Et si le racisme, latent ou déclaré, retenu ou passé à l’acte, présent à l’intérieur de la police, loin d’être accidentel, était plutôt le produit d’un excès niché au sein même de tout État? Telle est l’unique question à laquelle nos propositions s’attelleront à répondre.
1/ Tout État n’est pas neutre. Tout État, par définition, est national. En d’autres mots, tout État élève une identité nationale par l’exclusion/séparation des autres États ou identités nationales. Tout État est ainsi, au fond, narcissique, se veut culturellement, politiquement, économiquement, sportivement, religieusement et/ou (pire !) biologiquement différent, meilleur que l’État voisin. En ce sens, un État accueille ou aime ce qui reflète son image ou flatte son narcissisme et rejette ou hait ce qui est supposé ternir ou salir ce dernier. Comme l’écrivait S Freud dans son Malaise dans la civilisation: « Il est toujours possible possible d’unir les uns et autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. » Il suffit ainsi – c’est un constat – de voir comment notre État belge maltraite les migrants ou les demandeurs d’asile pour saisir que les pauvres, les noirs ou les arabes flétrissent ou gâtent l’image, riche et « blanche », que notre État se fait de lui-même. Les contrôles policiers fondés sur le « faciès » ne disent aussi pas autre chose : Il y a un faciès ou des faciès présumés esthétiques où l’État se reconnaît et se voit plutôt « beau », « aimable » et un autre ou d’autres faciès supposés inesthétiques où il ne se reconnaît pas et se voit plutôt « vilain », « misérable », « haïssable ». On l’a compris, tout État (national) comporte cet excès : une haine imaginaire de l’Autre et, corrélativement, un amour éprouvé à l’égard du (supposé) Même.
2/ Tout État a une histoire. Dit autrement, tout État, pour reprendre M. Foucault, a un passé qui s’actualise dans le présent. Si nous partons de là, alors il est impossible de séparer l’actuel État belge de son histoire coloniale (Congo) ou protectorale (Rwanda) – tout comme il est impossible de séparer l’État français de sa collaboration avec les nazis (régime de Vichy) ou de « L’Algérie aux français ! ». Cette histoire peut se résumer ainsi : outre la main-basse portée sur leurs richesses territoriales, avoir considéré les peuples « africains » comme des peuples fondamentalement « sauvages », « arriérés » ou « sous-développés », donc comme des peuples à « civiliser » (ou à « catholiciser »).
3/ Aujourd’hui, des descendants de ces peuples à « civiliser » vivent à l’intérieur même de l’espace de l’État colonial d’antan. Ce dernier voit-il donc ces descendants, désormais, comme des « hommes libres et égaux en droits » ? Dit autrement, la décolonisation a-t-elle modifié la crasse perception de l’ex-État colonial à l’endroit des peuples (colonisés ou pas) qu’il considérait donc, hier, comme fondamentalement « sous-développés » ? Pas du tout ! Tout en limitant, voire rejetant, fortement leur entrée en son sein (élargissement et durcissement des conditions d’accueil ou du regroupement familial…), il désire, à l’égard de ceux qui s’y trouvent, toujours leur « colonisation », mais cette fois, dit-il, par la voie de leur « intégration » ou « assimilation ». Mais la meilleure intégration ou assimilation comporte, on le sait, toujours ce reste, lui inassimilable : l’origine. Il est Belge, dit-on ainsi, de Monsieur X., mais « d’origine marocaine ». Autrement dit, il est Belge, mais pas tout à fait ! Quelque chose en lui – comme l’auriculaire des extra-terrestres dans la série Les envahisseurs – ne le rendrait donc pas « totalement » Belge (humain !). Qu’est-ce que ce « quelque chose » ? Généralement, la couleur de sa peau. Ainsi, des belges, de pères et mères marocains, nés en Belgique, seront toujours tenus, du fait même de leur couleur de peau, comme d’origine marocaine ! (Cf. aussi les Afro-américains !) Bref, quoi qu’il dise, notre État continue à stigmatiser et maltraiter des hommes, femmes et enfants du simple fait de leur « origine ethnique » ou apparence physique qu’il présume donc (toujours) Autre.
Conséquence : Notre (Tout) État répand, de structure, en son sein du racisme. Dit autrement, dans notre État, le racisme coure, malheureusement, les rues et la police – ou, du moins, une partie – est loin d’en avoir le monopole. Pour s’en convaincre, il suffit de relever ces racismes ambiants, devenus somme toute banals, qu’endurent, corps et âme les « allochtones » (sic): de la discrimination à l’embauche à celle du logement; de la haine du voile au regard, hautain, méprisant ou méfiant, des « autochtones » (sic) porté aux individus « de type méditerranéen » (sic); de la destruction et « colonisation », politiquement programmée, de « leurs » quartiers populaires par la classe moyenne à leur confinement dans des cités-dortoirs de logements sociaux; des écoles-poubelles à l’errance, marginalisation, voire délinquance, à laquelle l’État confine les « jeunes immigrés » (sic); etc. . A-t-on, par ailleurs, dit en passant, oublié l’ignominieux article 18 bis de la « loi Gol » de 1984, depuis lors, heureusement, abrogé : « Le Roi peut, sur proposition du Ministre de la Justice, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres, interdire sous les peines prévues à l’article 75, par voie de disposition générale et pour une période déterminée, aux étrangers autres que les étrangers C.E. et assimilés […], de séjourner et de s’établir dans certaines communes, s’il estime que l’accroissement de la population étrangère dans ces communes nuit à l’intérêt public » ? Sans commentaires.
« Toute fiction identitaire est nécessairement au service de la barbarie. » (Ph. Forest)
4/ Si le racisme semble si indécrottable, c’est que l’État ou l’identité nationale s’intériorise au point même de devenir le corps et l’âme de chacun. Du coup, l’Autre que cet État ou cette identité commande d’exécrer grouille au dedans même de chacun. La rage policière d’écraser ainsi avec son genou un cou « afro-américain » trahit l’embrouille d’un corps (policier) avec ce qui grouille au dedans de lui. Et qu’est-ce qui réellement grouille au dedans de lui ? Rien d’autre que les fantasmagories ou plutôt les « saloperies » que son État ou identité nationale suppose à cet Autre.
5/ Pour préserver sa souveraineté, sa sécurité et celle de ses citoyens, tout État recoure, en sus de l’Armée, à la Police, donc à des policiers. Or, à nos yeux, ne devient pas policier qui veut. En chaque policier, il y a en effet un désir de parer aux désordres en contribuant à faire régner l’Ordre. Quel Ordre ? L’Ordre tel que l’État le promeut. En d’autres mots, l’existence de la Police vise à la sauvegarde, reproduction et pérennisation des rapports sociaux existants. En se reposant sur la Police (ou parfois, l’armée), l’État peut ainsi fonctionner en toute liberté et tranquillité. Il peut ronronner !
6/ Faire régner l’Ordre trahit, de fait, le plein consentement du policier aux divers injustices ou inégalités économico-sociales que cet Ordre comporte. En d’autres mots, le policier n’est pas dans la Cité pour y introduire quelques justices ou égalités économico-sociales, mais pour que l’Ordre soit maintenu malgré l’existence de ces injustices ou inégalités. Le policier est donc le « gardien » non pas de « la paix », mais d’un Ordre frappé d’inégalités ou d’injustices, c’est-à-dire de « guerres » latentes ou déclarées (privées ou sociales). Comme l’écrit M. Foucault : « C’est la guerre qui est le moteur des institutions et de l’ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la guerre sous la paix : la guerre, c’est le chiffre même de la paix. Nous sommes donc en guerre les uns contre les autres; un front de bataille traverse la société tout entière, continûment et en permanence, et c’est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou dans un autre. Il n’y a pas de sujet neutre. On est forcément l’adversaire de quelqu’un. » Pour maintenir l’Ordre, la police se doit ainsi de faire la « guerre » : par sa présence en arborant les insignes de son pouvoir répressif (revolver, matraque, menotte…), et par l’usage d’une violence légitime (menotter, arrêter ou tirer) à l’égard de ceux et celles qui troublent l’Ordre public.
7/ Si la haine, les violences ou bavures policières à l’égard de l’Autre sont donc déterminées par l’État – d’où, dit en passant, l’indulgence que ce dernier porte aux premières -, ça n’a dédouane, néanmoins, en rien la responsabilité de chaque policier. Tout comme un assistant social, par exemple, peut choisir de contrer courageusement ou de s’enrôler lâchement dans l’actuelle indifférence politique (étatique) portée à l’égard de la souffrance des « exclus » ou des « migrants », un policier peut courageusement résister ou céder lâchement au chant des sirènes raciste de son État.
Ben Merieme Mohamed
Philosophe, Bruxelles.