Après les bases militaires, c’est au tour des aéroports belges d’être survolés par des drones. L’identification de ces engins est en cours, mais tous les yeux se tournent vers la Russie. Moscou aurait d’ailleurs plusieurs raisons de s’en prendre à la Belgique.
En à peine un mois, le ton a radicalement changé. La simple alerte s’est muée en «menace sérieuse». Mardi soir, une nouvelle étape a été franchie dans le survol du ciel belge, alors que des drones ont été détectés aux abords des aéroports de Bruxelles et de Liège. Jusqu’alors, aucune infrastructure civile n’avait été visée par ces potentielles activités d’espionnage. Seuls les sites militaires (Elsenborn, Marche-en-Famenne, Kleine Brogel…) en avaient été la cible.
Cette intrusion inédite a entraîné une fermeture partielle de l’espace aérien belge et l’annulation d’une cinquantaine de vols. Mais elle a surtout suscité de nombreuses interrogations. Qui était à la manoeuvre de ces engins, et avec quels objectifs? Alors que l’identification des auteurs est en cours et qu’un Conseil national de sécurité doit se tenir jeudi matin pour analyser la situation, tous les yeux se tournent vers Moscou. Selon les services de sécurité belges, tout semble indiquer qu’«un acteur étatique», et probablement la Russie, soit derrière ces incursions.
Le fait que la Belgique (et principalement Bruxelles) soit dans le viseur russe ne relève pas du hasard. «Brussels Airport est un haut-lieu géostratégique, qui voit défiler de nombreux acteurs importants, qui se rendent à l’Otan, à la Commission européenne ou encore à la banque Euroclear», relève Wouter Dewulf, professeur en économie des transports à l’Université d’Anvers. Or, cette institution financière héberge 193 milliards d’avoirs russes gelés, que l’Union européenne souhaiterait débloquer pour soutenir l’effort de guerre ukrainien. Une potentielle transaction que le président russe Vladimir Poutine a déjà qualifiée «d’acte de guerre».
En outre, Bruxelles est régulièrement le théâtre de rassemblements de dissidents russes. Il y a quelques jours, le chef de l’opposition russe, Mikhaïl Khodorkovski, a d’ailleurs organisé une réunion à l’hôtel Sofitel. Un événement qui est passé relativement inaperçu en Belgique, mais qui a bénéficié d’une importante couverture médiatique en Russie. Et semble, sans surprise, avoir irrité le Kremlin.
Des pertes économiques non négligeables
Si l’espionnage de sites militaires belges peut se révéler stratégiquement pertinent pour la Russie (la base de Kleine Brogel abriterait, outre des F-16 belges et les futurs F-35, des armes nucléaires américaines), pourquoi s’en prendre à des infrastructures civiles comme des aéroports? «On a tendance à oublier que Brussels Airport a également une fonction militaire, car elle partage ses pistes avec la base aérienne de Melsbroek, rappelle Wouter Dewulf. C’est le véritable centre névralgique de la Défense belge, et c’est notamment là que sont entreposés tous les C130 et A400.»
En outre, la manoeuvre participe à la stratégie de déstabilisation russe. «Faire voler un drone au-dessus d’un aéroport, c’est une gêne gigantesque, mais qui est très facile à mettre en place pour tout Etat qui cherche à empêcher le bon fonctionnement d’une société dans son ensemble», note Xavier Tytelman, consultant en aéronautique et en défense, qui estime qu’un intermédiaire a certainement été engagé pour réaliser cette mission. «Puis si on veut perturber l’économie d’un pays, bloquer un aéroport est une excellente idée», complète Wouter Dewulf. Selon le professeur en économie des transports, la valeur ajoutée de Brussels Airport pour l’économie de la Belgique se chiffrerait à quelque six milliards d’euros par an. «Paralyser l’infrastructure durant trois heures revient donc à engendrer près de deux millions d’euros de pertes (1,95 million exactement). Ce n’est pas rien.»
S’en prendre au fonctionnement d’un aéroport, c’est en outre s’assurer d’une caisse de résonnance médiatique, en raisons des perturbations importantes qui en découlent. «C’est un peu le même principe que pour une grève», illustre Wouter Dewulf. Cette agitation dans la sphère médiatique peut façonner une certaine psychose collective, également bénéfique aux tentatives de déstabilisation russes.
Zones peuplées
Les aéroports belges, peu préparés à faire face à ce genre d’incursions, sont en outre une «proie facile» pour la Russie. Car, contrairement aux sites militaires, la Défense n’est pas autorisée à abattre des engins dans le périmètre d’infrastructures civiles. C’est la police fédérale (ici, la police aéronautique) qui est compétente sur les sites aéroportuaires. Une réglementation qui pourrait être amenée à évoluer dans le futur. En Commission de la Chambre, mercredi matin, Theo Francken a en effet évoqué la possibilité de «répondre par des moyens militaires à cette menace».
Quoi qu’il en soit, leur destruction est un procédé extrêmement délicat aux abords de zones densément peuplées. «Qu’un drone soit abattu et chute dans des zones isolées près de sites militaires, c’est une chose, estime Wouter Dewulf. Mais si l’engin tombe en une pièce ou en 100 aux abords de Brussels Airport, par exemple sur les toits d’habitations à Zaventem ou Steenokkerzeel, ça peut avoir des répercussions bien plus dangereuses.»
Pour éviter leur chute, ces drones pourraient être interceptés via des machines équipées de filets. Une technologie dévelopée par Thalès, qui a mis au point le «Rapid Eagle», un drone conçu pour détecter et intercepter des drones hostiles. «C’est très pratique dans les zones peuplées, note Xavier Tytelman. Certains modèles avaient d’ailleurs été déployés pour assurer la sécurité aux Jeux Olympiques de Paris. Le problème, c’est qu’on n’en dispose que d’une quantité échantillonnaire en Europe. A court terme, il est inconcevable que tous les aéroports européens en soient dotés. Et puis, même, que se passerait-il si la Russie envoie quatre ou cinq drones au même moment sur une infrastructure? On serait incapable de tous les intercepter.»
Un plan d’urgence à 50 millions
Autre technologie à disposition des forces de l’ordre: le brouillage de ces drones. Mais là encore, le matériel disponible en Belgique est loin d’être suffisamment performant. «Aujourd’hui, nos systèmes de brouillage sont dédiés à certaines fréquences traditionnelles, précise Xavier Tytelman. Or, les nouveaux drones utilisent des fréquences bien plus élevées, au-delà de 144 mégahertz, voire sur des gigahertz.»
Même sur des drones civils dont les fréquences seraient «brouillables», les logiciels ont sérieusement évolué ces derniers mois. «Normalement, lorsqu’un drone est détecté et brouillé, il perd son signal GPS et sa communication avec le pilote, expose le consultant en aéronautique et défense. Quand il est à bout de batterie, il se pose à la verticale et ne décolle plus. Or, les logiciels nouvelle génération permettent aux drones qui ont perdu leur communication de s’envoler subitement très haut, et d’ainsi recapter un signal à 200 ou 300 mètres de hauteur, et poursuivre leur mission.» En outre, certains drones ne nécessitent même plus de pilote aujourd’hui, ce qui permet de contourner toute tentative de brouillage.

Bref, les moyens à disposition des aéroports restent plutôt faibles à l’heure actuelle. En cas de détection de drone non-autorisé à proximité de ceux-ci, la fermeture de l’espace aérien semble être la seule solution. Un ordre qui a été donné par skeyes mardi soir. «Comme le signalement concernait une zone directement située au-dessus de l’aéroport, on a été contraint de mettre les décollages et les atterissages à l’arrêt pour garantir la sécurité de tous, précise le contrôleur aérien. Dans ces cas-là, on ne peut prendre aucun risque. On effectue alors des observations, et quand plus aucun engin n’est détecté, le trafic peut reprendre.»
Face à cet arsenal limité et la menace grandissante qui plane sur la Belgique, le ministre de la Défense veut déployer un plan d’urgence d’un montant de 50 millions d’euros. Ce système de défense, qui doit être prochainement avalisé en Conseil des ministres, doit renforcer sérieusement les moyens de détection, d’identification et de neutralisation de ces engins, promet Theo Francken (N-VA). A noter qu’un plan plus vaste, de quelque 500 millions d’euros, est également en préparation pour 2026.