
Défense belge: voici les contrats d’armement en cours et ce qu’ils coûtent vraiment
Alors que la Belgique consacre un budget record à sa Défense en 2025, les principaux contrats d’armement signés ces dernières années révèlent des hausses de coûts majeures. Dépenses sous-estimées, communication floue, et choix politiques qui engagent l’Etat pour des décennies.
La Belgique atteint cette année l’objectif de 2% du PIB consacré à la Défense, grâce à un investissement supplémentaire de 3,9 milliards d’euros. Cette augmentation porte le budget total à environ 12 milliards d’euros pour 2025, un record dans l’histoire militaire du pays. Mais derrière cette hausse, les coûts réels des grands contrats d’armement explosent, soulevant des questions sur la soutenabilité de ces engagements à long terme. C’est ce qui s’est passé avec le programme CaMo (Capacité Motorisée), signé avec la France en 2018. Ce contrat visait à moderniser les capacités terrestres de la Défense belge. Il incluait l’achat de 382 véhicules blindés Griffon, 60 blindés de reconnaissance Jaguar et 28 canons automoteurs. Ce partenariat stratégique avec Nexter et Arquus, deux entreprises françaises spécialisées dans l’armement terrestre, devait initialement coûter 1,5 milliard d’euros. Mais selon un rapport publié par la Cour des comptes belge en avril 2025, la facture totale pourrait grimper jusqu’à 14,4 milliards d’euros. En cause, des frais de maintenance étalés sur 25 ans, la construction d’infrastructures logistiques et de stockage, des dépenses dans la formation du personnel, des acquisitions de munitions imprévues. Le tout soumis à une indexation générale des prix. La note pour le contribuable est aussi salée qu’imprévue.
Le cabinet de Théo Francken se défend: «Le problème est dans la communication. Ces dépenses étaient connues, prévues et étudiées, mais pas annoncées.» Il est vrai, le prix d’achat initial des blindés n’a pas augmenté. Ce sont les coûts de maintenance, d’infrastructure, de personnel ou d’équipements supplémentaires, étalés sur plusieurs dizaines d’années, qui font grossir la somme totale à 14,4 milliards d’euros. Cette enveloppe est même susceptible d’augmenter encore au fil des années, du fait de l’inflation qui touche les ressources nécessaires (électricité, gaz…) mais aussi les salaires du personnel. Ces dépenses, que le cabinet juge anticipées, rentrent dans une projection globale dite «Life Cycle Cost», censée refléter les coûts totaux assumés par le budget de la Défense sur plusieurs années. Cette estimation était opaque et n’a pas été rendue publique pour l’achat des blindés. D’où la surprise générale sur les montants finaux.
Interrogé sur ce sujet à la Chambre, Théo Francken s’explique : «L’impression qu’un cadavre de plusieurs milliards est soudainement sorti du placard est tout simplement fausse. Nous reconnaissons que la mise en œuvre du projet CaMo s’est révélée complexe. Certains systèmes ne sont pas encore opérationnels. Les commandes ont été passées alors que les technologies étaient encore en cours de développement. Le plan STAR, adopté sous le gouvernement précédent, a ajouté de nouveaux cycles d’investissement, y compris une étude de développement pour un nouveau type de véhicule. Mais le suivi nécessaire de ce projet, afin de garantir un retour industriel adéquat ou de mieux cerner les coûts, n’a pas eu lieu.»
F-35, frégates et drones, des additions à rallonge
Pour les avions de chasse F-35A, ce «Life Cycle Cost» a été établi mais sans être rendu public. Le montant initial d’achat, de 3,8 milliards d’euros, n’a pas augmenté. En revanche, si l’on prend en compte le coût total pour la Belgique, il est de l’ordre de 18 à 20 milliards d’euros. Ce montant comprend les coûts des infrastructures, du programme de formation des pilotes, des ressources humaines, de la maintenance… Le tout étalé sur près de 30 ans.
La Belgique a également commandé deux frégates de lutte anti-sous-marine en coopération avec les Pays-Bas. Initialement estimé à un milliard d’euros en 2018, le coût de ces navires est désormais évalué à environ 2 milliards d’euros. Le prix initial a donc doublé. Il ne prend pas encore en compte les frais de maintenance, de stockage, etc. Cette augmentation s’explique par l’inflation et par la décision d’équiper pleinement les frégates en armement et capteurs de haute technologie, identiques à ceux des frégates néerlandaises. En contrepartie, les Pays-Bas se sont engagés à renforcer la coopération industrielle avec la Belgique. Environ 355 millions d’euros de commandes seront passées auprès de l’industrie belge pour de la production de munitions.
L’expert en politique d’armement Christophe Wasinski critique ce dossier: «Le problème de ces contrats, c’est qu’ils s’inscrivent dans un rapport économique pur. Les entreprises investissent dans la recherche de nouvelles technologies, puis ont intérêt à pousser les acheteurs à investir dans ces dernières. Quitte à modifier un peu le contrat de base. Le prix initial pour les deux frégates a doublé selon cette logique. Les Pays-Bas promettent des retombées économiques pour la Belgique sous forme de commandes de munitions mais cette logique me dérange. Les entreprises de l’armement sont incitées à vendre davantage pour amortir les prix, et cela pousse à la production toujours plus importante d’armes et d’équipements. Tout cela contribue à un marché de l’armement hyperactif. Au final, le risque de vendre des équipements à des régimes autoritaires, à n’importe quel client pourvu qu’il nous débarrasse de nos stocks, est accru.»
L’expert pointe du doigt des dépenses du contribuable toujours plus importantes, avec des promesses de retombées économiques dont ils ont peu de chance de bénéficier: «Ces contrats enrichissent les entreprises de l’armement et appauvrissent le contribuable.»
Signé en 2019, un contrat pour l’achat de navires chasseurs de mines semble pour l’instant échapper aux dérives. Il prévoit la livraison de six navires spécialisés dans le déminage maritime, dotés de drones sous-marins et de capteurs intelligents. La facture reste stable à 2 milliards d’euros à ce jour, mais des hausses ne sont pas exclues à mesure que l’intégration des systèmes progresse.
D’autres contrats, plus récents ou encore à l’état de projet, viennent compléter cette liste. Les drones MQ-9B SkyGuardian, achetés aux Etats-Unis, ont vu leur coût passer de 160 à 192 millions d’euros suite à des adaptations logicielles et techniques (liaisons satellites, options d’armement). La Belgique est également en voie d’acquérir un système de défense aérienne. Des discussions avec la France et l’Italie laissent croire qu’un contrat pourrait être signé à hauteur de 550 à 580 millions d’euros. Mais rien n’est fait pour le moment, bien que l’ambition de la Défense belge soit clairement d’investir dans ce domaine.
Face aux critiques, le cabinet de la Défense de Théo Francken a assuré vouloir établir des plans de dépenses les plus détaillés possibles, comprenant les frais divers sur plusieurs années, pour chaque contrat existant et à venir.
Qui est responsable?
Depuis 2014, plusieurs ministres se sont succédé à la tête de la Défense belge, avec des décisions qui s’enchaînent mais dont les effets se cumulent. L’achat des F-35 a été acté sous Steven Vandeput (N-VA), ministre de la Défense dans le gouvernement Michel. Les contrats des drones, frégates et blindés ont aussi été initiés ou discutés à cette période. Philippe Goffin (MR) a assuré la continuité sous affaires courantes, avant que Ludivine Dedonder (PS) ne reprenne le portefeuille en 2020.
Ludivine Dedonder a consolidé et élargi plusieurs programmes, notamment les frégates belgo-néerlandaises et les drones MQ-9B. En 2022, elle lance son «Plan STAR» (Sécurité/Service – Technologie – Ambition – Résilience), un programme d’investissements de plus de 10 milliards d’euros à l’horizon 2030, qui inclut équipements, infrastructures, recherche et soutien au personnel.
Mais ces décisions sont aujourd’hui critiquées pour leur manque de transparence financière. La Cour des comptes déplore un défaut d’anticipation et des données partielles sur les coûts totaux. L’expert en politique d’armement Christophe Wasinski observe que «ces achats ont fait l’objet de discussions en commission de la défense, mais dans un cadre très technique», où seuls les F-35 ont bénéficié d’une cellule d’évaluation complète du budget global.
Christophe Wasinski cite aussi l’exemple des sept avions de transport militaire A400M, livrés à la Belgique entre 2020 et 2024: «Les hangars étaient trop petits dès la livraison. C’est bien la preuve que les contrats se concentrent sur l’achat, mais sous-estiment l’entretien, la durée de vie, les évolutions technologiques ou les destructions.»
Entre 2014 et 2024, environ 9,5 milliards d’euros de contrats ont été engagés par les gouvernements Michel et De Croo. Dedonder y a ajouté près de 10 milliards supplémentaires. «On pourrait se demander s’il n’est pas temps de faire une pause, d’évaluer ce qui a été obtenu. Acheter des armes, ce n’est pas une stratégie militaire», conclut Christophe Wasinski.
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