Le recul de la démographie s’est accéléré en Allemagne depuis 2022. Il s’explique, notamment, par la mauvaise conjoncture économique et l’explosion des prix des loyers.
Ornella Tchakouté n’était pas habituée à une situation pareille. Cette directrice d’un jardin d’enfants du sud-ouest de Berlin, une zone plutôt huppée de la capitale allemande, connaissait la pénurie en éducateurs qualifiés. Mais une pénurie de bébés? Cette année, à son retour de vacances début septembre, elle a eu la surprise de ne trouver aucune demande d’inscription de nouvelles familles dans sa boîte aux lettres électronique. «Ça n’était jamais arrivé! Aucune candidature entre fin juillet et début septembre…», rapporte la jeune femme, incrédule. Toutes les places de l’établissement –une structure bilingue franco-allemande privée– sont tout de même occupées. Mais Kita Papillon ne peut plus se permettre de refuser, comme par le passé, des familles dont les enfants ne maîtriseraient pas, par exemple, suffisamment le français.
En cause, une chute accélérée et brutale de la natalité qu’aucun expert n’avait vu venir. Selon l’institut des statistiques Destatis, le nombre des naissances a brutalement chuté en 2022. Le pays, qui recensait quelque 800.000 naissances en 2021, a vu ce nombre diminuer à 677.000 en 2024. Le taux de fécondité est passé cette même année à 1,35 enfant par femme (1,44 en Belgique), loin derrière la barre de 2,1 enfants nécessaire pour assurer le renouvellement des générations. «Entre 2016 et 2021, on a connu une poussée démographique exceptionnelle, rappelle Wido Geiss-Thöne, de l’institut IW, à Cologne. L’augmentation des naissances était liée à une meilleure politique familiale, à la situation favorable du marché du travail et à la présence de cohortes de nombreux parents potentiels, les enfants des baby-boomers. Le recul constaté depuis 2022 est lié au sentiment d’insécurité avec la guerre en Ukraine, la crise climatique, la crise sanitaire, aux mauvaises perspectives économiques et à l’explosion du prix des loyers…»
Exode de parents vers l’ouest
Le recul de la natalité est particulièrement marqué dans les «nouveaux Länder» de l’ex-RDA. Les conséquences y sont dramatiques pour les structures de garde des enfants. Dans ces régions où le taux de garde était traditionnellement plus élevé du temps du communisme et où le travail des femmes était généralisé, la baisse de la natalité conduit à une suroffre et à des fermetures de structures. «La baisse de la natalité est particulièrement marquée à l’est de l’Allemagne, souligne Anette Stein, de la Fondation Bertelsmann. La natalité y a chuté dans les années 1990, dans le sillage des adaptations après la réunification. Dans ces régions, il y a eu un exode massif de jeunes vers l’ouest du pays, où ils espéraient trouver un travail. Aujourd’hui, il manque dans ces «nouveaux Länder» les enfants qui ne sont pas nés à cette époque, et qui seraient aujourd’hui en âge de fonder une famille.»
La population de l’ex-RDA a diminué de 16% depuis la réunification. Dans le Land de Saxe-Anhalt, 12.500 naissances ont été enregistrées l’an passé, le plus bas niveau depuis 1990. A Magdebourg, la capitale régionale, on a dénombré 1.390 naissances contre 3.400 avant la chute du Mur. «Si la tendance se poursuit, on devra fermer 30 à 40% des écoles dans les cinq à dix prochaines années», s’alarme Ingo Gottschalk, chargé de la jeunesse pour la ville. Dans quatre des cinq régions de l’est, le nombre d’enfants a reculé de plus de 6% en un an seulement.
La situation est un peu différente à l’ouest du pays. «Du temps de la République fédérale d’Allemagne (RFA), les femmes qui travaillaient et faisaient garder leurs enfants étaient considérées comme de mauvaises mères, rappelle Anette Stein. Ça a changé. Aujourd’hui, il est impossible pour un jeune couple de vivre avec un seul salaire, et les entreprises ont besoin de l’emploi féminin en raison de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. En 20 ans, il y a eu de gros efforts pour accroître l’offre dédiée à la petite enfance. Les dépenses et les recrutements ont doublé. Le taux d’emploi des femmes a beaucoup augmenté.»
«Le recul du nombre d’enfants est aussi une chance: réduire ceux dont doit s’occuper chaque éducateur.»
Un plus pour l’éducation?
Par étapes, les parents ont obtenu le droit légal à une place de garde pour les enfants à partir de 3 ans (1996), puis dès 1 an (2013). Au cours des dix dernières années, le nombre d’enfants passant la journée en collectivité est passé de 3,3 millions à quatre millions. Il y a quelques années encore, trouver un mode de garde relevait du parcours du combattant pour les jeunes parents d’Allemagne de l’Ouest. Dans cette partie du pays, la baisse de la démographie a donc plutôt conduit à un rééquilibrage de l’offre et de la demande. Les fermetures de structures y sont plus rares qu’en ex-RDA. Mais dans certaines grandes villes, comme Francfort, Brême ou Berlin, les crèches et jardins d’enfants se voient obligés de faire preuve d’imagination pour attirer les familles: journées portes ouvertes, campagnes sur les réseaux sociaux pour mettre en avant un profil plus musical, sportif ou linguistique… «La baisse de la démographie a complètement changé la donne pour nous, relève Ornella Tchakouté. Les parents sont désormais sûrs d’avoir une place de crèche au pied de leur immeuble, et ils hésitent davantage à faire des kilomètres pour trouver une structure bilingue comme la nôtre.»
Entre 2022 et 2024, le nombre d’enfants âgés de moins de 7 ans a diminué de près de 6% dans la capitale allemande et 83 crèches ont fermé leurs portes depuis 2023, pour la plupart de petites structures privées. «Jusqu’à présent, Berlin était une ville en croissance, rappelle Carolina Böhm, chargée de la garde de la petite enfance pour l’arrondissement de Steglitz-Zehlendorf, dans le sud-ouest de la capitale. Aujourd’hui, on voit que les quartiers les plus touchés par le recul démographique sont les arrondissements du centre-ville, où les loyers ont le plus augmenté, poussant certaines familles hors de Berlin.» Début novembre, Carolina Böhm a dû se résoudre à fermer une grosse structure dans son arrondissement, où seules 4.000 des 4.600 places disponibles sont occupées.
«Ce recul du nombre d’enfants est aussi une chance historique pour les crèches et les jardins d’enfants, espère Anette Stein. Pour l’est, c’est la chance de réduire le nombre des enfants dont doit s’occuper chaque éducateur. Et pour les régions de l’ouest, c’est la chance de mettre fin à la pénurie de places dans les crèches.» Dans les deux cas, la Fondation Bertelsmann espère une amélioration de la qualité pédagogique, alors que les études Pisa font état d’une détérioration des compétences des enfants dans le pays.