Le revenu de base inconditionnel semble incontournable. Mais pour quel modèle opter ? L’économiste François Maniquet, qui a l’oreille des politiques, vous aide à choisir.
Etes-vous pour ou contre l’allocation universelle ? Poser le débat en ces termes semble déjà dépassé, tant l’idée fait son chemin sans que plus rien ne puisse l’arrêter. Certes, les Suisses se sont déclarés contre l’instauration d’un revenu de base inconditionnel, lors d’un référendum organisé en juin dernier. Mais plusieurs pays occidentaux sont, eux, sur le point de l’expérimenter. En effet, dès 2017, le gouvernement finlandais versera un revenu de base partiel à un échantillon de sa population. Aux Pays-Bas, quatre villes souhaitent faire de même avec certains de leurs habitants, mais elles se heurtent pour l’instant à la législation néerlandaise, ce qui n’a pas empêché le débat de prendre de l’ampleur chez nos voisins bataves. Au Canada, la province de l’Ontario a annoncé son intention de tester l’allocation universelle, laquelle est même inscrite dans le programme du parti de l’actuel Premier ministre Justin Trudeau.
Bref, se positionner en faveur ou non du revenu de base pour tous n’aura bientôt plus de sens, alors qu’on sait que notre système d’Etat-providence moribond doit muer. Désormais, le débat tournera plutôt autour de la question : pour quelle allocation universelle êtes-vous ? C’est d’ailleurs dans cette optique que l’économiste de l’UCL (Core) François Maniquet a étudié le problème. Ce lauréat du prix Francqui 2010, dont les travaux ont inspiré la commission Stiglitz (du nom du prix Nobel d’économie) qui a réfléchi à élaborer d’autres indicateurs de richesse, vient de publier une analyse éclairante sur l’allocation universelle dans la revue Regards économiques (1), que Le Vif/L’Express a pu parcourir en primeur. Explications, avec l’auteur.
En Belgique, outre les travaux précurseurs du philosophe et économiste Philippe Van Parijs (UCL), deux politiques se sont récemment mouillés en présentant des formules très différentes. Grossièrement résumé : l’écologiste Philippe Defeyt prône un revenu de base inconditionnel à 600 euros, sans suppression de l’aide sociale, financé par une réaffectation de certaines prestations sociales, la suppression de niches fiscales (comme les voitures de société) et des quotités exonérées d’impôts, ainsi que le rabotage des pensions publiques les plus élevées. Le MR Georges-Louis Bouchez, lui, a lancé l’idée d’une allocation universelle à 1 000 euros qui se substituerait au système de sécurité sociale, excepté pour la couverture des » gros risques « .
Le professeur Maniquet mouille sa chemise autrement. Il n’avance aucune formule précise ou définitive, mais éclaire le débat en découpant le système d’allocation universelle en quatre réformes qu’il dit indépendantes l’une de l’autre et donc modulables quasi à l’infini : 1. le revenu est versé sans condition de ressources ; 2. sans condition de disponibilité à accepter un travail ; 3. à chaque citoyen (et non à chaque ménage) ; 4. le système de taxes et de transferts est adapté en conséquence. Pour l’académique, chacune de ces réformes mérite un débat séparé. » La discussion complexe sur l’allocation universelle y gagnera en clarté, ce qui permettra au citoyen de mieux se positionner, car chaque réforme aura des conséquences dont il faut tenir compte « , note l’économiste qui, avec sa grille d’analyse, répond aux questions majeures sur le sujet.
L’allocation universelle coûte-t-elle trop cher ? » Pour moi, il est aussi prématuré de fixer un montant et prétendre que c’est le bon modèle que de dire que l’allocation universelle n’est pas finançable, nous expose François Maniquet. En fonction des quatre réformes à débattre, il existe une multitude de choix à combiner dont certains ne coûtent rien car ils consistent à réorganiser les flux entre les branches de la sécurité sociale. »
L’allocation universelle ne peut remplacer l’assurance chômage, car celle-ci couvre un risque »
L’allocation universelle augmente- t-elle les revenus de tout le monde ? » C’est un gros malentendu, réagit le professeur de l’UCL. Non, le revenu minimal sans condition de ressources ne revient pas à augmenter le revenu de chacun du montant de cette allocation. Sinon, ce ne serait évidemment pas finançable. La somme des revenus restera la même. Nous sommes dans un jeu à somme nulle. Si l’allocation est financée par une augmentation de la TVA, par exemple, le pouvoir d’achat diminuera et donc le gain final pour le consommateur sera, en moyenne, de zéro. » Pour l’économiste, la première caractéristique de l’allocation universelle est d’instaurer un seuil de revenu in-conditionnel en dessous duquel il n’est plus possible de se situer. C’est la raison pour laquelle, dans ses exemples, il se base sur un montant de 850 euros qui correspond grosso modo au minimex ou RIS (revenu d’insertion social), auquel échappe encore une partie de la population. Cela bouleverserait évidemment l’organisation de notre système de sécurité sociale.
L’allocation universelle remplace- t-elle l’aide sociale ? » Cela dépend du montant alloué, répond François Maniquet. Plus l’allocation est généreuse, plus les politiques d’aide sociale deviennent caduques. » Il est aussi tout à fait possible de combiner un système d’allocation inconditionnel avec un système d’aide sociale conditionnel tel que nous le connaissons. Et le chercheur de donner un exemple : on peut imaginer un RIS de 200 euros qui viendrait s’ajouter aux 850 de l’allocation universelle et serait conditionnel à la preuve que l’on ne dispose d’aucun autre revenu, ce qui rendrait superflu, notamment, les aides complémentaires du CPAS ou la Grapa pour les pensions. Par contre, l’économiste veut distinguer » aide » et » assurance » sociale. » L’allocation universelle ne peut remplacer l’assurance chômage car celle-ci couvre un risque, dit-il. Elle peut juste en diminuer les montants puisque le risque est atténué par le revenu de base. »
L’allocation universelle doit-elle être allouée indifféremment à chaque citoyen ? Ici, François Maniquet, dont les travaux tournent autour de l' » économie juste « , ne peut s’empêcher de prendre position. » Un même montant accordé à chaque citoyen favoriserait les personnes en couple, car on n’achète pas deux maisons ni deux lave-vaisselle quand on vit à deux, relève-t-il. A priori, il y aurait là une injustice. » Idem si l’allocation est versée à partir de 18 ans. Quid de ceux qui sont encore à charge des parents ? Selon l’universitaire, une idée serait d’octroyer une allocation moins importante à ceux qui restent à charge et plus importante à ceux qui vivent seuls, comme dans les pays scandinaves. Enfin, pour lui, on peut aussi imaginer un revenu universel moins important avant 65 ans qu’après, pour maintenir un incitant à rester sur le marché du travail.
L’allocation universelle règle-t-elle le problème de l’emploi ? L’économiste considère qu’un revenu de base inconditionnel ne doit pas être justifié par la baisse du chômage, car il existe d’autres moyens de réduire le nombre de sans-emploi. » On sait que lutter contre le chômage revient surtout à lutter contre le chômage des peu qualifiés, justifie-t-il. Une solution, sur laquelle il y a consensus académique, serait de diminuer drastiquement les charges sur les emplois de cette catégorie de travailleurs. Il ne faut pas attendre l’allocation universelle pour résoudre ce problème. » Cela dit, avec un revenu de base inconditionnel, les gens vont-ils travailler moins ? Dans quelle proportion ? C’est très difficile à anticiper. A nouveau, cela dépend du montant alloué et de la fiscalisation des revenus, le noeud gordien de l’allocation universelle.
L’allocation universelle entraînera- t-elle une révolution fiscale ? Pour le chercheur, une chose est sûre : il faut changer le système actuel qui fait qu’en Belgique, les plus précaires voient leurs revenus du travail imposés à 100 %. Vous avez bien lu… Un exemple classique pour bien comprendre : une mère seule avec deux enfants, qui bénéficie du RIS, des allocations familiales et d’une majoration de ces allocations pour famille sans revenu du travail, si elle se met à travailler, verra son revenu disponible stagner jusqu’à 1 068 euros gagnés par mois. Raison : pour un euro gagné, son RIS diminuera d’un euro et elle perdra sa majoration d’allocation familiale. Donc, jusqu’à 1 068 euros mensuels gagnés en moyenne sur une année (avec un temps partiel, par exemple), elle se verra, en quelque sorte, taxée à 100 %. Au-delà de 1 068 euros, le gain est très faible. Même avec un salaire minimum à 1 500 euros pour un temps plein, elle ne gagnera que 200 euros. » Si elle a la possibilité de travailler deux jours par semaine au noir, sans rien perdre de son RIS ni de sa majoration d’allocations, quel choix fera-t-elle, croyez-vous ? interroge François Maniquet. Et qui peut lui en vouloir ? »
Par cette illustration édifiante, l’économiste veut démontrer que de nombreuses décisions individuelles ou familiales se prennent en fonction de leurs incidences sur le temps de travail et le revenu. » Modifier l’impôt, c’est affecter les comportements des gens, dit-il. Donc il faudra penser une réforme fiscale en fonction de son incitation à travailler plus ou moins. » Illustration : pour garder un incitant au travail et renverser le système décrit plus haut, il est possible de coupler ce qui est conditionnel et ce qui ne l’est pas. » On pourrait instaurer un montant de 500 euros versé sans condition de ressources ni de disposition à travailler, couplé à un montant supplémentaire de 350 euros qui soit conditionnel à la disponibilité à l’emploi « , déclare le professeur.
François Maniquet souligne aussi que les choix de réforme fiscale pour l’allocation universelle doivent se faire dans un souci de justice sociale. » Davantage taxer la consommation de manière linéaire, par exemple, ne serait pas juste, indique-t-il. Par contre, augmenter la TVA sur les produits de luxe qu’achètent les gens fortunés qui ont les moyens de cacher leur patrimoine aux îles Caïman, et moins taxer les produits de base ou les services – crèche et transports en commun – utilisés par les travailleurs, cela se justifie. » On le voit, l’allocation universelle peut se décliner en une multitude de versions en fonction de ses objectifs et de la politique qu’on veut mener. Les débats ne font que commencer.