Le ministre de l’Intérieur compte déployer des militaires dans les rues de la capitale, du moins dans certaines zones fortement touchées par les fusillades. A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Mais est-ce efficace? Cela tombe bien, des militaires avaient déjà été déployés il y a dix ans…
Mettre des militaires dans les rues, pour faire face à une situation d’insécurité. L’idée revient épisodiquement sur la table. Le MR, à travers son président, Georges-Louis Bouchez, et le ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin, a décidé d’en faire la proposition au gouvernement fédéral, dans le cadre des fusillades associées au narcotrafic en Région bruxelloise. Il ne s’agit pas de déployer des militaires partout dans la capitale, mais «dans les zones fortement touchées par les fusillades pour soutenir nos forces de police», précise le ministre. Le tout devant s’inscrire dans un plan de mesures plus global.
La proposition sera abordée «rapidement» au sein de l’exécutif fédéral, indique Bernard Quintin, qui ajoute que «face à la gravité de la situation, il faut oser des mesures radicales. Tout doit être fait pour rétablir la sécurité et l’ordre à Bruxelles, et partout dans le pays».
Les effectifs ont été renforcés, ajoute le ministre de l’Intérieur, «tant pour la capacité de terrain que pour les enquêtes, avec 30 enquêteurs de la police judiciaire fédérale (PJF) rien que pour les enquêtes». Le libéral rappelle aussi que 70 recrutements sont en cours pour la PJF de Bruxelles, auxquels il faut ajouter une panoplie d’autres mesures.
Des militaires dans les rues, donc, viendraient compléter les dispositifs en place, en vertu de cette idée selon laquelle leur présence peut être dissuasive en termes de criminalité et de délinquance. Mais l’idée suscite aussi un certain scepticisme, sur le banc syndical par exemple.
Militaires dans la rue: une expérience récente
Il se fait que des militaires ont été déployés en divers endroits du territoire, il n’y a pas si longtemps, dans le contexte des attentats terroristes en 2015 et 2016. Une expérience grandeur nature permettant d’évaluer les effets d’une telle mesure.
En particulier, permet-elle d’infléchir les courbes de la criminalité? «Que la présence de militaires dans les rues empêche certaines personnes de faire du trafic à cet endroit, de briser une vitre de voiture ou que sais-je, j’y crois volontiers. Mais on pourra aussi répondre que la criminalité n’a fait que se déplacer. A ce stade, vous n’aurez rien résolu», épingle Yves Huwart, président du syndicat CGPM (Centrale générale du personnel militaire).
Les chiffres globaux de la criminalité baissent ces dernières années, rappelle le criminologue Vincent Francis (UCLouvain). Avant d’affirmer que la présence de militaires a une réelle influence, il convient de passer en revue toutes les variables, ce qui rend l’analyse bien plus complexe.
«La seule chose que je peux affirmer, c’est qu’il y a une dizaine d’années, la présence de militaires dans les transports en commun a eu un véritable effet sur la criminalité classique: atteintes contre les biens, contre les personnes, etc.», commente Vincent Francis. C’est précisément dû à ce que le criminologue qualifie de «saturation de l’espace»: une présence importante de policiers et/ou de militaires dans un endroit donné permet d’y faire baisser sensiblement la criminalité.
A l’inverse, «la présence d’une patrouille militaire dans un quartier, à part rassurer la population –ou l’inquiéter, en fonction des réactions de chacun– ne produira sans doute pas l’effet escompté. Pour qu’elle soit efficace, il faut que la présence soit saturante. Il s’agit d’une décision politique qui n’est basée sur aucune démonstration scientifique solide».
Si des militaires devaient prochainement être déployés dans certains lieux sensibles, l’influence de cette mesure sur la criminalité en général demanderait une analyse fine et plutôt longue. Un délai d’au moins deux ans, le temps d’intégrer les procès-verbaux et d’observer les statistiques policières avec précision. Telle est en tout cas la précaution émise par Vincent Gilles (SLFP Police). Le président du syndicat policier pousse même le raisonnement un cran plus loin: «Peut-on considérer que la présence policière, jusqu’à présent, a vraiment eu un effet de baisse de la criminalité liée au narcotrafic? Pour le moment, il me semble hasardeux de l’affirmer».
Des militaires, mais pour quoi faire?
A côté de ces considérations criminologiques, les syndicats se montrent très circonspects quant à la pertinence de la mesure. «La présence des militaires en rue pose la question du cadre juridique et des règles d’engagement, qui ne sont pas clairement définies. Cette idée s’apparente à un simple sparadrap, qui ne résout pas le problème de fond», résume Boris Morenville (SLFP Défense).
Le cadre juridique demeure une interrogation, le ministre de l’Intérieur indiquant se pencher sur la question. En résumé, le maintien de l’ordre incombant aux policiers ne fait aucunement partie des missions de la Défense et d’aucuns sont impatients de voir quelle sera la proposition en la matière.
«Cela ne s’improvise pas. Il faut une réquisition du commissaire général à l’adresse du Chod (NDLR: chef de la défense), avec la mise au point d’une série de détails très importants. Quelle doit être l’attitude des militaires en cas d’incident? Quand peuvent-ils ouvrir le feu? Doivent-ils enclencher une désescalade, comme des policiers? Bref, l’avancer politiquement est facile, la mettre en œuvre beaucoup moins, avec le risque d’inopérabilité.», poursuit Vincent Gilles.
Et le responsable du syndicat policier d’énumérer quelques questions qui se poseront: «Les militaires n’auront-ils qu’une possibilité de patrouille entre un point A et un point B? Ou seront-ils statiques sur un carrefour Z? Il y a une dizaine d’années, il y a aussi eu une sursollicitation des policiers, les militaires étant tenus de leur signaler des incidents.» Pour le formuler autrement, il est arrivé que la présence de militaires devienne plus encombrante que soutenante, pour certains policiers.
Est-ce le moment?
La Défense fait l’objet d’investissements nouveaux, dans le contexte d’enjeux géopolitiques nouveaux. Les militaires s’adaptent et se préparent en fonction de ces circonstances. «On veut ajouter un nouveau rôle pour la Défense, notamment via des réservistes. Mais ces renforts ne sont pas encore disponibles. Et si des militaires sont déployés dans les rues, ils ne sont pas en train de se préparer à un éventuel déploiement en Roumanie ou même en Ukraine», pointe Yves Huwart.
Le président de la CGPM rappelle aussi que la Défense s’apprête à accueillir massivement du nouveau matériel, nécessitant aussi de la préparation et une prise en charge.
«Les militaires sont en train de revenir à ce qui était leur fonction de départ, en quelque sorte, à savoir la préparation à une guerre éventuelle, explique Michaël Dantinne, criminologue à l’ULiège. Alors qu’ils sont en train de s’outiller et de s’équiper dans cette optique, on leur redemanderait de descendre dans les rues?»
«Un aveu d’échec»
«Sur le fond, il est quand même ironique de constater qu’on a déjà accru la présence policière dans les rues, mais que ça n’a rien réglé du tout», poursuit-il. Tant du côté des syndicats que des criminologues interrogés, c’est une observation qui est systématiquement formulée: faire appel aux militaires dans les rues sonne comme un aveu d’échec, dans une lutte qui impose des actions à tous les étages, de la prévention à la répression.
«Mettre des militaires dans la rue, ce n’est pas durable. Ca va détourner l’attention d’un certain nombre de problèmes, que cette présence va cacher», le cas échéant, observe le criminologue. Pour Michaël Dantinne, un signe ne trompe pas: le prix des stupéfiants n’a pas vraiment augmenté, signe qu’il reste relativement accessible sur le «marché». C’est un indicateur que tout ce qui a été entrepris jusqu’alors n’a que modérément fonctionné.
Des militaires, c’est moins cher
D’autres raisons plus «syndicales» sont encore évoquées, pour douter de l’efficacité de la mesure. «Si les militaires étaient payés comme des policiers», la donne serait un peu différente, selon Yves Huwart. L’accord social lié à la réforme des pensions ne sera opérant qu’en 2027, «raison pour laquelle je dis que cette idée de mobiliser les militaires arrive deux ans trop tôt. Réglons d’abord l’accord social de manière à ce que les conditions de ce déploiement soient similaires à celles dont bénéficieraient les policiers».
Les militaires ne feront pas grève, parce qu’ils n’y sont pas autorisés, ajoute le syndicaliste, qui émet de sérieuses réserves sur la proposition. «Ça ressemble typiquement à ce qu’on appelle une fausse bonne idée», lâche-t-il.