IA voiture autonome Inde
C’est dans l’imprévisibilité du trafic indien que réside l’atout de sa start-up spécialisée dans la conduite autonome, estime estime Gagandeep Reehal, fondateur de Minus Zero. © Daniel Hofmann

Quand l’IA rencontre la vache: le pari indien fou de la voiture autonome

Freinages brusques, nids-de-poule, éléphants: pour conduire en Inde, il faut avoir les nerfs solides. Quelques ingénieurs veulent justement y développer des voitures autonomes.

L’avenir connaît un démarrage compliqué. Le moteur refuse de se lancer. «Encore», souffle Gagandeep Reehal depuis la banquette arrière. Cette fois, la voiture démarre. Un écran s’allume. Le conducteur desserre le frein à main, puis pose les mains sur ses genoux. Le volant se met à tourner tout seul, l’ordinateur prend le relais, le véhicule se fraie un passage dans le trafic urbain de Bangalore, en Inde.

La voiture appartient à Minus Zero, une start-up spécialisée dans la conduite autonome. Reehal, 24 ans, en est le cofondateur. Alors qu’il explique comment six caméras scrutent les environs, la voiture donne un brusque à-coup. Les ceintures de sécurité se tendent. Une femme avec un enfant s’avance sur la chaussée. Elle traverse. Sur le trottoir, des ouvriers ont déversé un tas de sable d’un mètre de haut. Quelques mètres plus loin, nouveau freinage d’urgence. Un rickshaw (NDLR: pousse-pousse motorisé) coupe la route à la voiture autonome.

Selon Reehal, les passagers étrangers posent souvent la même question: «N’est-ce pas interdit de conduire comme ça?» Si, ça l’est. Mais en Inde, l’interdiction ne signifie pas grand-chose.

Une connexion rapide, mais des rues à nids-de-poule

Lorsque le fondateur d’Uber, Travis Kalanick, a visité New Delhi, la capitale de l’Inde, en 2016, il a été surpris par la circulation: rues étroites, cohue, dépassements par les deux côtés. Il prédisait alors que l’Inde serait le dernier endroit au monde où la conduite autonome s’imposerait. Beaucoup d’Indiens s’en sont agacés. D’autres ont estimé que l’Américain n’avait pas tout à fait tort.

Bangalore, ville natale de Reehal et métropole informatique, est considérée comme la ville indienne souffrant du pire trafic routier. Elle dispose d’un Internet haut débit, mais pratiquement d’aucune route sans nids-de-poule. Absence de marquage au sol, parfois même de panneaux de signalisation, douze millions d’habitants qui se battent chaque jour pour avancer… Sur deux voies, on compte souvent trois rangées de voitures, plus deux mobylettes. Et puis, tout le monde klaxonne. Aux intersections, la règle est simple: celui qui n’a pas peur a la priorité.

«N’est-ce pas interdit de conduire comme ça?» Si, ça l’est. Mais en Inde, l’interdiction ne signifie pas toujours grand-chose. © Laura Höflinger/Der Spiegel

Comment une voiture autonome peut-elle gérer ce capharnaüm routier? Ce n’est déjà pas simple pour les êtres humains. Mais c’est précisément dans l’imprévisibilité du trafic indien que réside l’atout de son entreprise, estime Reehal. Car ici, une règle prévaut: ne te fie à rien, attends-toi à tout. Et par dessus tout, ne perds surtout pas ton sang-froid.

Il est à présent assis dans son bureau à Bangalore, aussi confiant qu’on peut l’être à 24 ans. En 2021, il a fondé Minus Zero avec un ami de lycée. Reehal a abandonné ses études d’informatique, son cofondateur provient de la gestion d’entreprise. Tous deux trouvaient les voitures «cool».

Depuis quelques mois, avec l’autorisation de la police, leur prototype est autorisé à circuler dans les rues de Bangalore. A condition que celles-ci soient calmes et que leur voiture roule à vitesse réduite.

Attention, vache!

En Californie et en Arizona, des robotaxis prennent déjà en charge des passagers. Mais l’Inde n’est pas les Etats-Unis. Là-bas, les routes sont rectilignes et les règles claires.

Lorsque le rêve de la voiture autonome a commencé à prendre forme, il y a quinze ans, beaucoup d’ingénieurs se sont dit qu’il suffisait d’apprendre les règles de conduite à l’ordinateur, et que le problème serait réglé. Freiner devant un passage piéton et s’arrêter au feu rouge, c’est facile. Ce qui l’est moins, c’est quand quelque chose d’imprévisible se produit.

Les fondateurs de Minus Zero, Gagandeep Reehal et Gursimran Kalra, trouvaient tous deux les voitures cool. © Laura Höflinger/Der Spiegel

Dans le milieu, on appelle cela le «problème de la longue traîne»: un système s’entraîne sur des millions de kilomètres de routes calmes, puis survient le cas atypique, et l’IA trébuche. Non pas parce qu’elle serait stupide, mais parce que certaines situations sont si rares qu’il n’existe aucun précédent: un matelas qui glisse d’un camion sur l’autoroute, une procession de mariage qui se met à danser sur la chaussée, un rickshaw qui déboule à vive allure à contresens…

«Un bon conducteur ne se contente pas d’appliquer des règles, souligne Reehal. Il sait réagir lorsque les circonstances deviennent imprévisibles.»

Il faut une certaine imagination pour présenter la circulation indienne comme un avantage concurrentiel. Mais en matière d’imprévisibilité, l’Inde a effectivement une longueur d’avance. Reehal énumère, tout sourire: dos-d’âne non signalés, nids-de-poule, lignes qui disparaissent puis réapparaissent… Le fondateur se réjouit de cette «profusion de données»: «Quand on sort de Bangalore, on croise des éléphants.»

En parlant d’animaux: des vaches se meuvent librement au milieu des hommes, dans les métropoles indiennes de plusieurs millions d’habitants, et restent plantées stoïquement au milieu de la circulation. Des îlots mouvants qu’il vaut mieux ne pas bousculer. Car pour beaucoup d’Indiens, les bovins sont sacrés.

Un projet pilote avec un constructeur allemand

Reehal envisage de mettre en place un système d’auto-apprentissage qui ne s’effondre pas au moindre imprévu. Une approche que suit aussi Tesla, sauf que Minus Zero ne fabrique pas de voitures. Il veut fournir des logiciels aux entreprises qui produisent d’excellents véhicules, mais peu de code. Y compris en Occident.

Un projet pilote est d’ailleurs en cours avec un constructeur automobile allemand, affirme Reehal. Il refuse toutefois d’en dévoiler le nom. Sa start-up est aussi en train de développer un pilote automatique pour les longs trajets sur autoroute destiné à une entreprise indienne de transport routier.

«Je ne pense pas que les voitures autonomes deviendront la norme, en Inde, dans les dix années à venir», admet Reehal. Notamment en raison des coûts. Il y est en effet moins cher d’employer un chauffeur que d’acheter une voiture neuve intelligente. Mais pour lui, l’Inde représente un terrain d’entraînement idéal, le chaos servant de support pédagogique.

L’homme ou la machine. Celui qui réussit en Inde réussira partout.

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