La ministre flamande de l’Enseignement, Zuhal Demir (N-VA), lance un vaste plan pour renforcer l’apprentissage du néerlandais dès le plus jeune âge. A partir de la deuxième primaire, les élèves au niveau jugé insuffisant pourront être isolés dans des classes spécifiques. Une mesure stigmatisante et contre-productive, dénoncent plusieurs experts.
Aux grands maux les grands remèdes. Alors que les difficultés lingustiques n’ont «jamais été aussi importantes» au sein du système éducatif flamand, la ministre Zuhal Demir (N-VA) a décidé de déployer des moyens «inédits» pour y remédier. Son «grote taalplan», présenté mardi, vise à renforcer l’apprentissage du néerlandais dès le plus jeune âge.
Des mesures seront ainsi dévelopées dès la crèche pour stimuler l’acquisition précoce de la langue. L’été précédant leur entrée en maternelle, les tout-petits issus de familles non-néerlandophones pourront participer à des initiations ludiques, auxquelles seront également conviés les parents qui le souhaitent. Dans l’enseignement fondamental, les enfants en difficulté pourront en outre bénéficier de remédiation supplémentaire en petits groupes, jusqu’à trois heures par semaine.
«Héros de la langue»
Mais Zuhal Demir souhaite aller encore plus loin. Les élèves qui, malgré toutes les aides disponibles, seraient toujours en «déficit linguistique» en deuxième primaire pourront être isolés dans des classes spécifiques, baptisées «taalheldklassen» (littéralement: «classes de héros de la langue»). Le conseil de classe définira qui en a besoin et pour combien de temps, avec une durée maximale de deux ans. Ce programme distinct, qui sera proposé dès la rentrée scolaire 2026-2027, n’aura qu’un seul objectif, promet la ministre: réintégrer les enfants dans le circuit classique le plus rapidement possible.
Contrairement aux classes Okan, qui regroupent, dans l’enseignement secondaire, des primo-arrivants allophones (l’équivalent des DASPA en Fédération Wallonie-Bruxelles, lire plus loin), les «classes de héros de la langue» ont une visée plus large. Elles pourront également intégrer des enfants nés en Belgique, issus par exemple de familles d’immigrés de troisième ou quatrième génération. Les élèves francophones inscrits dans l’enseignement flamand, voire les néerlandophones présentant un sérieux déficit linguistique, pourraient aussi y être envoyés si le conseil de classe le juge utile.
Si les critères précis de la mesure doivent encore être détaillés par la ministre, elle suscite déjà la controverse au nord du pays. Alors que la Flandre fait face à une pénurie criante d’enseignants, recruter du personnel qualifié pour gérer ces groupes spécifiques relèvera inévitablement du casse-tête. Mais c’est surtout sa pertinence pédagogique qui est questionnée.
Le linguiste renommé Piet Van Avermaet, professeur émérite à l’UGent et auteur de plusieurs études sur le sujet, l’assure: isoler des élèves présentant des difficultés linguistiques d’un groupe-classe principal est «loin de livrer les effets spectaculaires escomptés». Au contraire, la mesure peut entraîner une salve d’effets négatifs.
Eviter la «ghettoïsation»
A commencer par l’absence d’«effet de levier», caractéristique des groupes plus hétérogènes, dans lesquels les élèves «plus doués» peuvent élever le niveau général. «Or, regrouper des élèves présentant les mêmes déficits ne permettra pas de les tirer vers le haut», insiste le professeur. Isolés du groupe-classe principal, ces élèves seront «extraits du bain linguistique néerlandophone», pourtant essentiel à leur familiarisation à la langue, ajoute Serge Bibauw, chargé de cours en didactique du français langue étrangère à l’UCLouvain.
Globalement, la différenciation en groupes de niveaux peut avoir un effet contre-productif, en raison du phénomène de «sous-ajustement», ajoute Serge Bibauw. «Les enseignants en charge des élèves isolés sauront qu’ils ont affaire à des enfants présentant une faiblesse particulière, et pourront inconsciemment baisser leurs attentes», éclaire le professeur. «C’est ce qu’on appelle l’effet Pygmalion, caractérisé par un nivellement des exigences selon les attentes qu’on peut avoir d’un groupe présumé, complète Philippe Hambye, professeur en sociolinguistique à l’UCLouvain. Si le professeur donne cours au groupe des soit-disant meilleurs élèves, il va penser qu’il va être capable de produire de meilleurs résultats et va donc s’investir d’avantage. Mais l’inverse est vrai aussi.» Les élèves eux-mêmes, selon qu’ils seront placés dans le «bon» ou le «mauvais» groupe, croiront plus ou moins en leur réussite, avec des effets concrets sur leurs résultats.
Dans les groupes spécifiques, l’apprentissage peut donc s’avérer très lent, avec un retour aux bases parfois non nécessaire. Après des mois (voire des années) d’isolement, «la brèche se creuse avec le groupe principal, et s’avère parfois plus importante qu’au départ», pointe Serge Bibauw. Or, ce n’est qu’au moment de la réintégration que cette cassure est perceptible. D’où l’importance d’une transition la plus rapide possible vers le groupe principal (via d’abord les cours de sport, puis d’éveil, par exemple), pour favoriser la sociabilisation des élèves concernés et éviter le phénomène de ghettoïsation, insiste le chargé de cours.
6% de salaire en moins?
Pour Piet Van Avermaet, la réintégration des élèves doit s’accompagner d’un suivi intensif. «Souvent, on pense qu’isoler les enfants en difficulté linguistique durant un an suffira à résoudre le problème, observe le professeur émérite. C’est complètement faux. L’apprentissage d’une langue est un processus très long et complexe. Une fois réintégrés, ces élèves auront besoin d’un accompagnement personnalisé en classe pour parvenir à suivre les cours, et ce, avec l’aide d’un personnel qualifié. Or, les écoles n’ont pas les moyens d’assurer ce suivi, qui est généralement négligé.»
Au-delà des critiques sur le plan pédagogique, la mesure de Zuhal Demir interpelle également sur le plan éthique. «Cet isolement s’apparente à une forme de relégation, quoi qu’on en dise, souligne Philippe Hambye. Ici, il s’agit plutôt d’une hiérarchisation que d’une différenciation. Séparer les élèves dits « visuels » des élèves dits « auditifs », pour leur proposer deux méthodes d’apprentissage distinctes et adaptées à leurs besoins, cela peut s’entendre. Mais ici, on tombe plutôt dans la stigmatisation.» Avec tous les effets délétères que cet «étiquetage» peut entraîner sur un enfant de huit ans, tant sur le plan social qu’émotionnel, s’insurge Piet Van Avermaet.
Des critiques que réfute la ministre Demir. «Il n’y a rien de stigmatisant à retirer les enfants de la classe pour leur donner une attention linguistique supplémentaire, insiste la nationaliste flamande. Ce qui est stigmatisant et frustrant, c’est de rester à la traîne alors que ses camarades de classe progressent.» La ministre N-VA assure d’ailleurs qu’un retard d’un an dans les compétences linguistiques coûtera quelque 6 % de salaire lorsque ces enfants auront intégré le marché du travail.
Et en FWB?
En dehors du dispositif DASPA (Dispositif d’Accueil et de Scolarisation des élèves Primo-Arrivants et Assimilés), la Fédération Wallonie-Bruxelles propose un autre mécanisme d’appui linguistique: le dispositif d’accompagnement FLA (Français Langue d’Apprentissage), destiné à l’enseignement fondamental.
Concrètement, le FLA est proposée de la 2e maternelle à la 4e primaire aux élèves qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue d’enseignement, sans pour autant être considérés comme primo-arrivants, rappelle le cabinet de la ministre Glatigny (MR). Il peut donc concerner des enfants nés en Belgique, issus de l’immigration de deuxième ou troisième génération, pour autant qu’ils répondent à certaines conditions liées à l’âge et à leur niveau de maîtrise du français (être âgé d’au moins 5 ans au plus tard le 31 décembre de l’année scolaire concernée et être scolarisé en 3e maternelle ou en 1e – 2e primaires).
Contrairement au DASPA, ce dispositif n’isole pas les élèves dans des classes spécifiques. Il permet aux écoles de bénéficier de périodes d’encadrement complémentaires pour organiser, en leur sein, un accompagnement linguistique spécifique visant à favoriser la réussite scolaire de ces élèves. L’organisation du FLA repose sur une évaluation du niveau linguistique de l’élève, via des outils reconnus par le gouvernement, et s’intègre au plan de pilotage de l’école.
Pour améliorer l’apprentissage du français, le MR souhaite en outre abaisser l’âge de l’obligation scolaire à 3 ans, ajoute le cabinet Glatigny. «Cela permettra ainsi aux élèves d’acquérir au plus tôt la langue de l’apprentissage».