Typiques de l’architecture communiste, certains «Plattenbau», bâtiments de logements en préfabriqué, doivent-ils échapper à une utile rénovation au nom de l’art et du souvenir?
Un bâtiment gris, une façade en béton brut comme incrustée de cailloux, trois étages percés d’étroites fenêtres … Nous sommes devant un «Plattenbau», un de ces bâtiments en préfabriqué, typique de l’architecture du régime communiste. A première vue, cet immeuble d’habitations du centre de Bernau, à 30km à l’est de Berlin, a été oublié par la vague de rénovations qui a traversé l’ex-RDA après la chute du Mur. Les immeubles alentour–édifiés à la même époque– affichent tous une façade polie, tons pastel, balcons, auvents… Le numéro 28 de la Brüder Strasse, «la rue des Frères», édifié au début des années 1980, n’a pas été oublié. Il a été classé monument historique et devra rester à l’état brut, comme l’a décidé l’Office du patrimoine.
Rapide et bon marché
«Les Plattenbauten sont des assemblages de plaques de béton de trois couches, avec isolation, coulées en usine. Certaines sont massives, d’autres ont des ouvertures pour les fenêtres ou les portes, explique Christine Onnen, conservatrice du patrimoine pour le Land de Brandebourg, la région qui entoure Berlin. Elles étaient amenées sur le chantier et assemblées sur place. Pour la RDA, c’était un moyen de créer de l’espace habitable de façon rapide et bon marché. Ici à Bernau, on a décidé dans les années 1970 pour des raisons politiques de raser un grand nombre des bâtiments anciens, épargnés par la guerre, pour construire du neuf. C’était moins cher que de rénover des immeubles souvent très délabrés. C’était aussi une décision idéologique, une façon de mettre en avant le socialisme et le progrès.» L’ex-RDA a édifié deux millions de logements entre 1970 et la fin des années 1980. La quasi-totalité étaient des préfabriqués.
La RDA et l’architecture… Le sujet est éminemment polémique en Allemagne. «Ces bâtiments sont des témoins de leur époque, souligne Christoph Rauhut, conservateur du patrimoine à Berlin. En RDA, tout était politique, la planification urbaine comme le reste. Tout relevait de l’économie planifiée. Souvent, les bâtiments étaient construits en pensant à certains groupes sociaux ou de population. Comme la Cité Thälmann à Berlin, construite le long d’un axe emprunté par les dignitaires du régime, et habitée par des personnes proches. Ou la Wilhelmstrasse, le long de l’ancien Mur. Là aussi, on s’adressait à des soutiens du régime. Pas question que les gens puissent accrocher des pancartes sur leurs balcons, qui auraient été vues de l’autre côté du Mur, à l’ouest!»
Trente-cinq ans après la chute du Mur, les «Platte» comme on les appelle communément avec un certain mépris, n’ont souvent pas bonne presse, surtout à l’ouest de l’Allemagne. Jugés laids, témoins d’une époque sinistre, ils ont été longtemps dénigrés. Aujourd’hui, prisés en raison de la pénurie de logements dans certaines villes, comme Berlin ou Leipzig, ils semblent vivre une nouvelle jeunesse. Le plus souvent, ils sont rénovés au point d’être méconnaissables. Comme à Bernau. De l’autre côté du carrefour, le numéro 4 de la Hohe Steinstrasse est le jumeau de notre «Platte» gris. Couvert d’une épaisse couche isolante, peint en bleu pâle et en gris, on reconnaît tout juste les contours d’origine du bâtiment.
Lire aussi | Pourquoi Berlin est la risée de l’Allemagne
Dans leur dernier rapport annuel, les conservateurs du patrimoine du Land de Brandebourg ont placé vingt bâtiments de la fin de la RDA sur la liste des monuments protégés. Quinze autres dossiers sont à l’étude. A Berlin, l’Office du patrimoine a pris sous son aile en octobre 28 bâtiments d’habitation non rénovés du centre de la ville, et les a placés sur sa liste rouge. Pourquoi eux, et pourquoi maintenant? «C’est tout simplement leur tour, répond Christine Onnen. Dans notre branche, on dit qu’il faut une génération pour apprécier la situation et la valeur d’un bâtiment. On parle d’époque révolue. Et la RDA est incontestablement une époque révolue. Et puis le temps presse. Nombre de préfabriqués est-allemands sont déjà rénovés. Peu sont encore dans leur état d’origine. Ils ont été repeints, isolés, ou transformés. De façon générale, l’architecture est-allemande est menacée, car la conscience de sa valeur architecturale n’est pas particulièrement développée.»
Réalisme socialiste
A la chute du Mur, les conservateurs du patrimoine se sont d’abord penchés sur les cœurs historiques des villes est-allemandes, souvent très délabrés et menacés. Seuls quelques ensembles caractéristiques, comme la Karl-Marx-Allee à Berlin, inspirée du réalisme socialiste qu’on retrouve à Moscou, Kiev ou Saint Pétersbourg, ou la Tour de télévision, sont alors protégés. Les bâtiments d’habitation sont le plus souvent livrés aux promoteurs immobiliers. «Dans les années 1990, l’Allemagne de l’Est a connu un travail d’assainissement inquiétant, qui a conduit à une transformation totale de son patrimoine immobilier, regrette Mark Escherich, conservateur du patrimoine à Erfurt. En règle générale, il s’agissait d’une couche d’isolation extérieure, de nouvelles peintures, si possible dans des couleurs de bonbons. On appliquait des éléments géométriques décoratifs sur les façades. Le but était souvent de masquer voire, de faire oublier le mode de construction de ces immeubles en préfabriqué. Dans les années 1990, on a même assisté à une vague massive de destructions de ce type de bâtiments, en raison de la forte chute de la population, partie travailler à l’ouest du pays. Dix pour cent des Plattenbauten ont ainsi été détruits.»
Classer les bâtiments est-allemands monuments historiques ou les assainir et les rénover… Les habitants sont divisés. Christine Onnen se souvient de cette habitante décédée, très en colère quand on lui a annoncé que son immeuble de la Brüder Strasse serait classé monument historique. «Cette dame avait vécu comme un traumatisme la destruction par le régime communiste de son immeuble ancien, pour laisser la place à un bâtiment neuf. Et voilà qu’on venait lui dire que ce dernier était désormais classé, alors qu’on n’avait pas su conserver l’immeuble dans lequel elle avait grandi…» Gerhard, 35 ans, et Renate, 63 ans, tous deux nés à l’est, préfèrent de loin les «Plattenbauten» rénovés. Ni l’un ni l’autre, voisins de l’immeuble classé de Bernau, ne comprennent pourquoi ils doivent «supporter tant de gris sous leurs fenêtres.»
«En République démocratique allemande, tout était politique, la planification urbaine comme le reste.»
Thomas, qui vient de promener son chien, est plus positif. Il se souvient ému de son enfance dans un «Platte» de cinq étages de Berlin-est, avec commerces, écoles et jardin d’enfants à proximité. «Je trouve que c’est important de préserver un témoin du passé comme on l’a fait ici, explique cet homme d’âge mur, qui a déménagé à Bernau après la chute du Mur. A l’époque, sous la RDA, ces constructions étaient neuves. Elles étaient très modernes. Ces appartements étaient tout confort et très recherchés. On y avait une cuisine équipée, un vide-ordures, un ascenseur. C’était des logements confortables, modernes et agréables. Pas comme les vieux immeubles qui avaient survécu à la guerre. Jusqu’à la chute du Mur, les logements anciens n’avaient pas de toilettes dans les appartements mais à mi-étage dans l’escalier, pas de vraie salle de bain et pas de chauffage central. Les gens avaient des poêles à charbon.»
Classification handicapante
Du côté des bailleurs, le nouvel engouement des conservateurs du patrimoine pour les «Plattenbauten» est loin de faire l’unanimité. «On observe avec inquiétude une tendance à la classification des «Platte», déplore Frank Emrich, président de la fédération des bailleurs du Land de Thuringe. Comme avec le WBS-70, un modèle de 1970 qu’on retrouve partout en ex-RDA. Chaque ville a-t-elle besoin de classifier ses WBS-70? Pour nous bailleurs, c’est très handicapant. Si je ne peux pas rénover, je ne peux pas louer. Et si je ne peux pas louer, je n’ai pas de recettes. L’Office des monuments historiques peut bien me le racheter si un immeuble lui plaît tant! Qu’ils y installent leurs bureaux s’ils le veulent!»
«Je comprends les contraintes des bailleurs, répond Christine Onnen. Mais il y a bien des façons d’obtenir un meilleur bilan énergétique, sans isoler le bâtiment de l’extérieur. Ou d’installer un ascenseur, sans qu’il soit apposé à l’extérieur du bâtiment… Et il suffit souvent de conserver un seul appartement-témoin, dans l’état d’origine, tout en revoyant l’architecture intérieure du reste des logements.»
La discussion sur la valeur historique des préfabriqués est-allemands a pris une nouvelle tournure dans le pays. «Les choses sont beaucoup plus faciles pour nous, aujourd’hui, avec le recul, constate Christine Onnen. Ces bâtiments ont une meilleure image qu’après la chute du Mur. On peut même parler d’un certain engouement d’une partie de la jeunesse, qui trouve ces immeubles cool. On peut presque parfois parler d’une certaine forme d’Ostalgie», cette nostalgie de la RDA, qui pousse une partie de la population est-allemande à regretter les temps anciens, au risque d’oublier les dérives totalitaires du régime communiste est-allemand, l’un des plus répressifs du bloc de l’Est…
«Prisés en raison de la pénurie de logements dans certaines villes, les “Plattenbau” semblent vivre une nouvelle jeunesse.»