Plus de deux tiers des Belges pensent que la corruption est répandue dans le pays. Pour quelles raisons et quelles mesures mettre en place pour les faire changer d’avis et lutter plus efficacement contre ces dérives politico-financières?
Le dernier Indice de perception de la corruption (IPC) en Belgique, publié en février dernier par Transparency International, a perdu quatre points par rapport à 2023: 69/100 désormais, ce qui place le pays au 22e rang du classement mondial. Un résultat qui «concorde avec ceux de l’Eurobaromètre 2024, analyse Marc Beyens, directeur exécutif de Transparency International Belgium: 66% des Belges y affirmaient penser que la corruption est répandue dans le pays.» Plus des deux tiers, donc. Objectivement, c’est énorme.
Et triplement explicable, selon le dirigeant de la branche belge de l’ONG luttant contre la corruption des gouvernements et des institutions: «Il y a la perception que les fonds publics, comme des subventions ou des grands projets d’infrastructure, ne sont pas attribués de manière neutre; il y a la perception qu’il n’y a pas assez de poursuites de la corruption ou pas assez de transparence sur les actifs que les responsables politiques ont acquis pendant leur mandat; et il y a la perception qu’il existe des liens trop étroits entre la politique et le monde des affaires.»
Le manque de transparence, une grande lacune
Mais les scandales démontrent qu’il ne s’agit pas que de «perception», ce sont autant de faits. Marc Beyens ne le nie pas mais rétorque qu’«il est difficile de déduire des conclusions par rapport au niveau de corruption sur la seule base des grandes affaires médiatisées. Parce que, que démontre le recensement réalisé par Le Vif? Qu’il y a beaucoup de corruption, ou qu’elle est combattue de manière effective? Par ailleurs, la corruption est un concept très large, qui incorpore des comportements et phénomènes très différents. Selon les définitions, il s’agit d’actes illégaux comme légaux mais non éthiques, pour un bénéfice individuel comme organisationnel, dans le secteur public comme privé… Et puis la nature même de la corruption change avec le temps, comme celle liée au financement des partis. Depuis l’affaire Agusta, le système est assuré par l’Etat et non plus par les dons du secteur privé; et là elle a disparu. Enfin, chaque acte de corruption combine des motivations individuelles et organisationnelles. Dès lors, même les recherches scientifiques ne dressent pas un profil spécifique de mandataire politique plus corruptible qu’un autre. En revanche, il semble évident que lorsqu’un parti est au pouvoir depuis longtemps et que les freins et contre-pouvoirs ont été affaiblis, alors, oui, il y a davantage de risques, peu importe la Région et le niveau de pouvoir.»
«La Belgique a été critiquée à plusieurs reprises par des instances internationales pour son manque de transparence.»
Alexander De Jaeger, administrateur au sein de la branche belge de l’ONG internationale, insiste pour sa part sur un ingrédient majeur de la perception des risques et des actes de corruption sous toutes ses formes: le manque de transparence. «Or, la Belgique a été critiquée à plusieurs reprises par des instances internationales pour les lacunes, importantes, dans l’accès des citoyens aux documents administratifs. Il faut donc renforcer les législations imposant davantage de transparence.»
En écho, Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp), estime «révélateur que le seul site qui propose une manière accessible de consulter les déclarations de mandats des hommes et femmes politiques –Cumuleo– est une initiative purement privée et non financée. Alors que le Groupe d’Etats contre la corruption (Greco), créé par le Conseil de l’Europe, recommande que ce soit un site public qui mette ces informations à la disposition du public, comme ça se fait dans certains pays.»
La transaction pénale, un réel problème
En mars dernier, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a aussi épinglé la Belgique pour la transaction pénale, considérant que son «facteur d’opacité le plus prégnant est l’absence de publication des transactions conclues». Conséquence: «Il est impossible pour la société civile de déterminer quels facteurs ont été pris en compte dans chaque cas et s’il existe, en pratique, une cohérence dans les décisions de recourir à cet instrument.»
«La transaction pénale entretient un système fondamentalement malsain. Ce sera le cas, à coup sûr, de l’affaire Reynders.»
Un instrument qui pourrait même inciter aux malversations, considèrent deux policiers anticorruption: «C’est la loi la plus antidémocratique qui existe! Elle dit, en somme: je peux corrompre ou être corrompu, encore faut-il qu’on me tombe dessus; si on me tombe dessus, je vais pouvoir tirer en longueur; et quand j’aurai bien tiré, si la corde risque de casser, je m’en fous, je paie via la transaction pénale; en attendant, j’en aurai bien profité et j’ai un casier judiciaire vierge. Elle entretient un système fondamentalement malsain: on s’en sort en payant, sans le dire à personne, comme si la société n’avait pas à le savoir. Et donc, il y en a eu, il y en a et il y en aura beaucoup, sans qu’on les connaisse –et ce sera le cas, à coup sûr, de l’affaire Reynders. Souvent, on privatise les bénéfices et on collectivise les dettes… C’est comme ça qu’on nourrit le « tous pourris ».»
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La culture de l’intégrité, un grand besoin
Mais alors, que mettre en place pour mieux lutter contre tout ce qui mène aux «affaires»? Les deux policiers enquêteurs plaident pour un renforcement des organes existants, parce que «l’OCRC, l’Office central pour la répression de la corruption, a été progressivement ramené au rang de service de police dont la spécialité est accessoire et que l’Ocdefo, l’Office central de lutte contre la délinquance économique et financière organisée, est devenu une coquille vide: seize personnes, huit policiers et huit fiscalistes. Que voulez-vous qu’ils fassent?»
«Il faut exiger une formation. A tout: au fonctionnement des institutions, à l’éthique, à la déontologie. Ce serait une première parade.»
L’ancien juge d’instruction Michel Claise prône pour «une agence nationale anticorruption, comme en France, pour détecter la corruption au sein des organisations publiques et privées. C’est là que réside notre grande faiblesse.» Alors qu’un magistrat parlant sous couvert d’anonymat privilégie plutôt la culture: «Des balises ont été posées après différentes affaires, mais pas dans les sociétés de droit public, pas là où il y a des participations privé/public et l’action des lobbyistes. Or, les personnes qui y sont placées par des mandataires politiques perdent totalement conscience qu’elles doivent représenter et défendre les capitaux publics. Qu’elles ne sont pas des entrepreneurs ou des commerciaux privés. Il y a un réel déficit d’éducation: que tout le monde puisse prétendre à un mandat d’élu(e), à quelque niveau que ce soit, très bien, mais il faut exiger une formation. A tout: au fonctionnement des institutions, à l’éthique, à la déontologie. Pour qu’on comprenne bien pourquoi on est là, quelle est exactement la fonction. Ce serait une première parade.»
Qui rejoint la réflexion d’Alexander De Jaeger: «Nous devons dépasser le paradigme de lutte anticorruption. On lutte contre la corruption depuis des années avec des législations spécifiques, avec l’intelligence artificielle pour identifier la fraude, avec la diffusion des bonnes pratiques. Mais la corruption ne semble pas diminuer. Peut-être faudrait-il réfléchir plutôt aux conditions pour promouvoir des politiques plus intègres. En posant la question ainsi, on peut arriver à des perspectives innovantes.»
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