La Belgique, dans le dur de la guerre hybride, doit faire appel à ses voisins européens. © Getty Images/Westend61

Pourquoi la Belgique est mal préparée à affronter une guerre hybride: «Rattraper ce retard est fastidieux»

Clément Boileau Journaliste
Noé Spies Journaliste au Vif

Les survols répétés d’infrastructures stratégiques poussent les autorités à réagir dans l’urgence. Impréparé, le pays tente de combler ses lacunes à tous les niveaux. En comptant, notamment, sur une coopération européenne «intense».

Depuis quelques semaines, les perturbations causées par des drones dans le ciel européen mettent les services de sécurité et de renseignement en ébullition. Et pour cause: si tous les regards convergent vers la Russie, aucun pays n’a pu, jusqu’ici, établir de responsabilité avec une certitude absolue. Concrètement, malgré un faisceau d’indices intimement liés à la guerre en Ukraine, personne ne saisit précisément ni le «qui», ni le «comment», ni le «pourquoi» de ces incursions.

Petit à petit, la coopération internationale s’est donc mise en branle, de Berlin à Paris en passant par Copenhague et, désormais, Bruxelles. Au cœur de l’Union européenne, les échanges sont désormais «permanents» et «très intenses», nous revient-il. Après le Danemark, survolé fin septembre, et l’Allemagne, début octobre, c’est en effet au tour de la Belgique d’être «submergée» de demandes de données de la part de ses homologues européens, suite à une kyrielle de survols de ses sites parmi les plus stratégiques. Et ce n’est sans doute pas terminé…

50 millions

d’euros ont été débloqués pour un «plan antidrone», qui comprend l’opérationnalisation, dès janvier 2026, du Centre national de sécurité aérienne à Beauvechain.

Guerre hybride et incursions

A la clôture de cet article, les incursions étaient nombreuses, et quasiment quotidiennes, dans le ciel belge. Dans l’ordre, on compte une spectaculaire incursion au-dessus de la base militaire d’Elsenborn, non loin de la frontière allemande, survolée par une quinzaine d’appareils le 3 octobre. Puis le survol du camp militaire Roi Albert, à Marche-en-Famenne, les 25 et 28 octobre, suivi par la perturbation de l’aéroport d’Ostende, le 31 octobre. Puis ce fut au tour de la base militaire de Kleine-Brogel (nord-est, qui abrite des ogives nucléaires américaines), d’être «observée» le même jour, et de nouveau survolée plusieurs fois les jours suivants.

On compte également une perturbation sérieuse de l’aéroport d’Anvers (Deurne), le 1er novembre; d’autres perturbations importantes pour les aéroports de Bruxelles (Zaventem) et de Liège (Bierset), suivies d’observations du côté de la base de Florennes (province de Namur) et de celle de Schaffen (Brabant flamand), pour la seule journée du 4 novembre. Les 6, 7, 8 et 9 novembre, d’autres survols ont été signalés à Zaventem et Liège, provoquant de légères perturbations.

On ajoutera à cela le potentiel survol de Thales Belgium, ainsi que celui de Mecar (filiale belge de KNDS, qui produit, entre autres, des obus pour l’Ukraine), deux entreprises liées au secteur de la défense. Theo Francken, le ministre de la Défense (N-VA), ainsi qu’Engie, ont également signalé des survols de centrales nucléaires.

Logiquement, la machine judiciaire s’est enclenchée rapidement. Deux enquêtes ont d’ores et déjà été ouvertes par le Parquet fédéral, l’une concernant le survol de la base d’Elsenborn, l’autre celui de Kleine-Brogel. Ailleurs, des parquets locaux ont ouvert des informations judiciaires, susceptibles d’être reprises par le fédéral si l’intervention d’un Etat –et donc le caractère international de l’infraction– venait à être dûment prouvé. Il ne s’agit pas que d’une affaire de sécurité nationale: les conséquences financières globales de ces incursions n’ont pas été chiffrées précisément, mais aéroports et compagnies aériennes mentionnent déjà des pertes «conséquentes».

«S’il s’agissait de gamins voulant “juste” perturber l’aéroport, ils auraient été appréhendés.»

Impréparation

Le pays était-il si mal préparé? Pour tenter de comprendre ce qui se passe, et essayer de s’en prémunir, les services de renseignement européens (belges compris) avaient pourtant scruté avec attention ce qui s’est produit à Copenhague dès le 22 septembre et les jours suivants, lorsque des drones ont perturbé le principal aéroport du pays (celui d’Aalborg avait été également fortement troublé quelques jours plus tard). Dans le même temps, le Danemark avait aperçu des drones au-dessus de sa plus grande base militaire, à Karoup, ce qui a conduit le pays à interdire purement et simplement les vols de drones civils sur son territoire. Une mesure radicale, alors qu’un sommet européen se profilait dans la capitale danoise. Les renseignements ont aussi noté ce qui est arrivé à l’Allemagne –les aéroports de Munich, Berlin et Brême ont connu des fermetures partielles– pourtant réputée mieux équipée en lutte antidrone.

«Nous regardons les similitudes ou différences en Allemagne ou au Danemark, pour déterminer s’il s’agit du même acteur. Nous essayons de comprendre le phénomène», déroule une source sécuritaire belge, pointant les quelques éléments auxquels peuvent se raccrocher les enquêteurs. «Dans certains cas, il s’agit de drones qui peuvent couvrir une distance de plus de 100 kilomètres. Une des hypothèses est que les incursions trouvent leur origine dans des pays voisins. Ce qui complique les enquêtes, évidemment. Au Danemark existe l’hypothèse de vols partis d’un bateau de la flotte fantôme russe, qui aurait pu servir de plateforme de lancement. Tout cela est étudié ici aussi.»

Eviter la psychose

Seule certitude: dans un pays dont on déplore régulièrement la «lasagne institutionnelle», la dispersion des compétences, y compris en matière sécuritaire, ne facilite pas les choses, d’autant que la police est inondée de signalements de drones potentiels, selon nos sources, ce qui inclut de fausses alertes. A Bruxelles, la présence d’un petit engin volant à proximité du bâtiment d’Euroclear (l’institution où sont hébergés les actifs russes gelés) a suscité, voici quelques semaines, une inquiétude certaine. Avant de s’apercevoir que le drone appartenait, en réalité, à un entrepreneur impliqué dans un chantier à proximité, soucieux d’inspecter son ouvrage.

Autre constat: que les drones aient pu survoler des sites aussi sensibles sans que les engins ou leurs pilotes soient identifiés est «un indicateur qu’on a affaire à un acteur bien préparé et organisé. S’il s’agissait de gamins voulant « juste » perturber l’aéroport, ils auraient été appréhendés», assure une autre source sécuritaire, convaincue que, tôt ou tard, la Belgique découvrira le smoking gun (le pistolet fumant), qui permettrait de confondre le(s) responsable(s). Une prudence verbale dont ne s’est pas franchement embarrassé le ministre de la Défense, Theo Francken. Lequel s’est lancé, à son corps défendant, dans un échange à distance avec l’actuel vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, qui n’en demandait pas tant pour le traiter d’«imbécile» et menacer la Belgique de destruction complète.

Lors du Conseil national de sécurité (CNS) belge du 6 novembre dernier, qui regroupe les principaux ministres, les services de sécurité et de renseignement, ainsi que des représentants des autorités judiciaires, la posture en matière de communication fut un point saillant de la discussion, nous revient-il. «On veut éviter la psychose», abonde un intervenant, pointant en outre le fait que l’attribution formelle de ces faits à la Russie fut clairement discutée. En somme, pas question de s’avancer sans le fameux smoking gun. Mais comment faire quand le message «est court-circuité par les soupçons qu’on peut avoir et qui sont amplifiés et répercutés notamment par la presse»?

«On court après la menace. Cela fait des années qu’on ne fait rien, maintenant l’arriéré est immense.»

Neutraliser? Pas si simple…

Désormais, l’heure est donc à la coordination. Après le CNS, le ministre de l’Intérieur, Bernard Quintin (MR), a répété les mots clés que les autorités entendent appliquer pour régler cette crise des drones: «Détection, identification et éventuelle neutralisation.» Pas si simple. Du point de vue législatif, un arrêté royal doit notamment encadrer l’enregistrement des drones dans les zones stratégiques pour la sécurité nationale (bases militaires) ou essentielles pour l’économie du pays (les aéroports). Et si les drones survolant les bases militaires peuvent être abattus, la probabilité qu’ils retombent sur une zone civile est loin d’être nulle. Interrogé, Theo Francken a estimé que la base juridique pour abattre ces drones devait être clarifiée. Sans s’avancer sur les ordres précis qui circulent.

En attendant, le CNS a accouché d’un déblocage de 50 millions d’euros pour un plan antidrone, qui comprend l’opérationnalisation, dès janvier 2026, du Centre national de sécurité aérienne (Nasc) à Beauvechain, censé apporter «une meilleure surveillance et protection de l’espace aérien belge et préparer la Belgique aux défis futurs en matière de sécurité aérienne». Le but: obtenir une image complète de ce qui se passe dans le ciel belge. Est-ce seulement possible? Le 3 novembre, le ministre de la Défense n’avait pas caché, au micro de nos confrères de la RTBF, que le pays part de loin. «On court maintenant après la menace. Cela fait des années qu’on ne fait rien, maintenant l’arriéré est immense […] On ne peut pas réparer en quelques mois ce qui n’a pas été fait les années précédentes.» Or, il faut agir. Et vite…

Guerre hybride: l’Europe à la rescousse

Sollicités par le ministre de la Défense, nos voisins n’ont pas tardé à proposer leur aide. «A la demande de la Belgique […] la Bundeswehr (NDLR: l’armée allemande) soutiendra à court terme son voisin en lui fournissant des capacités de lutte contre les petits systèmes aériens sans pilote», a ainsi annoncé Theo Francken dans la foulée du CNS, soulignant «la solidarité des partenaires européens face aux menaces hybrides». La France a également dépêché une équipe antidrone en Belgique dès le 8 novembre, suivie par les Britanniques.

L’un des enjeux de la lutte antidrone consiste à ne pas céder à une folie dépensière –déjà reprochée au gouvernement dans le cadre de l’achat des F-35– qui pourrait par ailleurs s’avérer inefficace. A cela se substitue l’entraide européenne, surtout quand celle-ci possède une certaine expertise. L’armée allemande «dispose d’unités spécialisées dans la défense antiaérienne», expose l’ex-colonel Roger Housen, soulignant la présence de détecteurs antidrones pointus et de systèmes d’armes capables de neutraliser efficacement les appareils volants. «Dans le cadre de la guerre en Ukraine, la Bundeswehr entretient également une collaboration étroite avec l’armée ukrainienne qui, après plus de trois ans et demi de combats, a acquis la plus grande expertise sur le sujet en Europe.»

L’aide allemande est même véritablement indispensable à court terme, selon l’ancien colonel. «Supposons qu’on ne fasse pas appel à l’Allemagne. Il faudrait alors commander des systèmes de détection et de neutralisation en nombre, former nos militaires à leur utilisation et acquérir de l’expertise.» Certes, ce processus est enclenché par le ministre de la Défense, mais il est terriblement chronophage. «Or, la menace est déjà présente et les militaires allemands permettent d’améliorer instantanément notre défense.» Comment? Principalement grâce à des systèmes électroniques de brouillage, capables de perturber le signal entre l’opérateur et le drone. «Le système allemand convient parfaitement aux conditions propres à la Belgique et à sa forte densité de population. La technique de neutralisation d’un drone doit être adaptée afin d’éviter les dommages collatéraux. Le brouillage le permet, alors que l’utilisation d’armes de type « mitrailleur » est plus risquée», note Housen.

«Il faut s’habituer à la menace et accepter qu’une défense totale est impossible.»

Le mal est fait

A supposer que les enquêtes (tant judiciaire que militaire) progressent, et que la Belgique parvienne à écarter (en tout ou en partie) les drones de ses infrastructures sensibles, la séquence n’en démontre pas moins que «le pays, faute de moyens, est dépendant d’une aide étrangère rapide pour sa propre sécurité», observe Wally Struys, professeur émérite à l’Ecole royale militaire (ERM). Et le spécialiste en économie de la Défense de rappeler: «Le pouvoir d’achat de l’armée belge fut fortement raboté de 1983 à 2019. Rattraper ce retard est fastidieux et dépenser ne suffit plus. En raison de la guerre en Ukraine et de la forte concurrence entre les acheteurs, les délais de livraison sont plus grands. De surcroît, la formation du personnel représente une longue étape supplémentaire.»

Or, si l’aide proposée à la Belgique peut stopper l’hémorragie sur le court terme, elle ne peut pas résoudre le problème à la source. «La menace des drones se poursuivra dans le temps, prédit Roger Housen. Il faut s’y habituer et accepter qu’une défense totale est impossible». Le colonel ajoute que la lutte antidrones «est un des plus gros points faibles des pays occidentaux. A l’avenir, la Belgique doit analyser la menace en profondeur et prioriser les infrastructures qu’elle souhaite protéger.» Car les incidents, selon l’expert, suivront toujours une logique d’action-réaction. «Lorsque le Danemark a décidé d’envoyer davantage de matériel militaire à l’Ukraine, il a subi des incursions de drones dix jours plus tard. Idem lorsque le Royaume-Uni et l’Allemagne ont cédé des systèmes de défense antiaérienne à Zelensky.» Wally Struys le rejoint: «Les incursions de drones continueront. Elles sont simples à réaliser, peu coûteuses et demandent simplement la participation d’intermédiaires, payés par les Russes, pour semer la pagaille.»

Scénarios de crise

«Il y a de toute évidence, derrière les agissements des intermédiaires, une volonté claire de produire un effet de masse et de concentration des vols, de telle sorte que ces événements soient repérés et répercutés dans les médias», prévient de son côté Alain de Nève, analyste pour l’Institut royal de Défense, qui n’exclut pas «une diversion». «Si nous imputons raisonnablement ces agissements à la Russie –à l’aide d’éventuels intermédiaires dans les pays concernés–, il nous faut considérer le fait que ces survols peuvent viser à détourner notre attention de signaux faibles de préparation d’opérations d’un autre type en d’autres lieux. Les scénarios de crises à venir envisagés par les services de renseignement de plusieurs pays ne manquent pas…»

C’est que «la Belgique reste un carrefour important, observe pour sa part Wally Struys. Toutes les routes stratégiques qui mènent vers l’est, pour les exercices de l’Otan, partent de chez nous, notamment via les ports d’Anvers et de Zeebruges. Ce sont d’ailleurs souvent les points de départ de l’armée américaine en Europe.»

La Belgique découvre le paradoxe de sa position stratégique: cœur battant de l’Otan, mais aile fragile de son dispositif. Centre logistique, financier et diplomatique de l’Europe, elle reste sans véritable bouclier propre face à la guerre des airs qui se joue désormais à basse altitude. Les aides allemande, française et britannique agissent comme un brouillage temporaire, une couverture de circonstance. Mais pour ne plus dépendre d’un pilotage étranger, la Belgique devra apprendre à tenir seule les commandes de sa défense. Sinon, elle continuera à voler sous escorte. Turbulences comprises.

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