Fatigue, angoisse, pression: les étudiants infirmiers davantage à risque de "burnout académique". © GETTY

Fatigue, stress, pression: les étudiants infirmiers davantage à risque de «burnout académique»

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Confrontés à des comportements parfois problématiques à l’hôpital, en clinique ou en maison de repos, et à un cursus dense et exigeant, de futurs infirmiers décrivent des premières expériences professionnelles épuisantes.

Cela a commencé par des petits détails nocifs. Des bonjours et des au revoir ignorés. Des «la stagiaire», «la petite» pour la nommer. Puis viennent des paroles blessantes. Des «tu ne sers à rien, tu ne sais rien faire» quand l’étudiante de deuxième année présente son parcours. Des «tu ne seras jamais infirmière, tu es trop lente» quand elle ne termine pas la toilette des patients dans les temps. Chaque jour, Nadia (1), 20 ans, se rend dans un service gériatrique d’un hôpital bruxellois la boule au ventre. Ce troisième stage aura finalement eu raison de ses études. «Ce n’était pas vraiment un choix: je n’en pouvais tout simplement plus.»

Un résumé dans lequel pourraient sans doute se reconnaître nombre d’apprentis infirmiers, qui racontent des expériences similaires. Comme cette infirmière qui se vante d’«avoir réussi à faire pleurer toutes les stagiaires». Ou cette autre qui demande à un étudiant de faire la toilette d’un patient alors que l’équipe sait qu’il est mort. Quand le jeune homme ressort, très secoué, il est accueilli par les mines hilares des soignants, qui guettaient sa sortie.

Bien sûr, tous n’ont pas été confrontés à de telles situations de brimades. Il existe des étudiants heureux, en contact quotidien avec des professionnels bienveillants et pédagogues. Mais dans le secteur, l’existence de tels faits –même minoritaires– ne semble étonner personne. «Les violences en stage, ça fait partie du tout, du pack « études en santé » et de toutes les épreuves que ça comprend», témoigne Cyril, 21 ans, étudiant en troisième année. «Je peux vous assurer que tous les étudiants savent que sur les quatorze stages à effectuer obligatoirement, il y en forcément un qui sera synonyme de mauvais traitements. Et si ce n’est qu’un, vous avez de la chance.» Il raconte ainsi son cinquième stage en gastro-entérologie, quatre semaines à être rabaissé par l’équipe. «Les stagiaires n’avaient pas le droit de déjeuner avec les soignants. Ça les agaçait déjà, disaient-ils, de nous supporter à la pause de dix heures.» Cyril revient sur une autre scène. «Un jour, je devais changer deux poches de perfusion. C’étaient des trousses de perfusion d’un litre. C’est assez lourd à manipuler pour les mains et ce n’est donc pas évident. J’avais du mal à réaliser l’acte. L’infirmière référente m’a alors raillé en me disant: « Ben voilà, je l’attendais celle-là, je savais que tu allais échouer! » Elle était connue pour casser les stagiaires. J’y allais à reculons. Heureusement qu’il ne s’agissait pas de mon tout premier stage, sinon j’aurais pu lâcher.»

Fatigue, angoisse, pression… Dans les enquêtes et la recherche scientifique, les étudiants en soins infirmiers figurent parmi les plus stressés et les plus épuisés. «Ils sont exposés à ce que l’on appelle « le burnout académique », une forme grave de fatigue physique et psychique liée à l’obligation de réussite et à l’acquisition de nouvelles responsabilités», observe Arnaud Bruyneel, infirmier et professeur en santé publique (ULB). L’étude, qu’il a coordonnée avec d’autres chercheurs, montre que la prévalence du risque de burnout académique concerne 63% des étudiants. «C’est l’un des cursus les plus lourds dans le pôle de la santé: 4.600 heures de formation, dont la moitié en formation clinique, soit 2.300 heures de stage, contre 700 heures pour d’autres professions soignantes.»

Les horaires sont costauds. Une journée de cours commence à 8h30 et se termine à 17h30. Cela représente 40 heures hebdomadaires. Et la charge de travail est importante. L’année est ponctuée de stages, d’une durée variable. «Il faut savoir s’adapter à ces changements de rythme dans l’année», note Nadia. Pour Julia, en troisième année, la fatigue est une réalité du quotidien. Avec un job étudiant, des stages à l’hôpital, des travaux à rédiger et des cours à étudier, elle «travaille tout le temps». «Pour certains, la cadence imposée crée une transition brutale entre les secondaires et les études supérieures, ajoute Jacinthe Dancot, chargée de cours à la haute école Robert Schuman, docteure en sciences de la santé publique (ULiège) et présidente de l’Association belge des praticiens de l’art infirmier acn, en partenariat avec la Fédération belge des praticiens de l’art infirmier Fnib. Ils sont surpris par les exigences et la densité de la formation, ainsi que par l’importance du travail en autonomie.»

La profession d’infirmier reste par ailleurs mal connue. Les jeunes continuent d’idéaliser le métier à travers ce qu’ils voient dans les films et les séries : « L’infirmière, ce n’est pas la petite blouse blanche qui suit le médecin partout, pointe Florence Orlandi, cheffe du département soins infirmiers et spécialisations à la haute école Léonard de Vinci. C’est un métier technique, relationnel et central, avec de lourdes responsabilités, en collaboration étroite avec le patient, sa famille, le médecin, le kiné, etc. L’infirmière a un rôle propre, de plus en plus autonome, bien loin d’une profession vocationnelle.» La profession ouvre aussi sur des possibilités de carrière variées. «Cadre, chef de service, enseignant… On peut passer d’un secteur à un autre et ne pas faire le même métier toute sa vie. L’infirmier peut exercer dans les soins médicaux mais il y a aussi la prévention, la santé communautaire, les crèches, les centres… », poursuit Arnaud Bruyneel.

La peur de l’erreur

Alors que le nombre d’étudiants inscrits a baissé de 20% depuis l’allongement des études à quatre ans, la part d’échec et d’abandon est, elle, en hausse: selon l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur, entre 2016 et 2022, elle a augmenté de 84% en haute école (de 1.725 à 3.176), toutes années confondues. Le nombre d’abandons n’est pas recensé précisément, mais, du côté des hautes écoles, on constate qu’il y en aurait davantage. «Aujourd’hui, on voit apparaître des abandons en 2e, voire en 3e année», observe Florence Orlandi. Ce qui a bien évidemment un impact sur le nombre de diplômés. Et parmi celles et ceux qui vont au bout de la formation, certains n’exerceront jamais. Et cette volonté croît au fil de la formation.

Très fréquemment, le premier stage, en seconde moitié de première année, a lieu en maison de repos et de soins (MRS) ou en maison de repos (MR) – cette dernière n’est pas nécessairement médicalisée – «parce que c’est beaucoup de relationnel et ne nécessite pas de soins très techniques, donc pour appréhender la formation, c’est mieux», explique Arnaud Bruyneel. Ce stage peut mettre en doute ou être un choc. «L’expérience du terrain entre souvent en collision avec un idéal, et confronte à la maladie, à la souffrance et à la mort. Ce n’est pas à la portée de tous les jeunes», ajoute Jacinthe Dancot.

Si les étudiants se plaignent de la densité de la formation, ils pointent surtout les stages. Ces immersions demeurent, en effet, une grande source de stress. «Ils sont constamment évalués dans un milieu où l’erreur est rarement considérée comme une source d’apprentissage, poursuit Jacinthe Dancot. Cette pression peut entraîner des abandons.»

«Les étudiants sont constamment évalués dans un milieu où l’erreur est rarement considérée comme une source d’apprentissage.»

Jacinthe Dancot

directrice de la section soins infirmiers à la haute école Robert Schuman et présidente de l’Association belge des praticiens de l’art infirmier.

Au-delà de cette difficulté, de la peur de l’erreur, de la crainte de ne pas être à la hauteur, il y a ce sentiment, très partagé, d’être un «boulet». «On ne sait jamais à quelle sauce on sera mangé, confie Julia, en troisième année. Jusqu’à présent tous mes stages se sont bien passés, sauf un. Mais, dans l’ensemble, on sent bien nous, les étudiants, qu’on est un poids pour eux.»

Ces vécus peu satisfaisants ont fait l’objet d’une enquête menée entre 2021 et 2023 par trois chercheuses du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain. Il en ressort que les difficultés rencontrées sont récurrentes: presque la moitié des stages y sont décrits comme «peu intéressants en termes d’apprentissages techniques et parfois emprunts de maltraitance». Près de la moitié des étudiants interrogés déclare avoir mal vécu leur première expérience, alors que celle-ci demeure déterminante pour découvrir la pratique du métier. «Le non-accueil et la relégation apparaissent comme des faits répétés dans la moitié des terrains de stage», notent encore les autrices. A l’inverse, la bienveillance entre soignants, les aspirants infirmiers peuvent aussi la rencontrer. «Cela dépend des services et des personnes qui les dirigent. C’est très humain dépendant», constate Arnaud Bruyneel. «Dans l’absolu, il y a plus de récits positifs que de récits négatifs, abonde Jacinthe Dancot, autrice d’une thèse sur l’estime de soi des apprentis infirmiers et menée auprès d’un échantillon de 800 étudiants. Or, une expérience négative a un effet durable.»

Lors de leurs premières expériences, les étudiants découvrent aussi un hôpital et des médecins en souffrance. © BELGA

Un hôpital en souffrance

Aucun lieu n’est épargné par le phénomène mais les débordements sont plus courants dans les services où les conditions de travail sont les plus dégradées. Mais aussi sur les terrains de stage les plus prisés -essentiellement des services hospitaliers de médecine interne et de chirurgie réputés comme des lieux où les actes techniques sont fréquents et diversifiés. Ils sont ceux qui accueillent de nombreux aspirants infirmiers de différentes écoles et de différentes années d’études et où les étudiants sont fréquemment plus nombreux que les soignants. Ce qui rend leur accompagnement problématique et les place en concurrence. Quand il faut superviser quatre ou cinq étudiants, le système se grippe. «La place qui leur est attribuée n’est plus celle d’apprenant surnuméraire (qui ne sait a priori pas, qui doit être accompagné et supervisé par un professionnel). De facto, la place du stagiaire en soins infirmiers est celle d’exécutant au service de l’équipe soignante, sans pour autant être reconnu comme faisant partie de cette équipe», résument les chercheuses de l’UCLouvain. Ce manque d’encadrement engendre aussi une pression pesant sur les stagiaires qui estiment ne pas avoir droit à l’erreur.

En cause, évidemment, un hôpital à l’os, une profession fatiguée, en pénurie. En cause aussi, ce qu’on appelle dans le jargon le «virage ambulatoire», amorcé il y a dix ans, ayant entraîné une surcharge de travail continue au sein des hôpitaux. «Il y a dix ans, pour une opération de la hanche, la durée de séjour était de sept jours. Cela comprend la constitution du dossier administratif, l’anamnèse, la préparation du patient à l’intervention, un ou deux jours de soins aigus et enfin quatre jours de convalescence où le seul soin infirmier est le pansement, explique Jacinthe Dancot. Aujourd’hui, la moyenne de séjour pour une hanche est de deux jours, ce qui signifie que dans le même lit, pour la même durée, trois à quatre patients passent: le personnel infirmier doit donc fournir trois ou quatre fois le travail et l’investissement psychologique. Les normes d’encadrement n’ont plus évolué depuis 20 ans, alors qu’il y a quatre fois plus de malades et des multipathologies, des maladies chroniques qui touchent tous les services.»

«Les violences en stage, ça fait partie du tout, du pack « études en santé“.»

Cyril, 21 ans

étudiant en troisième année

Résultat: lors de leurs premières plongées, les étudiants découvrent un hôpital en souffrance. Qui en retour en génère. «Le sous-financement de la santé et les conditions d’exercice des infirmières exacerbent les maltraitances», insiste Florence Orlandi. La situation des aspirants sages-femmes et des étudiants en médecine n’est pas plus enviable.

«L’hôpital est, de fait, dur et peu tolérant avec les plus faibles», déclare Arnaud Bruyneel. C’est un monde très hiérarchisé et qui, historiquement, malmène les stagiaires. Il y a une espèce de culture de la violence qui se perpétue. Les infirmiers reproduisent, dans une espèce de schéma initiatique, ces comportements subis quand eux-mêmes étaient étudiants. Bien sûr, pas partout et pas dans tous les hôpitaux. D’ailleurs, les choses évoluent.»

Florence Orlandi ne veut pas laisser croire que tous les étudiants infirmiers ressortent dépités de leurs quatre ans en bachelier. Chaque année, la directrice voit des étudiants de quatrième année « fiers et motivés à l’idée d’atterrir sur le marché du travail », assure-t-elle. Et d’ajouter qu’une prise de conscience a émergé depuis deux ou trois ans. Une formation pédagogique visant à mieux former les soignants de terrain qui encadrent les étudiants. Dans certains hôpitaux, des infirmières chargées de l’accueil des stagiaires (encore trop peu nombreuses et insuffisamment financées) organisent des journées d’accueil. De leur côté, les hautes écoles mettent sur pied des «séminaires de stage», des groupes de parole et des ateliers de réflexion post-stage.

«Il n’existe pas une solution miracle mais bien un faisceau d’interventions», insiste, pour sa part, Arnaud Bruyneel. Comme revoir le ratio infirmier/patient, lancer des campagnes pour améliorer l’image du métier, octroyer une compensation financière aux stagiaires, augmenter le nombre de maîtres de formation au sein des hautes écoles, modifier les conditions salariales, etc. Bref, ça ressemble à un plan global et surtout politique. «La Flandre l’a mis en place depuis 2019. Et depuis, le burnout y est trois fois moins élevé.»

(1) Le prénom a été modifié.

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