© DIETER TELEMANS

« Si je ne peux plus faire de recherches parce qu’elles suscitent la controverse, autant arrêter »

Han Renard

Directeur de recherches FNRS au Centre Giga Consciousness et au Coma Science Group de l’université et du CHU de Liège, le neurologue Steven Laureys est réputé internationalement pour ses travaux avec les patients dans le coma. Rencontre avec un passionné dont les recherches ont été couronnées par le prix Francqui 2017.

Comment, dans les cas de coma profond et états prolongés de conscience altérée que vous rencontrez, décider de la vie ou de la mort ?

La prévention est ce qui importe le plus. D’où mon appel réitéré à désigner une personne de confiance telle que la loi la définit. Cela peut être un ami ou votre médecin de famille, auquel vous expliquez comment vous concevez une existence dans la dignité, et qui a alors le droit de prendre des décisions à votre place. Certes, vous pouvez aussi établir une déclaration de volonté négative, appelée autrefois  » testament de vie « , par laquelle vous indiquez quels examens et traitements vous ne souhaitez pas subir en cas d’incapacité. Mais cette démarche est plus difficile parce qu’il est impossible de prévoir tous les scénarios.

Vous arrive-t-il d’assister au rétablissement spectaculaire d’un patient sorti du coma ?

Si le patient n’a toujours qu’un niveau de conscience minimale plusieurs années après son coma, un tel rétablissement n’est pas attendu. La réalité est loin des films de Hollywood. Mais il arrive que des patients nous surprennent. Surtout après un traumatisme cérébral ou une hémorragie cérébrale, où certaines parties seulement du cerveau sont endommagées et où l’hémisphère intact prend le relais de l’hémisphère défaillant même si, généralement, il subsiste des séquelles lourdes. Après un arrêt cardiaque, en revanche, l’état du patient est souvent très préoccupant parce que c’est le cerveau tout entier qui en pâtit. Et le cerveau ne se laisse pas transplanter…

Parce qu’on ne connaît pas encore son fonctionnement et celui de notre conscience ?

Comment se fait-il que nous puissions penser et sentir ? Nous n’avons pas la réponse à cette question. Mais ce n’est pas une raison pour se désintéresser du sujet. En tant que neurologue, je mesure chaque jour l’importance de notre cerveau. Un traumatisme cérébral influence notre identité, notre manière de penser et ce que nous ressentons. La question clé est de savoir comment expliquer ces expériences subjectives sous l’angle biologique. Ceux qui prétendent y parvenir aujourd’hui sont soit des menteurs, soit des idiots. Nous ne connaissons même pas l’ampleur de ce que nous ne savons pas.

La méditation aide à réduire le stress et la douleur

Dans votre livre Un si brillant cerveau, vous écrivez que cet organe central a longtemps été sous-estimé dans la recherche scientifique.

Nous avons longtemps cru que notre coeur était notre principal organe. Ce n’est pas pour rien que nous nous envoyons mutuellement des petits coeurs à la Saint-Valentin, alors que nous devrions nous envoyer de petits cerveaux. Les chirurgiens qui ont réalisé les premières transplantations cardiaques ont fait un réel travail de pionniers à tous points de vue. Ils ont été confrontés à une levée de boucliers de la part de l’Eglise, qui y voyait l’oeuvre du diable. Même aujourd’hui, des histoires abracadabrantes circulent sur Internet sur des gens qui auraient reçu non seulement un nouveau coeur, mais aussi une nouvelle âme. Après la transplantation cardiaque, le patient en question adorerait tout à coup les corn-flakes au goût framboise, tout comme le donneur décédé. C’est du grand n’importe quoi. La réalité est qu’on peut changer toutes les parties de son corps sans se changer fondamentalement soi-même, sauf le cerveau.

Qu’avez-vous déjà découvert au sujet de la conscience ?

Tout d’abord, qu’il y a une grande zone d’ombre entre la conscience et l’inconscience. Tous les jours, je constate chez mes patients comateux qu’il existe cinquante nuances de conscience. Nous avons aussi cru trop longtemps que nous étions les seuls êtres vivants dotés d’une conscience. Les grandes religions monothéistes y sont pour beaucoup. Ici, à Liège – et c’était une avancée importante dans la recherche -, nous avons aussi réussi à localiser dans le cerveau ce qu’on appelle les réseaux de conscience. Nous avons découvert qu’il en existe deux, situés dans des parties déterminées du cerveau. Un réseau interne, qui nous permet d’avoir conscience de soi et du monde intérieur, et un réseau externe, qui nous permet d’entendre, de voir, de sentir, de percevoir l’environnement.

Vous affirmez que les animaux sont aussi dotés d’une conscience ?

Le Parlement de Wallonie planche sur une proposition de décret visant à enfin accorder un statut juridique aux animaux en tant qu’êtres vivants doués de sentiments. Au niveau fédéral également, deux sénatrices ont introduit une proposition visant à revoir la Constitution en ce sens. Ces propositions font face à de nombreuses critiques. Pour moi, le fait que nous renoncions à cette idée infiniment arrogante que nous serions les seuls êtres vivants doués de conscience constitue justement l’une des plus grandes avancées en matière de bioéthique. Les animaux ont aussi des émotions et une perception consciente, la science l’a amplement prouvé. Bien entendu, mon chien n’écrira jamais un discours académique, mais il est une erreur d’affirmer que les animaux n’ont que des réflexes et des instincts. C’est sur la base de cette énorme erreur que nous avons toujours considéré les animaux comme des objets. Sur le plan juridique, les animaux sont considérés, en Belgique, comme des  » biens mobiliers « . C’est révoltant.

Quelles sont les implications morales de l’idée que les animaux ont une conscience ?

Ce postulat implique l’impossibilité de soutenir que les cerveaux des humains et des animaux sont fondamentalement différents. Et pourtant, certains continuent à le penser. Je crois être bien placé pour affirmer que ce n’est pas le cas, bien que les cerveaux des animaux puissent présenter des différences fascinantes par rapport au nôtre. Un de mes amis étudie les pieuvres. Leur mémoire et leur cerveau s’étendent jusqu’au bout de leurs bras. Les animaux ressentent donc la douleur. Et tout comme nous sommes aujourd’hui choqués par les épisodes de l’histoire marqués par l’esclavage ou le travail des enfants, nous dirons un jour : comment est-il possible que dans l’agriculture industrielle, nous avons pu maltraiter les animaux à une telle échelle ? C’est de la torture, tout simplement. J’essaie d’être végétarien, avec ma femme et mes enfants, mais je ne le suis pas encore complètement.

« Un jour, nous nous demanderons comment nous avons pu maltraiter les animaux à une telle échelle », estime Steven Laureys.© Thiriet/reporters

Pourra-t-on un jour guérir un cerveau endommagé ?

Le cerveau est un organe extrêmement complexe, mais il est possible d’influencer sa plasticité ou son développement. Et c’est ce que nous faisons, à l’aide de médicaments, de l’électro-stimulation externe ou d’électrodes que nous plaçons profondément dans le cerveau. Cette approche est déjà admise pour le traitement de la maladie de Parkinson ainsi que pour une série d’affections psychiatriques.

L’intervention dans un cerveau humain – pensons à la lobotomie, autrefois fréquente en psychiatrie – n’a-t-elle pas une mauvaise réputation ?

La science peut être la clé du paradis comme de l’enfer. La radioactivité est à l’origine de Hiroshima, mais elle permet aussi le PET scan et la radiothérapie. Si je ne peux plus faire de recherches parce qu’elles suscitent la controverse, ou qu’elles peuvent tomber entre de mauvaises mains, je préfère arrêter complètement. Autrefois, la science était un hobby de luxe pratiqué par les plus nantis, aujourd’hui elle est devenue un métier. Des gens comme moi sont payés pour faire de la recherche. Le résultat est qu’on manque bien trop souvent d’audace, surtout en Europe et en Belgique. Cela tient au système de financement absurde qui demande de communiquer d’avance les résultats des recherches entamées. C’est un problème fondamental.

Quel système souhaiteriez-vous à la place ?

De la confiance. Tout le monde sait qui sont les bons chercheurs. Seule la confiance nous met en mesure de poursuivre des projets à haut risque et de réaliser des avancées. Je le dis aux fonctionnaires de la Commission européenne, qui financent la recherche scientifique. Mais ils sont payés pour faire tourner ce moulin à papier, donc mes propos ne les impressionnent pas. Résultat : les scientifiques en sont réduits à se comporter comme des prostituées. Nous rédigeons les demandes de projets avec les mots clés corrects et en précisant ce que nous pensons que nous allons découvrir, de manière à augmenter au maximum nos chances d’obtenir les fonds nécessaires. C’est du mauvais théâtre, et nous y jouons tous un rôle. Car si les grandes découvertes ne sont pas toujours le fruit du hasard, elles ne sont pas non plus planifiées. Pensons à la découverte de la pénicilline ou de la chimiothérapie. Ajoutez-y le fait que les investissements que nous consentons dans l’enseignement et la recherche scientifique sont ridiculement faibles. Même les footballeurs du Standard de Liège, qui ne jouent pas particulièrement bien en ce moment, gagnent plusieurs fois ce que gagnent nos chercheurs.

Vous réalisez aussi des recherches sur la méditation. En êtes-vous un adepte ?

Mes collègues m’ont demandé si je voulais vraiment risquer de compromettre ma carrière en menant une étude ésotérique sur la méditation chez les moines bouddhistes (rires). Je suis nommé, donc je peux me permettre quelques fantaisies. Grâce à Matthieu Ricard, moine et traducteur personnel du dalaï-lama que nous avons hébergé pendant une semaine, j’ai pu observer l’effet de la méditation sur le cerveau. Sur la base de nos connaissances actuelles, il est permis d’affirmer qu’elle aide à contrôler l’attention, les émotions et à réduire le stress et la douleur. Je vois en consultation beaucoup de céphalées de tension, d’angoisses chroniques et de troubles du sommeil. Les patients s’attendent souvent à ce que les médecins se contentent de leur prescrire une pilule. Mais les Belges avalent beaucoup trop d’antidépresseurs et d’anxiolytiques. J’en prescris aussi, mais uniquement si c’est strictement nécessaire, et en combinaison avec un traitement non médicamenteux tel qu’une psychothérapie, mais aussi des techniques comme l’hypnose, la sophrologie ou la méditation.

Appel à témoin : le Coma Science Group recherche des personnes qui ont vécu des expériences de mort imminente. Contact : coma@ulg.ac.be

Bio Express

1968 : Naissance, le 24 décembre, à Leuven.

1997 : Commence à travailler à l’université et au CHU de Liège.

2015 : Publie Un si brillant cerveau (Odile Jacob).

2017 : Lauréat du prix Francqui pour son travail innovant avec des patients comateux.

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