Trente-cinq ans après la réunification du pays, l’Alternative pour l’Allemagne, jusqu’alors surreprésentée à l’est, consolide ses positions dans les villes de l’ouest affectées par la fin de l’exploitation du charbon.
Une petite file s’est formée devant le numéro 16 de la Hanselmann Strasse, un petit bâtiment blanc de trois étages du centre-ville de Gelsenkirchen, qui abrite les activités caritatives des «Tafel». Depuis les années 1990, l’association distribue aux plus nécessiteux à travers toute l’Allemagne des biens alimentaires invendables mais encore comestibles, collectés dans les supermarchés. Dans la queue, de nombreuses femmes, des personnes âgées, une jeune mère ukrainienne avec une poussette… Tous ont un chariot à provision. Peu avant l’ouverture des portes, à 10 heures, une joyeuse effervescence règne à l’intérieur des locaux: la cheffe de service du jour, une énergique retraitée à la voix rocailleuse, supervise la préparation des derniers colis, des cagettes en plastique remplies de légumes et pommes de terre, une salade, du pain, un ou deux yaourts, un paquet de riz ou de pâtes…
Ce jour-là, chaque bénéficiaire repartira avec une part de gâteau, et un paquet de charcuterie sous vide. Les clients de la veille ont eu moins de chance: il n’y avait ni laitages ni charcuterie. Il est 10 heures passées et les portes viennent de s’ouvrir devant le premier «client». Présentation de la carte de bénéficiaire, paiement d’un «don» de deux euros… Les formalités sont accomplies et l’homme se dirige avec son chariot vers les caisses de légumes, entreposées sur une table au centre de la pièce. Il repart un peu plus tard. «Ces distributions de produits frais, c’est un énorme soulagement pour nous, sourit Helmut. Depuis l’inflation, nous ne nous en sortons plus du tout avec nos retraites, ma femme et moi.» Une autre bénéficiaire, Barbara, 45 ans, et sa mère, atteinte de démence, ne mangeraient plus de fruits ni de légumes sans les Tafel. «Ma mère a cessé de travailler à ma naissance. Et la pension de réversion qu’elle touche depuis le décès de mon père ne lui permet pas de vivre. J’ai cessé de travailler depuis qu’elle est devenue invalide… Ce qui nous est distribué doit suffire pour nous nourrir pendant toute la semaine», soupire cette femme triste aux cheveux poivre et sel.
«C’est la libre circulation des Bulgares et des Roumains au sein de l’UE qui est au centre des discussions à Gelsenkirchen.»
Faibles revenus en nombre
Deux mille cinq cents familles de Gelsenkirchen bénéficient une fois par semaine des distributions alimentaires organisées par les Tafel; 130 familles pour le seul site de la Hanselmann Strasse. «Ces 2.500 familles, c’est une infime partie des nécessiteux de Gelsenkirchen, souligne Hartwig Szymiczek, le président de l’association dans la ville. Près de 60.000 habitants bénéficient de prestations sociales en raison de la faiblesse de leurs revenus et pourraient en théorie venir chez nous.» Ces bénéficiaires potentiels ignorent l’existence des Tafel, ou n’osent s’y présenter, souvent par honte.
Gelsenkirchen, 265.000 habitants, est de fait l’une des villes les plus pauvres d’Allemagne. Un quart des habitants dépend du Jobcenter, l’organisme chargé de l’emploi et des minima sociaux. Près de 53.000 touchent le Bürgergeld, l’argent citoyen, qui a succédé aux prestations dites «Hartz IV» dans le cadre d’une réforme contestée orchestrée par le gouvernement d’Olaf Scholz. Ces prestations sont versées indifféremment aux personnes incapables de travailler, aux chômeurs de longue durée, aux retraités pauvres ou aux personnes dont le revenu est si faible que leur travail ne leur permet pas de faire vivre leur famille. A Gelsenkirchen, 41% des enfants vivent des minima sociaux (contre 35% en 2014 et 21% en moyenne pour le pays); 15% de la population active y est au chômage (6,4% pour la moyenne nationale). Enfin, le revenu disponible par habitant s’y élève à 17.000 euros par an (contre 26.000 euros pour la moyenne nationale).
Face à la gare, une fresque sur verre érigée en mémorial retrace la prospérité perdue de la ville. L’œuvre aux allures de vitrail décorait jadis la façade de la gare, détruite en 1982, pour céder la place à un bâtiment plus moderne. Elle présente côte à côte les cinq secteurs qui ont fait la fierté de la ville jusque dans les Trente Glorieuses: la mine (40.000 emplois dans les années 1970), la sidérurgie (jusqu’à 6.000 emplois), la chimie, le verre et le textile (jusqu’à 5.000 personnes). Les cinq secteurs ont disparu tour à tour au cours des dernières décennies. «Le charbon a d’abord disparu progressivement à partir des années 1950, à cause de l’arrivée de nouvelles énergies fossiles et du nucléaire, détaille Daniel Schmidt, le directeur de l’institut d’histoire contemporaine de la ville. L’industrie textile n’a qu’une histoire très courte dans la région. Arrivée après la guerre, elle est en crise dès les années 1960. Elle est l’une des premières à avoir été totalement globalisée. Dans les années 1970, la métallurgie est à son tour touchée. Et l’industrie du verre disparaît dans les années 1970 et 1980. Tout cela a entraîné une énorme destruction d’emplois…»
La concurrence de l’Est
La conjoncture allemande a achevé de compliquer la donne. «Dans la Ruhr, la mine s’est déplacée du sud vers le nord au fur et à mesure de l’exploitation, rappelle Simon Nowack, le conseiller municipal chargé de l’Economie. Les premières villes touchées par la fermeture de puits de charbon –comme Essen, Bochum ou Dortmund– l’ont été dans les années 1970. C’est l’époque où Opel s’est installée à Bochum. Ici à Gelsenkirchen, la plupart des puits ont fermé dans les années 1980 et 1990, le dernier en 2008.» Les années 1990, celles de l’unité allemande après la chute du Mur en 1989, sont marquées par un effort colossal de reconstruction et d’investissement vers l’ex-RDA. «Il a été plus difficile de faire venir de nouvelles industries vers Gelsenkirchen, regrette Simon Nowack. Malheureusement, nous avons souffert d’une certaine concurrence avec la reconstruction de l’est dans l’attribution de subventions ou de soutien à l’investissement. Des régions comme celle de Leipzig, en ex-RDA, par exemple, ont bénéficié de conditions très avantageuses pour soutenir l’investissement. Mais avec le temps, les conditions se sont alignées sur celles de l’est pour la Ruhr aussi.»
La ville expose fièrement plusieurs projets de reconversion de sites sidérurgiques ou textiles et de mines, transformés en parcs industriels modernes, en complexes de bureaux, lieux de culture… Un campus «d’éducation et d’innovation» est en voie de construction en plein centre-ville. La Bochumer Strasse, plus au sud, est en pleins travaux, laissant deviner les prémices d’un quartier branché, avec cafés et restaurants, peut-être d’une future gentrification… Combien d’emplois tous ces changements permettront-ils de créer? «Nous pouvons simplement tenter d’offrir un cadre propice, répond Simon Nowack. Impossible de dire si cela permettra de réduire le chômage d’un ou deux points, de créer 500 ou 1.000 emplois…» Gelsenkirchen reste prudente, après la déception du photovoltaïque, un secteur que la ville a tenté de développer activement, avant d’être rattrapée par la concurrence chinoise…
«A Gelsenkirchen, l’AfD est particulièrement radicale, plus encore que dans les autres villes de la région.»
L’immigration européenne en question
Gelsenkirchen, lourdement affectée par le changement structurel et la disparition des industries liées au charbon, tente de se reconstruire dans un climat politique tendu. Le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), arrivé en deuxième position au premier tour des municipales de septembre avec 29,9% des voix, comptera une vingtaine de membres au sein de l’assemblée municipale. Mais son candidat, Norbert Emmerich, a finalement échoué au second tour face à la tête de liste du SPD, Andrea Henze, soutenue par l’ensemble des partis traditionnels au nom du mur pare-feu contre l’extrême droite, qui prévaut toujours dans le pays. Comme pour les élections législatives de février, la campagne a été dominée par la question migratoire. Mais là où le débat est dominé dans le reste du pays par l’arrivée de demandeurs d’asile en provenance de Syrie ou d’Afghanistan, c’est la libre circulation au sein de l’Union européenne qui se trouve au centre des discussions à Gelsenkirchen et dans les autres grandes villes de la Ruhr, confrontées à une grande fraude aux prestations sociales en provenance de Bulgarie et de Roumanie. Le sujet a dominé la campagne électorale pour les communales à Gelsenkirchen, Duisbourg ou Dortmund.
Un quartier porte tout particulièrement les stigmates de la crise à Gelsenkirchen: Schalke-Nord. Les wagons flambant neufs du tramway 302 mènent vers ce quartier, berceau du légendaire club de football Schalke 04, que ses supporters n’ont pas renié malgré la relégation en deuxième division. La Freiligrathstrasse file vers le nord, à quelques centaines de mètres de la station du tramway. Plusieurs bâtiments vides attirent le regard au croisement avec la Kurt-Schumacher-Strasse. Magasins fermés, aux devantures condamnées par des planches de contreplaqué. Une montagne de sacs-poubelle déborde d’une devanture éventrée. Les portes ne ferment plus, des prospectus s’échappent de boîtes aux lettres jamais vidées. Le quartier, jonché de détritus, est devenu synonyme du phénomène qui a dominé la campagne municipale dans la Ruhr: l’arrivée dans la ville de milliers de Bulgares et de Roumains, des gens du voyage logés dans des immeubles insalubres, exploités par des bandes criminelles pour bénéficier des prestations sociales, à la faveur de la libre circulation au sein de l’UE.
A Gelsenkirchen, la communauté compte aujourd’hui 16.000 personnes. Avec la mutation structurelle, la ville a perdu des dizaines de milliers d’habitants et en compte 273.000 alors qu’elle pensait atteindre les 400.000 habitants au temps de sa prospérité. Des logements vides, rachetés par des bandes mafieuses, sont loués à des familles nombreuses qui doivent reverser une partie des prestations sociales qu’elles touchent à des clans criminels. Une grosse cylindrée noire immatriculée en Bulgarie est justement garée devant les deux immeubles délabrés de la Freiligrathstrasse, à côté d’un minibus, permettant de transporter une dizaine de personnes, immatriculé… en Bulgarie.
Réforme de l’aide sociale?
La criminalité autour des prestations sociales dans la Ruhr, évoquée par la présidente du Bundestag, la sociale-démocrate Bärbel Bas, dont la circonscription se trouve dans la région, occupe la politique locale depuis l’ouverture des frontières il y a dix ans. La question a désormais atteint le niveau national. «C’est un vrai problème, souligne un retraité sortant d’une boutique d’articles sanitaires. Des amis de mon fils, qui travaillent au Jobcenter, m’ont dit que quand des Bulgares viennent réclamer une signature pour telle ou telle démarche, ils l’obtiennent automatiquement, parce que les salariés ont peur des représailles. Ce n’est plus possible. Aux élections, j’ai voté pour l’AfD.» Un couple sort justement de la mairie, où ils viennent de voter pour le second tour. «Ceux qui viennent d’Europe de l’Est ont des avantages énormes lorsqu’ils vivent en Allemagne, insiste Ulrike, 73 ans, ancienne secrétaire d’une mine de charbon. Ils sont soutenus financièrement, ils ont des places de crèche gratuites, et puis, plein d’autres choses. Ça n’est plus possible. Avec les Syriens, c’est différent. Beaucoup travaillent dans les hôpitaux.»
«On vit bien à Gelsenkirchen, mais parfois, on se sent étranger dans sa propre ville, ajoute Isolde, 70 ans, électrice du SPD. On a toujours vu arriver beaucoup d’étrangers ici, avec les mines. Mais au bout d’un certain temps, on ne les remarquait plus parce qu’ils s’adaptaient. Là, c’est différent.» La municipalité confirme l’existence de problèmes de voisinage récurrents, autour du bruit, ou de la gestion des ordures.
Gelsenkirchen multiplie les rachats de bâtiments insalubres pour les faire raser. Surtout, la Ville espère une réforme rapide de l’aide sociale, dans l’espoir de tarir la migration d’Europe du Sud-Est, présentée comme l’un des carburants expliquant le succès de l’AfD dans la région. «L’AfD à Gelsenkirchen est particulièrement radicale, plus encore que dans les autres villes de la région, commente le politologue Stefan Marschall, de l’université de Düsseldorf. Leur candidat aux municipales, Norbert Emmerich, avait adopté le slogan « SOS » pour les initiales de « propreté », « ordre » et « sécurité ». Dans le programme de l’AfD de Gelsenkirchen, on trouve aussi le mot « remigration ».» Les résultats obtenus par le parti varient considérablement d’un quartier à l’autre de la ville, et sont particulièrement élevés là où sévit la pauvreté.