve au centre d’une nouvelle affaire de corruption au sein du PE (révélée mi-mars par Le Soir, Knack et la plateforme d’investigation Follow the Money), trois ans à peine après qu’a éclaté le scandale du Qatargate. Dans les deux affaires, c’est la Sûreté de l’Etat qui, enquêtant sur l’ingérence d’une puissance étrangère, a saisi le parquet.
Cette fois, il n’est pas question de valises de cash échangées dans des chambres d’hôtel bruxelloises, mais de frais de bouche, de voyages, d’invitations à des matchs de foot européens dans une loge du stade d’Anderlecht et, surtout, de virements bancaires pour services rendus à la société Huawei très soucieuse de sa réputation européenne. Après la perquisition de son domicile, à Waterloo, et avoir été arrêté le 13 mars pour être auditionné par la police judiciaire chargée de la criminalité grave et organisée, Valerio O. n’a eu d’autre choix que de vider son sac. Y compris le lendemain face à la juge Laurence Heusghem, qu’on sait chevronnée dans les dossiers difficiles (Samusocial, Dubai Papers, Fontinoy, Semlex…).
Celle-ci lui a d’abord rappelé succinctement les faits, comme l’indiquent les documents du dossier judiciaire auxquels ont eu accès Le Vif, De Standaard et Euractiv. Selon l’expression consacrée, «il ressort des éléments de l’enquête» que Valerio O. aurait organisé fin 2020-début 2021, avec l’aval de sa hiérarchie au sein de Huawei, la rédaction, l’envoi et la diffusion d’une lettre dite «5G» (NDLR: du nom de la cinquième génération de réseaux mobiles), datée du 10 février 2021 et signée par huit députés européens. Les commissaires Margrethe Vestager (Danemark), Thierry Breton (France) et Valdis Dombrovskis (Lettonie) étaient les destinataires de ce courrier censé influencer l’exécutif européen en faveur de Huawei dans le cadre de l’implémentation de la 5G dans l’Union. Le géant chinois n’est pas nommément cité, mais la lettre évoque le «racisme technologique» et les «valeurs d’ouverture et de non-discrimination». L’allusion à la société technologique paria est on ne peut plus claire.
«Ils me disent tous les jours de fermer ma gueule.»

Contreparties financières
Accéder à un marché lucratif de 500 millions de consommateurs pour vendre des équipements 5G est vital pour cette entreprise déjà persona non grata aux Etats-Unis, qui l’accusent d’espionnage. Huawei a ainsi sponsorisé de nombreux événements au Parlement européen pour redorer son image. Dans ce contexte, la «lettre 5G» est une réponse à une démarche connue sous le nom de «lettre Nokia» (signée en octobre 2020 par 41 parlementaires) et visant à interdire tout financement européen pour la 5G à des fournisseurs à haut risque. Sont directement ciblés Huawei (et les accusations d’espionnage) et son compatriote ZTE, autre géant des télécoms. Le hic dans la riposte de la firme chinoise est que la lettre visiblement confectionnée à son initiative aurait fait l’objet de contreparties financières d’un ou plusieurs signataires, ce qui, en langage pénal, s’appelle de la «corruption d’agents publics».
Les enquêteurs suspectent que ces rétributions ont été effectuées par l’intermédiaire de factures adressées à deux firmes proches de Huawei Belgique, avec lesquelles la société chinoise collabore pour des événements européens, et avec l’aide d’un lobbyiste portugais, Nuno W.M., ancien conseiller et ami du député européen italien Fulvio Martusciello. Ce dernier, membre du parti Forza Italia, a déjà eu des démêlés avec la justice italienne, et est dans l’œil du cyclone. Fin mai, le parquet fédéral a demandé la levée de son immunité parlementaire, ainsi que celle de quatre autres députés du PE.
Lors de son interrogatoire policier, Valerio O. a été très clair à propos de Fulvio Martusciello: «Son rôle était de pondre un document (NDLR: la lettre 5G) en donnant de la crédibilité à cette lettre en ayant de solides noms.» Avant cela, il précise: «C’est une lettre que Huawei désirait, Huawei a fait en sorte qu’elle soit produite, qu’elle voit le jour.» A la juge d’instruction, il dira: «L’initiative n’était pas la mienne, en aucun cas. Ce sont les Chinois qui prennent les devants dans la société (NDLR: Huawei Technologies Belgique). Ils ont hurlé quand ils ont vu la lettre de Nokia et les retombées médiatiques négatives pour Huawei. Je leur ai dit que voir Martusciello, c’était voir le diable. Il traîne des casseroles depuis 20 ans. Ils ont opté pour un député pourri.» Puis encore aux enquêteurs: «Le mec voulait être rémunéré pour l’effort. Ces députés-là ont un PhD (NDLR: un doctorat) en corruption.»
Le lobbyiste indique également: «Martusciello nous rendait compte de ce qu’il faisait et des contacts qu’il avait pour justifier son paiement.» Lorsque la juge Laurence Heusghem lui demande qui a rédigé la «lettre 5G», Valerio O. répond sans ambages: «Fulvio Martusciello, son staff l’a aidé avec Nuno, mais il est l’unique personne qui l’a rédigée et, une fois la lettre finalisée, il est allé trouver ses copains de droite (NDLR: les autres députés signataires).» A la question de savoir si Fulvio Martusciello a effectivement reçu de l’argent pour cela: «Je pense que ma société (NDLR: Huawei) a versé… Je rectifie, ma société n’a pas payé, c’est une autre société. Huawei ne paie pas. Il y a eu des intermédiaires.» Valerio O. se défend d’avoir lui-même donné de l’argent et donc d’avoir été un corrupteur. C’est du moins ce que lui et son avocat plaident. Mais il était visiblement au courant que des paiements auraient lieu. Des factures ont d’ailleurs été trouvées dans son ordinateur, outre le fichier «5G Letter.docx».

Des virements au député
Comme déjà révélé par d’autres médias, il s’agit principalement de deux factures auxquelles s’intéressent tout particulièrement les enquêteurs: l’une de 18.450 euros, intitulée «Invoice A1» et datée du 7 janvier 2021, l’autre de 27.500 euros, intitulée «Invoice A2» et datée du 15 février qui suit. Nuno W.M. les a envoyées aux firmes qui collaborent avec Huawei pour des events. Dans les deux cas, une bonne partie de la somme (15.000 euros pour l’une et 13.500 euros pour l’autre) est renseignée comme «Consultancy Services», soit des services de consultance. «Cela ne représente rien, a soutenu Valerio O. aux policiers qui l’ont entendu. C’est du n’importe quoi.» L’auteur des deux factures, Nuno W.M., lui, leur a affirmé ne pas se rappeler ce que ça représente. «C’est normalement ce que je mets dans les factures», a-t-il juste ajouté.
La suite des opérations consiste en une série de virements bancaires. Les deux sommes sont arrivées sur deux comptes portugais de Nuno. Ensuite, celui-ci a viré, en plusieurs fois au cours de l’année 2021, un total d’au moins 6.700 euros directement sur un compte du député Martusciello et 1.000 euros à l’assistante du député européen à Naples. Une série de transferts bancaires depuis un de ses comptes à des destinataires inconnus, pour un montant total de 9.770 euros, ont été également repérés par les enquêteurs. Nuno W.M. n’a pu expliquer la plupart d’entre eux. Enfin, cinq virements, pour un total de 14.800 euros, ont abouti sur le compte d’Adam M., autre protagoniste du dossier longuement interrogé par la justice belge. Celui-ci, ami proche de Valerio O. et Nuno W.M., était, jusqu’il y a peu, assistant parlementaire du député bulgare Nikola Minchev, qui figure sur la liste des députés européens dont la levée d’immunité a été demandée pour le volet de l’enquête «loge au stade d’Anderlecht» (lire par ailleurs).
Aux enquêteurs, Adam M. a d’abord assuré ne pas connaître la raison des cinq versements de Nuno W.M. Après concertation avec son avocat, il a expliqué qu’il s’agissait d’une rétribution pour avoir aidé son ami Nuno à entrer en contact avec des politiciens au Moyen-Orient et que cela n’a rien à voir avec Huawei. Il ajoutera que c’est aussi une manière de le remercier de l’avoir présenté à Valerio. Mais, lors d’une confrontation organisée entre les deux hommes, Nuno W.M. a reconnu qu’il avait versé de l’argent à Adam M. pour le remercier de lui avoir «apporté le client Huawei». En revanche, il a déclaré que c’est son ami et Valerio O. qui lui ont indiqué les coordonnées de facturation pour les Invoices A1 et A2 dont il est le signataire. Il a souligné qu’il n’a eu aucun interlocuteur au sein des sociétés d’événements proches de Huawei.
«Mon employeur est une pieuvre. S’ils ne peuvent pas le faire en Belgique, ils le font dans d’autres pays.»

«Pas Mary Poppins»
Quant au fait que ces factures soient restées dans le PC de Valerio O. depuis 2021, celui-ci s’en est expliqué à la juge d’instruction: «D’après les desiderata des Chinois, il fallait les effacer, ce que je n’ai bien sûr pas fait, parce que je suis transparent. […] J’ai eu cinq ans pour les cacher et je ne l’ai pas fait, je n’avais rien à cacher. C’est dégueulasse ce truc, ce qui doit sortir sort. Je les ai gardées pour montrer aux Chinois, au cas où eux m’enfoncent. C’était un moyen de me défendre au cas où ils diraient que j’ai Alzheimer. Je les connais, ils l’ont déjà fait.»
A un autre moment, aux policiers, il confesse: «C’est une clause de confidentialité que je brise complètement, ils me disent tous les jours de fermer ma gueule (NDLR: l’audition a eu lieu avant son licenciement). C’est ça qui me fait peur.» Et d’ajouter par la suite: «Mon employeur n’est pas Mary Poppins, on est à des années-lumière de Google, Meta, etc. Quand ils veulent faire payer quelqu’un… J’ai peur.» Dans le compte-rendu de l’audition, il est alors noté entre parenthèses «il pleure». Valerio O. dira encore: «Si Huawei doit placer des amendements, ils peuvent le faire par des ambassades –hongroise, espagnole, grecque. On rentre comme des stars là-bas. Huawei a du pouvoir pour faire des choses pas réglos. Ils peuvent influencer l’Europe sur la question digitale. Mon employeur est une pieuvre. S’ils ne peuvent pas le faire en Belgique, ils le font dans d’autres pays.»
Dernier élément intrigant dans l’audition de Valerio O. Dans une conversation entre ce dernier et un employé de Huawei en Pologne, interceptée par les enquêteurs, il déclare: «Nous franchissons la ligne très souvent, on paie même pour des amendements.» C’est ici que Valerio O. dira qu’il est une «grande gueule» et que tout ça c’était de l’esbroufe pour se mettre en avant face à un collègue étranger. Notons tout de même que sur les 356 amendements déposés avant l’adoption du rapport 2020 du Parlement européen sur la politique de concurrence, Fulvio Martusciello en avait signé 19 dont douze en son seul nom. Et la majorité de ces amendements semblaient plaider en faveur de Huawei.
Les réactions complètes
Nous avons sollicité les protagonistes du dossier pour obtenir leur réaction. Un porte-parole de Huawei Belgium reconnaît, suite aux perquisitions, «avoir malheureusement découvert que deux de ses employés avaient enfreint les politiques de l’entreprise et la législation locale en vigueur». L’entreprise a immédiatement réagi et partagé toutes les informations disponibles avec les autorités judiciaires, ajoute le porte-parole, et parallèlement, les employés concernés ont été immédiatement licenciés pour juste motif». Et de préciser encore: «L’entreprise applique une politique de tolérance zéro à l’égard de la corruption et continuera de s’y tenir.» Aucun autre commentaire n’est accordé en raison de l’enquête en cours, dans laquelle Huawei n’est pas inculpée.
Le député Fulvio Martusciello admet avoir coordonné et signé la «lettre 5G». «Je croyais sincèrement qu’elle répondait à un problème légitime et important, nous écrit-il. J’ai d’ailleurs publié cette lettre sur l’un de mes comptes de réseaux sociaux à l’époque, en toute transparence». Le député nie avoir demandé la moindre compensation en lien avec cette lettre, ni en échange d’une quelconque activité politique. «Quant à Valerio O., je l’ai peut-être rencontré une fois dans ma vie, assure-t-il. Nos échanges étaient purement formels. Comme beaucoup d’autres, il m’a invité à ses événements, mais, ainsi que le prouvent mes réponses, je n’y ai jamais assisté.» Le député Nikola Minchev, lui, explique qu’il a bien assisté à un match à Anderlecht, en octobre 2024 avec l’équipe bulgare du Ludogorets, mais c’était à l’occasion de l’anniversaire de l’enfant de l’organisateur (NDLR: Valerio O.). Il dit aussi que c’est la seule raison évoquée dans la demande de levée de son immunité parlementaire. «Nous avons apporté un cadeau et nous sommes partis après le match», tient-il à préciser en soulignant qu’à l’heure actuelle aucune charge ne pèse contre lui.
Via son avocat Morgan Bonneure, Nuno W.M. conteste fermement avoir commis quelque infraction que ce soit, mais «il ne s’exprimera pas davantage sur le fond du dossier par voie de presse et réserve ses réponses à l’enquête». Idem pour Adam M., dont l’avocat, Antoine Chomé, explique simplement que les montants évoqués (NLDR: dans les virements reçus par Adam M.) sont peu élevés et étaient destinés à rémunérer des prestations de services qui n’ont rien à voir avec Huawei. Me Chomé ajoute que, malgré les écoutes de la Sûreté de l’Etat et de la police qui ont duré plusieurs mois, son client a été libéré le jour de son audition, vu le peu d’éléments qu’il y a dans le dossier. Placé un temps sous bracelet électronique, Valerio O. n’a pas souhaité réagir.
Des cadeaux à profusion
Si, officiellement, Valerio O. a été engagé au sein du service communication de Huawei en tant que responsable principal des affaires publiques auprès de l’UE, sa mission réelle était lobbyiste auprès des institutions européennes. Lorsqu’au cours des interrogatoires, il évoque sa fonction, il déclare sans détour: «Huwaei m’a recruté uniquement pour mon réseau au Parlement européen.» Détail piquant: un fichier sur son ordinateur, intitulé «cadeaux de Noël», contenait une liste de noms de parlementaires et de membres de cabinets européens, divisés en deux catégories, «valeurs faibles» et «valeurs élevées». Aux premiers était destiné, de la part de Huawei, un coffret de cosmétiques de la marque Rituals, au second une bouteille de champagne.
Parmi les autres cadeaux de Huawei, la justice belge relève avec insistance les invitations à des matchs européens au stade d’Anderlecht. Huawei Technologies Belgium avait loué une loge du Lotto Park lors de la saison 2024-2025. Coût d’une loge VIP: entre 45.000 et 50.000 euros. Selon Valerio O., il s’agissait du seul moyen d’organiser des réunions à Bruxelles. «Les députés ne veulent plus nous voir, a-t-il déclaré. Anderlecht jouait contre une équipe bulgare, j’ai invité un député (NDLR: le Bulgare Nikola Minchev) et son fils. C’était un moyen de les appâter hors du Parlement.» Et d’ajouter: «Vous savez, à côté de nous, j’ai vu Georges-Louis Bouchez dans la loge G4S, il faisait du lobbying aussi.»
Reste à déterminer si ces événements ont bien eu lieu dans un cadre légal. La juge Laurence Heusghem s’est aussi intéressée à des cadeaux plus «exceptionnels» faits à des eurodéputés, comme des gadgets électroniques, des invitations à des matchs de l’Euroleague, des voyages à Barcelone tous frais payés (dont l’hôtel à 1.000 euros la nuit)… «Huawei prend toujours en charge, a assuré Valerio O. Quel que soit le député, il ne paiera jamais. Je n’en ai jamais vu un insister pour payer des frais de restaurant.» Plusieurs de ces parlementaires figurent sur la liste de demandes de levée d’immunité parlementaire.