Theo Francken en visite à Ankara.

La «diplomatie du drone»: pourquoi la Belgique se tourne vers la Turquie pour sa lutte antidrones

Face à des survols répétés d’infrastructures sensibles et à un déficit capacitaire reconnu, la Belgique débloque 50 millions d’euros pour mieux détecter et neutraliser les drones. Dans cette course au rattrapage, Ankara s’impose comme un interlocuteur de premier plan au sein de l’OTAN et de l’Union européenne, où ses appareils et ses systèmes anti-drones ont gagné une place durable.

En quelques semaines, la question des drones est passée en Belgique d’un dossier technique à un enjeu de sécurité nationale. Des appareils non identifiés ont été signalés au-dessus de la base nucléaire de Kleine-Brogel, de camps militaires et des aéroports de Bruxelles et de Liège, provoquant des interruptions de trafic et la convocation d’un Conseil national de sécurité. L’origine des survols n’est pas formellement établie, mais le ministre de la Défense Theo Francken (N-VA) et le chef de la Défense, le général Frederik Vansina, évoquent un risque de «déstabilisation» et citent la Russie comme principal suspect.

Pour répondre à cette menace, le gouvernement a annoncé une enveloppe d’urgence de 50 millions d’euros pour renforcer la détection et la neutralisation des drones. Le plan prévoit l’achat de radars «bas niveau», capables de repérer des appareils volant très bas, de brouilleurs et d’armes portatives de neutralisation de type dronegun, qui coupent le lien radio entre le drone et son pilote, ainsi qu’un cadre d’intervention plus clair au-dessus de certains sites militaires.

Parallèlement, la Belgique cherche des partenaires capables de fournir des solutions rapidement. La Turquie fait partie des options étudiées. Theo Francken a multiplié les signaux en direction d’Ankara, qu’il décrit comme un «ami» et un «allié» au sein de l’Otan, allant jusqu’à présenter la Turquie comme un «modèle» en matière d’investissement dans la défense. Lors du salon IDEF à Istanbul en juillet 2025, il a évoqué la possibilité d’un d’accord d’investissement pour des drones et des systèmes antidrones. Son séjour en Turquie lui a permis de lier des relations avec le ministre turc de la Défense, Yaşar Güler, et le patron de l’agence turque des industries de défense (SSB), Haluk Görgün. Même de visiter la brigade de drones turcs. Du côté d’Ankara, on annonce déjà la naissance de «relations militaires et de collaboration industrielle.»

C’est dans ce contexte de rattrapage capacitaire que la Belgique se tourne vers un pays qui s’est imposé, en 20 ans, comme un acteur central du drone armé.

La Turquie, de client dépendant à fournisseur clé

Pendant des années, Ankara a surtout été cliente des Etats-Unis et d’Israël pour ses systèmes d’armes. Au début des années 2000, les autorités turques lancent une stratégie d’autonomie industrielle: soutien à des programmes nationaux et montée en puissance de l’appareil de défense. En deux décennies, la Turquie est entrée dans le top 15 des exportateurs d’armement, avec une part encore modeste mais en hausse des échanges mondiaux.

Cette trajectoire a un nom: Baykar. L’entreprise familiale, aujourd’hui dirigée par l’ingénieur Selçuk Bayraktar, gendre du président Erdogan, s’est imposée avec le Bayraktar TB2, un drone armé de moyenne altitude et longue endurance (catégorie dite MALE). Concrètement, il s’agit d’un avion sans pilote d’une douzaine de mètres d’envergure, capable de rester en l’air plus de 20 heures, équipé de caméras électro-optiques et d’un capteur infrarouge, et pouvant emporter plusieurs petites bombes guidées sous ses ailes.

L’appareil a été acheté par l’Ukraine, la Pologne (premier pays de l’Union européenne et de l’Otan à en commander) et par plusieurs Etats du Caucase, du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. «Les drones turcs ne sont pas des révolutions technologiques, mais un compromis extrêmement bien placé. Ils accomplissent des missions proches des systèmes européens ou américains, pour un coût inférieur», résume Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri (Institut français des relations internationales). Cette équation, estime-t-il, explique la diffusion rapide du TB2 sur plusieurs théâtres de conflits, de la Libye au Haut-Karabakh, jusqu’en Ukraine et en Russie.

Cette montée en puissance du drone turc a aussi une dimension diplomatique. «Il y a en Turquie une instrumentalisation politique du drone. Les systèmes créent des dépendances techniques et des liens durables», observe Léo Péria-Peigné. Des think tanks parlent désormais de «diplomatie du drone» pour désigner ces ventes assorties de formation et de maintenance, utilisées comme outil d’influence auprès de partenaires européens, moyen-orientaux ou africains.

La Turquie cherche enfin à s’intégrer aux chaînes de valeur européennes. En 2025, Baykar et le groupe italien Leonardo ont annoncé la création d’une coentreprise basée en Italie, destinée au marché européen du drone militaire. Les chiffres avancés par Ankara sur sa part de marché, parfois présentée comme supérieure à la moitié du marché mondial des drones armés, sont en revanche contestés: «Quand on parle de 60 à 70% du marché mondial, j’émets un gros doute, explique Léo Péria-Peigné. Dès qu’on inclut les systèmes américains, israéliens ou chinois, de tels niveaux paraissent peu vraisemblables. La Turquie reste une ‘puissance moyenne à vocation régionale’, même si elle est désormais incontournable sur certains segments du drone armé.»

Bruxelles entre urgence sécuritaire et pari industriel

Pour la Belgique, ces évolutions turques ne passent pas inaperçues. La Défense belge vient de réceptionner ses premiers MQ-9B SkyGuardian, fournis par l’américain General Atomics. Ce sont de grands drones de reconnaissance capables de voler plus de 30 heures, destinés à la surveillance à longue distance. Ils ne sont pas armés et ne répondent pas directement au problème des survols par de petits drones, souvent dérivés du marché civil, qui inquiètent aujourd’hui les autorités belges.

Le plan de 50 millions d’euros vise précisément ces appareils de petite taille, pilotés à vue ou au-delà, qui exploitent les angles morts des radars classiques et peuvent saturer les défenses par des incursions multiples. Dans ce contexte, la Turquie apparaît pour Bruxelles comme un partenaire possible parmi d’autres, mais tout de même privilégié. Ankara propose un éventail qui va des plateformes de reconnaissance aux solutions antidrones. La participation des deux pays à la coalition de soutien en drones à l’Ukraine les place déjà dans un cadre de travail commun.

Pour Léo Péria-Peigné, la tendance dépasse le seul cas belge: «Les Polonais ont acheté des Bayraktar. Les Espagnols, les Roumains, plusieurs Etats des Balkans travaillent de près avec les forces turques ou avec leur industrie sur ces questions et technologies. La France fait un peu figure d’exception, en grande partie pour des raisons politiques liées à ses alliances régionales, avec la Grèce, Chypre ou l’Arménie. Il y a un réflexe de méfiance vis-à-vis d’Ankara. Mais si l’on regarde l’ensemble du continent, l’expertise turque en matière de drones est assez largement reconnue. Beaucoup de pays ont des besoins dans ce domaine. Ils vont naturellement voir ce que les Turcs proposent.»

Les choix qui s’ouvrent pour Bruxelles combinent donc urgence sécuritaire et pari industriel. Il s’agit à la fois de réduire rapidement l’exposition aux survols et de décider avec quels partenaires ces systèmes seront achetés, intégrés et maintenus. La Turquie offre des solutions déjà employées sur plusieurs théâtres; à la Belgique de déterminer dans quelle mesure elles s’inscrivent dans une stratégie plus large, compatible avec ses engagements européens et atlantiques.

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