Les avocats ont plaidé leur cause devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Sans succès, pour l’instant. © BELGA

La bataille de milliers d’avocats pour… pouvoir (à nouveau) conseiller des entités russes

Clément Boileau
Clément Boileau Journaliste

Sommés de ne plus fournir de conseils juridiques à des entités russes depuis 2022, de plus en plus d’avocats font alliance devant la Cour de justice européenne pour abolir cette interdiction.

Loin du front ukrainien, une autre bataille –juridique, celle-ci– fait rage en Europe. Depuis 2022 et le début de la guerre menée par la Russie en Ukraine, ce conflit-là oppose des milliers d’avocats, en personne ou à travers leurs ordres et barreaux respectifs, à l’Union européenne. Plus précisément au Conseil, qui représente les 27 membres de l’UE et a étendu, à l’automne de cette année-là, en guise de sanction contre la Russie, l’interdiction de fournir certains services tant au gouvernement russe qu’aux entreprises et entités qui y sont établies –les ONG et associations de défense des droits de l’homme notamment ne sont, elles, pas visées. Outre les services d’architecture, d’ingénierie ou d’informatique, les conseils juridiques avaient, en effet, également été ciblés.

Pas d’affaires avec la Russie

Concrètement, comme le rappelle la décision du Conseil de l’Union européenne dans son règlement, on parle (pour ce qui est des conseils juridiques) des «transactions commerciales, impliquant une application ou une interprétation du droit; la participation à des opérations commerciales, à des négociations et à d’autres transactions avec des tiers, avec des clients ou pour le compte de ceux-ci; et la préparation, l’exécution et la vérification des documents juridiques».

En clair, pas question de faciliter les affaires avec la Russie. Il n’en fallait pas plus pour que trois recours aboutissent devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le premier est venu de l’Association des Avocats conseils d’entreprises (ACE), qui représente «l’ensemble du barreau d’affaires français, réunissant les cabinets de conseil d’entreprises de toutes dimensions, français et internationaux». Soutenue par le puissant cabinet espagnol Lupicinio Rodriguez, «spécialiste en droit commercial des sociétés, fusions-acquisitions, marchés de capitaux et droit industriel et de l’énergie», l’ACE a assigné le Conseil de l’Union européenne dès le 23 décembre 2022. Trois jours plus tard, c’était au tour des Ordres des avocats français et néerlandais du barreau de Bruxelles, soutenus par l’Ordre des avocats de Genève (Suisse) et l’Ordre fédéral représentant les 28 barreaux allemands (le Brak) de contester l’interdiction devant la CJUE. Le 28 décembre, voilà que les Français –en l’occurrence l’Ordre des avocats de Paris, ici aussi soutenu par celui de Genève– assignaient également le Conseil, soutenu pour sa part, dans chacune des trois affaires, par la Commission européenne, mais aussi par les Affaires étrangères européennes et l’Estonie–un soutien sans doute justifié par les risques encourus par la petite république depuis le début de la guerre en Ukraine.

Tous ces recours ont fait valoir, notamment, une violation du droit fondamental d’accès aux conseils juridiques d’un avocat et, d’autre part, une ingérence dans le secret professionnel de l’avocat, ce qui contreviendrait à plusieurs articles de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, en particulier l’article 47, qui garantit le droit à un recours effectif et d’accéder à un tribunal impartial.

Emmanuel Plasschaert, bâtonnier de l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles à l’époque, n’y allait pas par quatre chemins pour torpiller l’interdiction européenne. «Ce texte interdit aux avocats de conseiller certains clients, s’emportait ce dernier dans La Libre. Si une entité établie en Russie souhaite, par exemple, savoir si elle est ciblée par des sanctions européennes, elle n’a pas le droit de faire appel à un de nos avocats.»

Les restrictions confirmées par l’arrêt de la CJUE soulèveraient des questions relatives au droit de se faire conseiller par un avocat, au secret professionnel et au rôle de l’avocat en démocratie.

Une pilule difficile à avaler

Une interdiction arbitraire et disproportionnée? Ce qui semblait juridiquement béton en matière de défense de l’Etat de droit s’est heurté, deux ans plus tard, aux murs de la grande chambre de la CJUE le 2 octobre 2024. Celle-ci a balayé dans trois arrêts tous les arguments juridiques présentés tant par les avocats belges que français. La CJUE a notamment rappelé que c’est bien le côté «commercial» des conseils juridiques qui est visé par l’interdiction, laquelle a pour but de rendre effectives les sanctions à l’encontre de la Fédération de Russie. Et que, pour ce faire, des limitations peuvent intervenir pourvu qu’elles ne portent pas atteinte à la mission fondamentale des avocats. Or, cela semble être le cas puisque «les services de conseil juridique, fournis à l’occasion d’une procédure judiciaire, administrative ou arbitrale, ne sont pas visés par ladite interdiction», a statué la Cour.

Une pilule un peu difficile à avaler aujourd’hui, souligne en substance Thierry Bontinck, l’avocat des barreaux belges dans cette affaire, lui qui fait remarquer l’immense pression pesant sur des avocats tentés, dans ces conditions, de conseiller un client russe ou lié à la Russie, quand bien même il existe des exceptions prévues par le règlement. «Quel avocat prendrait aujourd’hui un tel risque?», s’interroge-t-il, pointant la complexité du règlement.

L’affaire n’est pas terminée: tous les avocats, barreaux, ordres et associations précités se sont pourvus en appel, gagnant de nouveaux alliés au passage. Cet été, l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg (OBL), qui regroupe 3.665 membres, s’est joint à la bataille. Soutenant, de concert avec les requérants, que les restrictions confirmées par l’arrêt de la CJUE «soulèveraient des questions relatives au droit de se faire conseiller par un avocat, au secret professionnel et au rôle de l’avocat en démocratie».

Un raisonnement qui, jusqu’ici, n’a pourtant pas convaincu la Cour de justice de l’Union européenne.

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