Wir schaffen das
Le taux d’emploi des hommes issus de la vague des réfugiés de 2015 est presque aussi élevé que celui de la population globale. © GETTY

Dix ans après le «Wir schaffen das», l’intégration par le travail des réfugiés est un succès en Allemagne, sauf pour les femmes

Nathalie Versieux Journaliste, correspondante en Allemagne

Il y a dix ans, la chancelière Angela Merkel prononçait le célèbre «Wir schaffen das» pour promouvoir l’accueil des réfugiés. Les Allemands y sont presque arrivés, mais pas sans mal.

«Wir schaffen das», «nous y arriverons». Ces trois mots, prononcés par Angela Merkel lors d’une interview télévisée le 31 août 2015, resteront dans les livres d’histoire. La chancelière allemande tente alors de rassurer ses concitoyens, face aux prévisions qui font état de 800.000 demandes d’asile pour l’année, un record pour le pays. En quelques mois, 1,1 million de réfugiés arriveront en Allemagne. Dix ans plus tard, où en est l’intégration?

Fardin est arrivé en Allemagne à l’automne 2015. Il ne se rappelle plus du jour exact où il a posé le pied à Berlin. Il se souvient juste du chaos qui régnait à l’époque aux abords du Lageso, l’administration chargée de l’enregistrement des demandeurs d’asile dans la capitale allemande. Chaque matin, une foule de plusieurs milliers de personnes titubantes de fatigue prenait d’assaut les petits bâtiments de brique dans le quartier populaire de Wedding. «Il fallait être enregistré pour obtenir un lit dans un foyer d’accueil pour réfugiés, se souvient avec dépit le jeune homme originaire d’Hérat, à l’ouest de l’Afghanistan. Nous venions de traverser l’Iran, la Turquie, la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et l’Autriche, la plupart du temps à pied, avec ma mère et mon petit frère. Nous étions épuisés, obligés de dormir dans les buissons autour du Lageso, dans l’espoir de tirer enfin un ticket le matin suivant, pour être enregistrés dans la journée. C’était horrible. Tout le monde se piétinait, on n’avait rien d’autre à manger que les soupes distribuées par les bénévoles, il faisait très froid et nous n’avions plus d’argent.»

Cette première impression de l’Allemagne fut comme une douche froide pour la famille, qui avait fui quelques mois plus tôt la violence d’un père taliban, contrainte de laisser sur place la fille aînée, «aujourd’hui certainement mariée à un taliban depuis longtemps» et dont Fardin n’a plus aucune nouvelle depuis dix ans. De l’Allemagne, Fardin et sa mère ne savaient pas grand-chose. Ils avaient juste entendu parler sur les réseaux sociaux d’Angela Merkel, «prête à accueillir les gens comme nous

Différences selon les régions

Dix ans plus tard, le jeune homme, qui se fait aujourd’hui appeler Elias, est fier de sa trajectoire: fiancé à une réfugiée ukrainienne, il a quitté l’appartement familial pour un petit studio voici quelques mois, qu’il finance grâce à des petits boulots. Dans un an, il aura terminé sa formation d’assistant chez un dentiste.

Aujourd’hui, 64% des réfugiés arrivés en 2015 ont une activité salariée (70% pour la moyenne nationale) mais, parmi eux, seulement 35% des femmes (contre 70% en moyenne dans le pays). Ils travaillent le plus souvent dans les transports et la logistique pour les hommes, le système médical pour les femmes. Ils gagnent en moyenne 2.300 euros brut par mois, soit légèrement plus que le salaire minimum mais moins que la moyenne des Allemands.

«Il reste de gros défis. Nous n’avons pas réussi pour tout le monde.»

Sans surprise, ceux que le système de répartition géographique entre Länder a amené vers les riches régions du Bade-Wurtemberg ou de la Bavière travaillent à 66% contre 49% pour ceux qui vivent dans les régions défavorisées de l’ex-Allemagne de l’Est où ils sont davantage exposés au ressentiment des populations locales. Les différences salariales sont énormes entre régions riches (63 euros par jour) et défavorisées (36 euros).  «Si on compare les choses avec la situation de départ, le fait que tous ces gens ne sont pas venus parce qu’ils cherchaient un travail en Allemagne mais parce qu’ils fuyaient des pays en guerre, qu’ils ne parlaient pas l’allemand, qu’ils ont eu besoin de soutien au début, que leur intégration n’allait pas de soi, alors, on a vraiment réussi beaucoup, avec un taux d’activité très proche de celui de la population globale, estime Yuliya Kosyakova, de l’université de Bamberg, elle-même arrivée d’Ukraine en 2002. Mais il reste de gros défis. Nous n’avons pas réussi pour tout le monde. Il faut faire plus pour l’intégration des femmes sur le marché du travail, des plus âgés aussi. Il faut que ça avance pour ces groupes encore mal intégrés sur le marché de l’emploi.»

Effet d’attraction

Elias est satisfait de la formation qu’il a pu entamer, après un diplôme du secondaire durement acquis. «Au début, c’était vraiment difficile», se souvient le jeune homme. L’apprentissage de la langue fut une réelle épreuve pour le garçon, analphabète lorsqu’il a quitté son pays. Pendant des années, il s’est rebellé contre l’obligation d’obtenir un diplôme pour trouver un emploi. Aujourd’hui encore, il a des difficultés à accepter d’être dirigé par des collègues femmes. Sa mère, analphabète, lutte toujours avec l’allemand, les démarches administratives et des problèmes de dos. Son frère, arrivé à l’âge de 9 ans, devrait passer son bac l’été prochain.

Elias et sa famille font partie du 1,1 million de demandeurs d’asile arrivés en Allemagne entre 2015 et 2016. La plupart sont originaires de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak. Les premiers arrivants se souviennent encore de l’accueil presque euphorique qui leur a été réservé, en gare de Munich ou de Berlin. Chaque matin, des bénévoles allaient accueillir les trains chargés de répartir les réfugiés arrivés par «la route des Balkans» à travers le pays. Ils distribuaient sandwichs, thé, peluches pour les enfants et vêtements propres, armés de banderoles «Welcome refugees». Mais cette «Willkommenskultur» fut de courte durée. «Dès le début, il y a eu des forces d’opposition, se souvient le politologue Werner Krause, de l’université de Potsdam. Une partie de la population, urbaine et progressiste, avait une opinion positive à l’égard des réfugiés. Mais en parallèle, il y avait un fort mouvement de rejet dans les zones rurales, surtout en ex-RDA.»

Sous pression, et alors que les trains ne cessent d’arriver, Angela Merkel prononce le 31 août, lors d’une interview télévisée, la petite phrase qui changera le cours de son mandat. «Je le dis tout simplement: l’Allemagne est un pays fort. Notre motivation pour aborder ces questions doit être la suivante: nous avons accompli tant de choses, nous y arriverons! Nous y arriverons, et là où quelque chose nous barre la route, il faut le surmonter, il faut y travailler. Le gouvernement fédéral fera tout ce qui est en son pouvoir, en collaboration avec les Länder et les communes, pour y parvenir.» Ses propos, résumés le plus souvent au seul «nous y arriverons», font le tour de la planète, via les réseaux sociaux… Attirant vers l’Allemagne de nouveaux réfugiés qui ne savaient où aller pour fuir la guerre civile en Afghanistan, en Syrie ou en Irak.

Conséquence de la décision d’Angela Merkel, la progression du parti d’extrême droite, Alternative pour l’Allemagne ‘AfD), depuis 2015. © BELGA

Merkel ne regrette rien

Lorsqu’elle prononce sa petite phrase en août 2015, des centaines de Syriens sont bloqués depuis des jours en gare de Budapest sous la canicule, sans soins ni nourriture, par le gouvernement Orbán, qui refuse de les accueillir. La chancelière décide alors, sans consulter son gouvernement ni ses partenaires européens, de les laisser entrer en Allemagne sans visa ni contrôle d’identité. Partout, ce sont les mêmes scènes de chaos que celles dont se souvient Elias à son arrivée à Berlin. «L’accueil de plus d’un million de personnes en peu de temps a dépassé les capacités des institutions fédérales et communales, mais elles ont finalement fonctionné, résume la politologue Naika Foroutan de l’université Humboldt de Berlin. Les mesures d’intégration ont atteint leurs limites, mais ont rapidement rattrapé leur retard, grâce notamment à l’aide de dizaines de milliers de bénévoles. Sur le plan politique, cette déclaration était contestable, car elle n’était accompagnée d’aucune communication, stratégie à long terme ni coordination européenne. Elle est devenue un symbole, mobilisant certains et polarisant beaucoup d’autres

«L’accueil de plus d’un million de personnes en peu de temps a dépassé les capacités des institutions […], mais elles ont finalement fonctionné.»

La décision achèvera de couper Angela Merkel d’une frange de la base de son parti conservateur. L’aile droite de la CDU, au pouvoir aujourd’hui avec Friedrich Merz, ne cache plus son rejet du cours migratoire imposé au parti et au pays par l’ancienne chancelière. «Manifestement, nous n’avons pas réussi», assurait début juillet le nouveau chancelier qui a fait du «zéro réfugié» son objectif affiché, réinstaurant les contrôles aux frontières et multipliant les expulsions, sous la pression du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) arrivé en seconde position aux législatives de février avec 20,1% des voix. L’AfD, un parti né en 2013 sur la critique de l’Union européenne et des plans de sauvetage de l’euro, moribond en 2015, a depuis conquis l’un après l’autre les parlements régionaux, devenant avant la première force d’opposition au Bundestag. Le discours politique s’est depuis radicalisé. «Pendant la campagne, Friedrich Merz a servi le discours de l’AfD, rappelle Werner Krause, parlant de « tourisme social » au sujet des réfugiés ukrainiens, décrétant qu’il serait « difficile d’avoir un rendez-vous chez le dentiste à cause des réfugiés », ou critiquant ces garçons issus de l’immigration qui se comporteraient comme des « petits pachas ». Ce discours lui a valu beaucoup de critiques, et il contribue aussi à normaliser l’extrême droite.»

En Allemagne, on a longtemps reproché à Angela Merkel d’avoir «fait venir» les réfugiés, par naïveté, humanisme, pour compenser les déficits de la démographie allemande, ou pour faire venir une main d’œuvre bon marché. Dix ans plus tard, six millions et demi de réfugiés ont rejoint le pays. Et l’ancienne chancelière ne regrette rien: «C’est un processus toujours en cours, mais jusqu’à présent, nous avons accompli beaucoup de choses, assure-t-elle aujourd’hui. L’alternative aurait été d’utiliser la violence pour empêcher les gens de venir en Allemagne. Je n’aurais jamais accepté ça. Certainement que cela a contribué à renforcer le parti d’extrême droite AfD. Mais cela n’aurait pas justifié de ne pas prendre une décision que je jugeais bonne et raisonnable.» 

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