Notre recensement des 28 affaires politico-financières a été envoyé à huit experts, avec demande d’interview, pour en tirer les enseignements. Tous ont accepté, pas forcément à visage découvert, tels deux policiers anticorruption et un magistrat qui ont traité certains de ces dossiers. Voici leur analyse.
1. Peut-on tisser un lien entre les affaires?
«Oui, les majorités absolues détenues pendant longtemps sont très néfastes, répond un ex-substitut du procureur et ex-juge d’instruction en charge de ce type de dossiers et souhaitant garder l’anonymat. Ça m’a sidéré de constater sur le terrain que beaucoup de faits commis l’ont été pour se maintenir en place. Comme des campagnes électorales permanentes, pour le maintien en place de la majorité absolue. J’ai aussi ressenti la souffrance de gens qui avaient été obligés de se soumettre, qui avaient un peu trempé dans les histoires, qui avaient reçu des miettes qu’ils n’auraient pas dû recevoir. On voyait très bien que c’était pour les garder sous domination, sous contrôle, et ils en étaient malades. Parce que c’était structurel et que ça faussait toute la vie démocratique dans la ville concernée. Ensuite, il y a la phrase répétée par les mandataires politiques locaux auditionnés: « On a toujours fait comme ça. » Donc, esprit critique absolument nul, sur soi-même, sur les autres, sur tout. Aucune remise en question.»
Christian De Valkeneer, président du Tribunal de première instance de Namur et ancien procureur du roi de Charleroi et procureur général près la cour d’appel de Liège, constate pour sa part que le fil conducteur «de ce genre de dossiers, c’est qu’il y a toujours un élément déclencheur, un moment où quelqu’un est lâché. Alors, la chape de plomb explose, les gens commencent à parler, à dénoncer, etc. C’est une sorte de catharsis.»
Pour Michel Claise, ex-juge d’instruction notamment en charge du Qatargate et de l’affaire Duferco et aujourd’hui membre de DéFI, cette liste «ne relève qu’un tout petit élément d’un monde occulte, qui fonctionne selon un principe récurrent: « Je ne fais pas que taper dans la caisse, je dois aussi blanchir. » Parce que le blanchiment est l’étape suivante de la corruption. C’est le serpent à deux têtes: l’une ne va pas sans l’autre. Or, la corruption est très difficile à détecter, parce qu’elle induit deux personnes qui s’entendent pour que ça reste le plus secret possible. Ensuite, pour le corrompu, il faut un bon système de blanchiment. Et là aussi, beaucoup ne sont pas facilement repérables. Bref, on ne connaît pas le quart du tiers des cas.»
«C’est difficile de faire bouger les collègues flamands dans des dossiers sensibles.»
2. Le PS est-il le parti le plus pourri?
«Il émerge clairement, admet le magistrat qui ne désire pas être identifié. Mais je ne pense pas qu’il y ait un parti ou une idéologie qui mène plus que les autres à ce genre d’affaires. C’est plutôt le fait de détenir une majorité absolue, longtemps.»
Michel Claise est raccord: «La criminalité financière existe depuis la nuit des temps. C’est un phénomène lié à la nature humaine davantage qu’à tel parti par rapport à d’autres. On avait une très mauvaise plaisanterie à l’époque: le PRL serait tombé à la place du PS si c’était Jean Gol qu’on avait assassiné et pas André Cools, en 1991. Parce que le point de départ de tous les ennuis du PS, c’est l’enquête sur l’assassinat de Cools. Historiquement, c’est elle qui mène aux affaires de corruption… Et puis, comme les libéraux n’étaient pas au pouvoir, ou moins souvent, ou à moins d’endroits, ils ont eu moins d’affaires.»
Ce qu’un policier-enquêteur résume en citant l’historien et homme politique britannique du XIXe siècle John Emerich Edward Dalberg-Acton, dit Lord Acton: «Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument.» Puis en affirmant que «c’est alors que le sentiment d’impunité s’installe. Quel que soit le parti.» Son collègue opine: «Votre recensement, très intéressant d’un point de vue statistique, qui manquait au sein de l’analyse stratégique de la corruption, montre bien que ce sont les partis longtemps au pouvoir qui ont le plus d’affaires à leur compte. Et la plupart du temps avec l’argent du contribuable.»
3. La Flandre est-elle plus honnête?
Christian De Valkeneer ne peut pas «croire qu’on est plus ou moins vertueux selon les communautés. On doit plutôt se demander si les chiffres signifient qu’il y a moins d’affaires en Flandre ou si elles y sont moins révélées. Parce que la presse et la justice s’y sont moins intéressées?»
Absolument, mon capitaine, scandent les policiers: «Il y a eu très peu d’enquêtes au nord, et peu ont abouti. Alors qu’on y a eu l’Etat-CVP pendant des décennies. C’est une approche différente de la corruption: c’est difficile de faire bouger les collègues flamands dans des dossiers sensibles; ils sont alors davantage fonctionnaires que policiers. Et au parquet général, pareil: pour s’attaquer à une autorité, il en faut vraiment beaucoup.»
«Parce qu’ils ont des lobbies très puissants?, s’interroge Michel Claise. En tout cas, dans plusieurs dossiers, on s’attendait à des trucs gigantesques et tout s’est fini en pschitt.»
Autre hypothèse, émise par l’ancien substitut anonymisé: «Peut-être y a-t-il une autre vision de l’intérêt public: quand on mène des poursuites dans ce genre d’affaires, on met parfois à mal une partie du service public qui est rendu, donc ça déstabilise. Quant à la décision de poursuivre, elle revient au ministère public. Et le ministère public vous dira qu’on a fait un recul démocratique avec la création du Collège des procureurs généraux, en 1997, qu’on a placé juste au-dessus du cabinet ministériel de la Justice. Les procureurs flamands sont-ils dès lors davantage sous la coupe des ministres successifs?»
4. L’échelon local est-il le plus véreux?
«C’est le plus vulnérable, à cause de la durée du mandat et de ses répétitions», considère l’un des enquêteurs. Plutôt à cause de la puissance de la fonction, estime son collègue. «Et puis, le rôle de la presse y est moins celui d’un contre-pouvoir.»
Le magistrat qu’on ne peut faire apparaître développe: «A une certaine époque, dans certaines villes ou communes, il y avait une sorte de collusion de classes sociales. Les gens appartenant aux trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) se côtoyaient tout le temps, dans les mêmes endroits; donc, le comportement de leurs semblables semblait normal, même si on ne l’adoptait pas soi-même. De plus, jusqu’à la fin des années 1980, dans les villes, et même à Bruxelles, le troisième pouvoir était peu représenté. Résultat, tout le monde savait ce que tout le monde faisait, mais ça servait plus d’éteignoir qu’autre chose et il n’y avait pas beaucoup de contrôle. Ça a changé quand plus de personnes sont arrivées pour s’occuper de poursuites. Plus de personnes, donc des visions nouvelles et des choses qui n’ont alors plus été acceptées. Ce n’était pas parce que la presse révélait les affaires: elle a aujourd’hui un rôle majeur mais ce n’était pas encore le cas. C’était davantage les gens qui souffraient de la situation, ceux qui ne la supportaient plus. Comme le pouvoir judiciaire était porté par plus d’épaules, issues d’autres classes sociales et plus critiques, il y a eu plus d’écoute des uns et moins de peur de témoigner des autres. Et le couvercle gardé sur la casserole a commencé à être soulevé. C’est que l’intérêt pour ce genre d’affaires a été suscité par le besoin de ramener de l’argent dans les caisses de l’Etat: on a d’abord voulu lutter contre le blanchiment; puis on a regardé vers les affaires financières, qui ont englobé certains politiciens, pas nécessairement dans le cadre de leur mandat mais dans celui de leur gestion de sociétés à capitaux publics. Comme il y avait des règles pour les marchés publics, on s’y est intéressé. Le pouvoir exécutif, notamment communal, était en première ligne. Ensuite, ce fut au tour des parlementaires, lorsqu’on a créé les organes de lutte efficaces, qui se sont développés en même temps que se développait l’intérêt de la presse pour ce type d’affaires. Et ce qu’on voit arriver depuis quelques années, ce sont les interventions dans les institutions de droit public, genre Publifin-Nethys.»
«La corruption n’est pas une affaire de classe sociale ou de niveau de pouvoir.»
Ce qui, aux yeux de l’ancien juge Claise, prouve que «la corruption n’est pas une affaire de classe sociale ou de niveau de pouvoir: avec Agusta, c’est la crème universitaire et des têtes pensantes de partis qui se sont retrouvées sur les bancs du tribunal. Pareil pour Publifin-Nethys ou Intradel: on y voit la mise au point d’une organisation, très réfléchie, avec un système de protection à travers plusieurs fédérations de partis (PS, MR et CDH dans Publifin) ou entre partis (la N-VA, qui ne vote pas la levée d’immunité parlementaire du député fédéral PS Alain Mathot juste après une rencontre PS-N-VA à Anvers).»
5. La justice est-elle trop lente?
Oui, concède Christian De Valkeneer, mais «elle ne peut pas toujours être plus rapide. Dans l’affaire Intradel, Alain Mathot n’a ainsi été renvoyé devant le tribunal que lorsqu’il n’était plus député, donc plus sous immunité. Il a ensuite été acquitté en première instance, puis condamné en appel. Très longtemps après le début de l’affaire, donc.»
Les enquêteurs sont plus cash: «Il y a trop d’autres enjeux: la défense d’un mandat ou d’une position personnelle, les freins de certains magistrats, des environnements internes toxiques, des jalousies et des haines entre juges, des pressions sur les enquêteurs pour que des dossiers n’arrivent pas au parquet, des effectifs trop réduits et mal formés, des substituts qui se succèdent et héritent quinze jours avant une audience d’un dossier courant sur des années et fait 80 cartons avec en face des ténors de la défense, des enquêteurs retirés d’un dossier pour les mettre sur un autre (comme de Publifin-Nethys au Qatargate), toute une série de devoirs complémentaires dilatoires demandés par la défense pour des éléments périphériques et qui font une affaire dans l’affaire avant une autre affaire dans l’affaire dans l’affaire. Pour finir, tout le monde s’y perd et on arrive à des dépassements de délais. Et terminé basta.»
«Les faux et les anomalies administratives relèvent rarement de la bourde: il n’y a pas de hasard, pas de “pas de chance”, de “j’ai glissé chef”… »
6. Les contre-pouvoirs jouent-ils trop peu leur rôle?
Pour Michel Claise, il est clair que «leur absence ou fragilisation contribue à ce type d’affaires. Les contre-pouvoirs les plus importants, en la matière, sont les lanceurs d’alerte, les enquêtes des journalistes, l’opposition politique, la justice et la détection de la corruption par le blanchiment raté. Mais il faut les institutions pour, du personnel qualifié, du matériel informatique à la hauteur, la justice qui suit. Ce n’est pas toujours le cas… Il y a des parquets qui fonctionnent bien, d’autres non.»
Les deux policiers ajoutent qu’«en matière de corruption publique, neuf fois sur dix, l’administration n’a pas joué son rôle. Or, elle est le premier et normalement le plus puissant des contre-pouvoirs. L’exemple du parlement de Wallonie, avec l’explosion des dépenses, est éloquent: personne ne savait, personne n’a rien dit… On s’aligne parce qu’on est aux ordres. Alors qu’il faut éplucher les écrits, pour déceler les faux, analyser les anomalies administratives, parce qu’ils/elles relèvent rarement de la bourde: il n’y a pas de hasard, pas de « pas de chance », de « j’ai glissé chef »…»
Pour Jean Faniel, politologue et directeur du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp), certaines affaires démontrent «qu’on peut mettre en place des systèmes de pouvoir: Publifin-Nethys donne ainsi l’impression que l’idée était de bâtir une espèce d’empire nécessitant d’intégrer une série de personnes qui auraient dû se comporter en contre-pouvoirs –aux comités de secteur notamment– mais qui ont, semble-t-il, regardé ailleurs quand il fallait contrôler. Ce système a mis en évidence un problème fondamental: avec la régionalisation de la tutelle, chaque Région était tenue de contrôler les intercommunales de son territoire. Autrement dit: une intercommunale interrégionale ou transrégionale n’était contrôlée par personne. Il a donc suffi que Publifin intègre des communes d’autres Régions que la wallonne, à Bruxelles et en Flandre, et le tour était joué: il n’y avait plus de contrôle. Est-ce un hasard? A-t-on oublié qu’il pouvait y avoir des intercommunales transrégionales? Ou y a-t-il eu intention de limiter les contre-pouvoirs?»
Quoi qu’il en soit, conclut Christian De Valkeneer, dans ces affaires, «régulièrement, une série de mécanismes de contrôle n’ont pas ou plus fonctionné correctement. A Charleroi, les affaires démarrent parce qu’un audit de la Société wallonne du logement –censée exercer un contrôle– resté des années dans un tiroir tombe entre les mains d’Olivier Chastel, alors dans l’opposition. Et c’est lui qui sort l’audit…»
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