Fondateur du service de neurochirurgie à l’hôpital Erasme, neurochirurgien de renommée internationale et membre du MR, Jacques Brotchi affiche un parcours prestigieux. A 77 ans, il quitte la présidence du Sénat. Interview bilan.
Le médecin
Pensez-vous que le spécialiste pèche aujourd’hui par manque d’empathie ?
J’entends dire que la déshumanisation à l’oeuvre à tous les niveaux de la société atteint la médecine. Aujourd’hui, le médecin est dominé par la technologie, et le réflexe d’un interne face à un patient souffrant de maux de dos est de prescrire une IRM sans faire d’examen clinique. Quand j’étais médecin, je me suis concentré autant sur l’anamnèse, sur l’examen clinique que sur les images. A mes débuts, nous faisions de la médecine sans scanner. Elle était peut-être meilleure sur le plan humain parce qu’on prenait son temps pour interroger le malade et l’examiner. Et on en déduisait toute une série de possibilités diagnostiques.
Comment évaluer l’empathie chez des candidats aux études de médecine ?
Difficilement. Mais des tests ont été mis au point permettant de la mesurer… Au cours de ma carrière, j’ai choisi de toujours dire la vérité à mes patients. Mais » On ne peut rien faire « , ça, c’est une phrase que je n’ai jamais prononcée. Il faut laisser un degré d’espoir, même s’il demeure petit. Que le patient entende qu’on va faire le maximum, qu’on va se battre avec lui est d’une importance capitale. Des travaux ont démontré que le patient résiste mieux si son moral est bon.
Quand vous avez débuté la neurochirurgie, scanner, IRM, pet-scan… n’existaient pas. On peine à l’imaginer aujourd’hui.
Il fallait être capable de palper le cerveau avec les doigts pour évaluer la densité d’une tumeur et découvrir ses limites. En deuxième candi à l’ULg, au cours d’anatomie, j’ai découvert le système nerveux. J’ai été ébloui. Je connaissais par coeur les connexions du cerveau et de la moelle épinière. A partir des données cliniques, j’étais capable de localiser l’endroit où se situait la perturbation. Lors de ma deuxième doc, j’ai découvert la neurochirurgie. Quand j’ai eu mon diplôme, le professeur de neurochirurgie Joël Bonnal a accepté de me prendre en stage. Il m’ a dit : » Tu raisonnes bien, tu poses de bons diagnostics mais j’ignore ce que tu es capable de faire de tes dix doigts. Je ne sais pas si tu as les mains. On en reparle dans un an. » Mon bien le plus précieux n’était donc pas mon cerveau, mais mes mains. Depuis, je n’ai plus jamais planté un clou. Et comme les pianistes ou les basketteurs, j’ai assuré mes mains. Selon la main, droite ou gauche, selon le doigt, l’index ou l’auriculaire, les montants d’indemnisation varient.
Vos parents étaient médecins. Ils vous ont transmis l’envie ?
Non, ils voulaient que je sois ingénieur ou physicien parce que j’étais bon en maths, que j’ai une vie régulière, qu’on ne vienne pas me déranger à 23 heures, comme eux… Ils ont fui la Roumanie à la sortie de leurs humanités, parce que l’accès à l’université était interdit aux Juifs. Ils sont arrivés dans les années 1930 à Liège. Ma mère y a étudié la dentisterie, mon père la médecine et la dentisterie. A l’aide d’un dictionnaire parce qu’ils ne comprenaient pas un mot de français ! Moi, la vocation est arrivée à 6 ans. Depuis qu’un médecin généraliste m’a soigné une pneumonie. Durant trois mois, j’ai été alité et il venait quasiment tous les jours me faire des piqûres. Je me suis dit que je voulais faire la même chose.
Le politique
Vous dites avoir dirigé votre vie de manière consensuelle. C’est une force ?
Je crois. Je n’ai jamais été un homme de conflits. Je m’exprime avec des mots simples, j’écoute, puis je donne mon avis. C’est sans doute pour ça qu’on m’entend moins que d’autres. Je n’ai jamais critiqué mes adversaires. Mais je ne me laisse pas marcher sur les pieds.
Entrer en politique à 62 ans, c’est tard ?
On est venu me chercher en 2004 alors que je ne m’y attendais pas. J’ai toujours soutenu le parti et ses jeunes candidats du dehors. Quand je suis arrivé à Bruxelles, en 1981, j’ai organisé des cocktails pour soutenir des amis, Hervé Hasquin, Jacques Simonet, Armand De Decker… qui démarraient en politique ! Jean Gol aussi était un grand ami. Nous étions tous deux élèves à l’athénée royal de Liège. Nos parents étaient aussi amis. On formait une bande ( NDLR : Jean Gol, Georges Gutelman, Foulek Ringelheim…). Mais mon mentor en politique, c’est Louis Michel. Il m’a persuadé de figurer sur la liste européenne trois mois avant le scrutin. Je ne savais pas ce qu’était une campagne, il a donc détaché sa proche collaboratrice pour me coacher !
Le MR de Louis Michel n’est pas le MR de Charles Michel ?
Je ne suis pas le copier-coller de mon professeur de neurochirurgie. Oui, le MR a évolué, comme nous tous, une nouvelle génération est arrivée, avec un style nouveau. S’il n’avait pas évolué, qu’aurait-on dit ? Qu’il était sclérosé. Le parti est bien portant. Mais il faut analyser les raisons qui ont poussé les électeurs à voter pour d’autres. Nous devons réaffirmer nos valeurs. Nous ne l’avons pas fait assez, comme nous n’avons pas saisi à temps le message de la jeunesse sur les questions du climat, de l’environnement, de la pollution…
Qu’est-ce qui a changé en politique depuis 2004 ?
On est plus dans l’agressivité, les extrêmes, l’absence de recul. La politique doit se poser la question : prenons-nous le temps nécessaire pour analyser des situations complexes et différentes ? Lorsque j’opérais, ça durait dix, douze parfois quinze heures. En salle d’op, il faut beaucoup de patience. La politique doit s’en inspirer.
L’homme
Vous avez échappé à la déportation…
Grâce à tout un village. Quelques semaines après ma naissance, en 1942, une famille d’un hameau situé entre Comblain-au-Pont et Poulseur nous a cachés, mes parents et moi, durant deux ans et demi, jusqu’à la Libération. Cette famille a pris tous les risques. Tout le monde savait. Personne n’a rien dit.
C’est quoi être Juif aujourd’hui ?
C’est l’attachement à l’histoire, à une histoire familiale, à quelque chose qui se transmet de génération en génération. Je ne suis ni un Juif religieux ni un Juif honteux. Ni un activiste mais je suis intransigeant face à toute expression antisémite.
Lorsque vous avez été fait baron, vous avez choisi une devise : » Se dépasser sans blesser ni se perdre « . N’avez-vous jamais blessé ? Et avez-vous eu peur de vous perdre ?
Me perdre, non. Je suis toujours resté moi-même, ce fils d’immigrés, fidèle à mes origines liégeoises, moldaves, sociales, humaines. N’ai-je jamais blessé ? Quel humain pourrait l’affirmer ? Mais je crois qu’il n’est pas nécessaire d’éliminer ceux qui se mettent sur votre chemin. C’est ainsi que j’essaie de vivre.
Tout ce prestige, ça donne un sentiment de puissance ?
J’avoue être sensible aux prix et aux récompenses. Mais j’ai plutôt été confronté à l’impuissance quand, malgré l’expérience, on ne gagne pas contre une tumeur infiltrante de la moelle épinière et qu’on n’a aucune solution à offrir au patient…