La mer du Nord regorge d’enjeux économiques et numériques cruciaux pour l’ensemble de l’Union européenne. Par d’importants investissements et une volonté d’être à la pointe de la technologie, la Belgique se présente en leader sur la sécurisation du «front de la mer du Nord».
Derrière les digues de la côte belge et ses esplanades touristiques, au cœur de ses eaux troubles, se cachent des enjeux critiques, militaires, que la Belgique espère bien encadrer et sécuriser. Theo Francken (N-VA), ministre de la Défense, Annelies Verlinden (CD&V), ministre en charge de la Mer du Nord, et Vanessa Matz (Les Engagés), responsable du numérique, ont tous un rôle à jouer dans ce que les hauts responsables de la Défense aiment appeler «le nouveau front de la mer du Nord.»
Avec la guerre en Ukraine provoquée par la Russie et l’accélération des menaces de sabotages et d’espionnages sur les territoires de l’Union européenne, les responsables nationaux des Etats membres et leurs homologues européens ont fait part de leur volonté de réarmer l’UE. L’une des priorités de la Belgique et de cinq de ses partenaires (Allemagne, Royaume-Uni, Pays-Bas, Norvège et Danemark) est justement d’investir dans la sécurisation de la mer du Nord. Lancée le 15 janvier 2025, cette ambition porte le nom de NorthSeal, le sceau du Nord.
Cette plateforme invisible de surveillance et de sécurisation de l’espace maritime est menée par la Belgique. Elle a pour but de prévenir les potentielles attaques russes dans cette zone, ou contrer des tentatives de sabotage et d’espionnage.
Nick Gyselinck, porte-parole de la ministre de la Mer du Nord, voit en NorthSeal le premier pas d’une ambition encore plus grande pour la Belgique, un rôle de précurseur européen, de leader dans la sécurité numérique. «Depuis son lancement il y a huit mois, NorthSeal a permis de franchir une étape cruciale dans la surveillance de la mer du Nord. Les différents centres d’information maritime des pays riverains sont désormais connectés à une même plateforme, ce qui leur donne la possibilité d’échanger des informations sensibles de manière sécurisée sur les navires suspects. A l’origine, le système s’intéressait uniquement aux mouvements inhabituels, mais son champ d’action s’est rapidement élargi à d’autres menaces, comme la Shadowfleet, les navires sous-marins ou encore ceux qui naviguent sans pavillon valide. C’est précisément cette capacité d’adaptation qui en fait un outil essentiel pour la sécurité maritime régionale.»
«Dans un contexte marqué par la montée des conflictualités hybrides, la souveraineté maritime ne se pense plus sans souveraineté numérique.»
La volonté belge d’affirmer sa souveraineté numérique à travers NorthSeal n’est pas en soi une révolution. Mais c’est la place du programme dans la stratégie européenne globale de défense qui vient révolutionner le rôle de la Belgique. Julia Tasse, directrice de recherche à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques) et responsable du programme Océan, étudie ce changement de paradigme de la Défense depuis des années. La chercheuse voit en NorthSeal la première étape d’une révolution numérique à usage militaire: «Longtemps relégués au second plan dans les stratégies géopolitiques, les mers et les océans n’étaient pas perçus à leur juste valeur, et ce, malgré le fait que 80% des marchandises et 99% des télécommunications mondiales y transitent chaque jour. Face à l’accélération des technologies numériques, la mer devient un espace de puissance redéfini par l’information, ses vecteurs et ses usages. Dans un contexte marqué par la montée des conflictualités hybrides, la souveraineté maritime ne se pense plus sans souveraineté numérique.»
Une zone très sensible
La mer du Nord est un espace où s’entremêlent activités économiques et infrastructures stratégiques. Carrefour du commerce international, elle concentre un trafic maritime intense, une pêche industrielle de grande ampleur et près de 200 plateformes pétrolières et gazières. Elle est aussi devenue un axe majeur pour l’énergie renouvelable grâce à la multiplication des parcs éoliens offshore. Mais au-delà de ces enjeux visibles, c’est surtout le réseau invisible des câbles sous-marins qui en fait une zone particulièrement sensible.
Près de 95% des communications numériques mondiales passent par des câbles en fibre optique posés au fond des mers, et la mer du Nord concentre une des plus fortes densités de ces infrastructures. Les grands câbles transatlantiques qui relient l’Amérique du Nord à l’Europe aboutissent au Royaume-Uni avant de traverser la mer du Nord vers la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Scandinavie. Autour de cet espace se trouvent aussi les principaux hubs numériques européens, de Londres à Amsterdam en passant par Bruxelles et Francfort. Cet enchevêtrement d’infrastructures fait de la région une véritable autoroute des données mondiales, mais aussi un point vulnérable face aux risques de sabotage ou d’accidents.
Nick Gyselinck insiste sur l’importance de disposer d’une vision partagée de cet espace: «L’avantage principal de NorthSeal est de considérer la mer du Nord comme une région commune. La plateforme est utilisée quotidiennement et permet aux services de coordination d’agir de manière plus efficace, sans se limiter aux seules eaux territoriales de leur pays. Cette approche collective reflète l’esprit de la Déclaration conjointe signée par les Etats concernés, qui prévoit aussi la création d’un groupe stratégique pour améliorer la sécurité maritime. Les investissements futurs seront partagés entre l’ensemble des partenaires, ce qui traduit une volonté claire de consolider cette coopération dans la durée.»
Le souvenir du sabotage du gazoduc Nord Stream, en septembre 2022, reste dans toutes les mémoires. L’explosion des conduites reliant la Russie à l’Allemagne avait montré qu’un seul incident suffisait à paralyser une partie de l’approvisionnement énergétique européen. Pour la ministre de la Mer du Nord, Annelies Verlinden, NorthSeal doit «précisément servir à prévenir ce type de scénario en détectant plus rapidement les anomalies et en permettant une réaction collective immédiate».

Un investissement belge massif
La Belgique ne cache pas ses ambitions. Faute de disposer d’une armée de grande envergure, la Belgique mise sur une spécialisation numérique et technologique. NorthSeal en est la première vitrine. Son développement a été financé dès le départ par Bruxelles, qui a alloué un million d’euros à la Direction générale Navigation du SPF Mobilité pour concevoir la plateforme et en assurer la gestion.
Mais la perspective est beaucoup plus large, avec l’intégration progressive du système aux outils existants de visualisation maritime et la mise en place d’outils d’intelligence artificielle capables de traiter les flux massifs de données générés par les capteurs sous-marins, de surface et aériens.
Parallèlement, Theo Francken a présenté un plan stratégique de défense qui prévoit 34 milliards d’euros d’investissements entre 2026 et 2034, avec un accent particulier sur les capacités numériques et de cyberdéfense. Parmi ces enveloppes, environ un milliard d’euros sera consacré à la construction de centres de données militaires hautement sécurisés. Ces infrastructures serviront de colonne vertébrale numérique aux forces belges, en hébergeant les flux de renseignement, les communications cryptées et les outils d’analyse big data nécessaires pour renforcer la résilience du pays et soutenir des initiatives comme NorthSeal.
Pour le porte-parole de la ministre en charge de la Mer du Nord, Nick Gyselinck, cette montée en puissance vise à transformer la Belgique en référence européenne. «L’une des prochaines étapes sera l’intégration de NorthSeal dans les systèmes existants de visualisation du domaine maritime, afin que les opérateurs puissent voir immédiatement à l’écran lorsqu’un signalement est effectué. A terme, il sera possible de générer directement un rapport NorthSeal consultable par tous les pays. La Direction générale Navigation du SPF Mobilité joue un rôle clé dans ce processus. La mer du Nord est un espace complexe, saturé de capteurs qui génèrent d’énormes volumes de données, et la perspective est désormais d’y adjoindre l’intelligence artificielle pour aider les opérateurs à détecter plus rapidement les situations suspectes.»
Avec NorthSeal, ses investissements numériques et ses centres de données militaires, la Belgique cherche à se doter d’une expertise unique en Europe. Elle entend faire de sa portion de mer du Nord un laboratoire technologique et sécuritaire, en assumant un rôle de vigie face aux menaces hybrides qui pèsent sur le continent.