Laurent Alexandre : "Je suis toujours dans mon pays, et mon pays, c'est l'Europe." © Hatim Kaghat pour le vif/l'express

Laurent Alexandre, le chantre du transhumanisme

Pierre Jassogne
Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo, vit en Belgique et a investi à Gosselies dans une société de séquençage d’ADN. Pour Le Vif/L’Express, il brosse un tableau sans concession de l’avenir face à l’intelligence artificielle.

Il a beau prédire la mort de la mort ou détenir les clés du futur, Laurent Alexandre est le prototype même du Français exilé à Bruxelles, avec son bel appartement donnant sur les étangs d’Ixelles. Derrière un visage sec, ses réponses fusent, même s’il n’aime pas parler de lui. Il apparaît plutôt comme un bourgeois cool, le jean foncé et la chemise rayée. L’homme n’aime pas se glisser dans un costume. Surtout s’il lui paraît trop étroit. Il jette un oeil sur le smartphone qui l’enregistre, le juge rapidement pour le ranger aux rayons des antiquités, puis vous dissèque pour mesurer à qui il a affaire. Il débite alors un long couplet sur son amour des Belges et leur pays foncièrement sympathique…  » Je suis même allé faire du ski à Baraque de Fraiture. C’est dire…  »

Laurent Alexandre refuse pourtant ce  » procès en sorcellerie  » ou ce  » poujadisme de gauche  » fait sur les exilés fiscaux, même s’il ne compte pas retourner en France sans une révolution fiscale.  » Je serai certainement enterré au cimetière d’Ixelles, plaisante-t-il. Mais cette accusation est ridicule, d’autant que je suis un Européen convaincu. Je suis toujours dans mon pays, et mon pays, c’est l’Europe. Je me sens profondément chez moi ici. Pas en terrain conquis, rassurez-vous… Grâce à la proximité culturelle et linguistique, bien sûr. Vivre à Bruxelles, c’est être en total décalage avec une politique populiste, son repli sur soi, sa fermeture des frontières. On a tous intérêt à se mélanger à l’intérieur de l’Union.  »

On n’en saura pas plus sur cet homme qui se dit  » bien intégré  » chez nous. Son compte Instagram est beaucoup plus loquace à ce propos : sur son amour de l’art (son appartement ixellois est d’ailleurs un vrai musée) ou sur sa passion des bonnes tables où il a ses habitudes (comme La Villa in the sky ou Le Chalet de la forêt). Un pied à Bruxelles donc, mais la tête en France où il aime à se rendre indispensable. En vue de l’élection présidentielle, il a même fondé le think tank Digital New Deal Foundation, qui rassemble des personnalités influentes comme Alain Minc.  » Je ne pourrais pas le faire en Belgique parce qu’il n’y a pas de réflexion d’économistes, de chefs d’entreprise ou de politiques sur un sujet comme le numérique.  »

Personnage caméléon, Laurent Alexandre est devenu le chantre du transhumanisme en France. Cette doctrine futuriste, venue de la Silicon Valley, mise sur l’intelligence artificielle pour abolir la maladie et la mort. Elle représente aussi un business. Depuis sa  » conversion  » au transhumanisme, l’intéressé multiplie les livres, les colloques, les interventions dans la presse, comme dans Le Monde ou L’Express, ou sur les réseaux sociaux dans des vidéos qui attirent des millions de personnes. En quelques années, il est devenu un vulgarisateur hors pair. Comme le relevait L’Obs, il est l’un des conférenciers les plus recherchés, facturant jusqu’à 12 000 euros l’intervention. Il a toujours eu le flair des affaires.

Celui qui se qualifie lui-même d’hyperactif,  » quoique bordélique « , est  » là où j’avais prévu d’être – à 13 ans, je voulais être industriel, économiste, scientifique, chirurgien… – ce n’est pas du tout un accident  » et peut se targuer d’une tête bien pleine, avec des études de médecine, un passage par HEC, l’ENA ou Sciences Po. On lui prête même un QI de 150 ! En 1999, il fonde Doctissimo, le site d’information médicale. En 2007, il le vend au groupe Lagardère pour 139 millions d’euros. Sa fortune est faite. C’est juste avant cette transaction qu’il s’installe en Belgique. Depuis, Laurent Alexandre n’investit plus que dans les technologies NBIC. Car pour lui, devenir riche, c’est d’abord une prise de risque.  » Il faut être à la fois psychopathe, résilient et mégalo.  » Il détient d’ailleurs une quinzaine de sociétés en Europe et aux Etats-Unis. Il a aussi ses réseaux, et est proche de personnalités comme Matthieu Pigasse, Jacques Attali ou Alain Madelin.

 » Gourou  » du transhumanisme, Laurent Alexandre multiplie les conférences sur cette doctrine qui fait de l’intelligence artificielle un outil contre la maladie et la mort.© Amélie Benoist/Getty Images

L’intelligence artificielle, un Chemin des Dames

Laurent Alexandre décrit un avenir proche où la puissance de l’informatique, mêlée aux progrès de la médecine et des nanotechnologies, rendra l’homme surpuissant, à moins qu’il en devienne l’esclave.  » L’intelligence artificielle ne supprimera pas le travail, mais diminuera le besoin en personnes peu douées. Ce sera un choc terrible. En plus, comme le quotient intellectuel dans nos pays est un sujet tabou, on met sous le tapis les dix points d’écart de quotient intellectuel entre la Belgique et Singapour. Ce ne peut pas être sans conséquence à l’heure de l’intelligence artificielle.  »

Surtout, ne lui parlez pas de revenu universel.  » C’est l’alibi politique pour ne pas réformer l’école et la formation professionnelle, en parquant les personnes les moins douées à l’assistance. En Belgique, on est en train de refaire le Chemin des Dames (NDLR : dans le nord-est de la France, un lieu entré dans la mémoire collective pour avoir été le théâtre de plusieurs batailles meurtrières lors de la Première Guerre mondiale). En 1917, on envoyait les jeunes gens se faire tuer. Aujourd’hui, le nouveau Chemin des Dames, c’est une éducation minable qui forme les gamins à des tâches où ils ne seront pas compétitifs. Ce sera une boucherie, surtout dans un pays comme la Belgique, où il n’y pas le début d’une réflexion sur l’intelligence artificielle !  » Le ton est sévère, même si on entend l’inquiétude de celui que certains n’hésitent pas à considérer comme un gourou. Lui est convaincu d’une chose : il dit  » le vrai  » tout en refusant d’être un prophète de malheur.  » Je suis le seul à ne pas avoir de langue de bois. Le seul à oser parler d’inégalité intellectuelle. Dans cette compétition technologique, face à l’Asie et face à l’intelligence artificielle, il faut bien parler de neurones. Ce sont des sujets difficiles, j’en ai bien conscience. Mais on ne va pas mener la guerre technologique sans parler de neurones. Il faut arrêter les conneries.  »

En Belgique, il n’y a pas le début d’une réflexion sur l’intelligence artificielle »

Un nom lui vient alors en tête : Clément Vidal. Français, comme lui. Vivant à Bruxelles, comme lui. Et philosophe, qui enseigne à la VUB.  » C’est un garçon passionnant, qui réfléchit au grand futur, c’est-à-dire au destin de l’univers et à celui de l’homme à travers la fin de l’univers.  » Ils se connaissent depuis 2014.  » Le thème qui lie nos recherches est la question de la mort, précise Clément Vidal. Laurent Alexandre la discute dans son livre La Mort de la mort (1), et je l’ai explorée, en abordant dans mes recherches, la mort de l’univers. Ce désir d’immortalité est clé dans le discours transhumaniste… Laurent Alexandre est atypique, à la fois fasciné et effrayé par le progrès technologique. Il est très enthousiaste quand il évoque les révolutions en cours, la vitesse du progrès, la manière avec laquelle l’intelligence artificielle affectera nos vies, les débats éthiques que cela soulève… En même temps, il a des craintes énormes, en écho à cette incertitude généralisée autour de l’avenir, et il essaie de les transmettre dans ce monde complètement interconnecté et complexe.  »

La comédie de Charleroi

Aussi complexe que le rapport de Laurent Alexandre à DNAVision… Il est loin le temps où le Français présentait cette société présente au Biopark de Gosselies, spécialisée dans le séquençage de l’ADN, comme une pépite. Loin le temps où il déclarait se donner dix ans pour construire quelque chose en Wallonie.  » A mes yeux, expliquait-il en 2010, un an après avoir racheté DNAVision, c’est par la high-tech que le bassin carolorégien peut se revitaliser mais il faut bosser vite et fort. Il n’y a pas de raison pour que nous ne soyons pas aussi professionnels qu’en Flandre par exemple et si je peux contribuer à cette revitalisation, j’en serai très heureux parce que c’est notre responsabilité collective.  »

 » C’est la plus petite de mes start-up, reconnaît-il aujourd’hui. J’ai vu à quel point il est difficile de rénover Charleroi. J’ai vu mourir Caterpillar avec ces grèves à répétition qui ont rendu fou l’actionnaire ; ça m’a rendu très triste, et en même temps, je me suis toujours demandé pourquoi l’actionnaire acceptait tout ça. Je l’ai trouvé très patient « , lance-t-il, ajoutant qu’il a failli se faire lyncher par des grévistes qui l’avaient pris pour un cadre de Caterpillar.

Jean-Pol Detiffe, fondateur et ex-CEO de DNAVision, est cash :  » Cette collaboration fut un très mauvais souvenir pour moi et je ne souhaite plus en entendre parler !  » Les comptes annuels de DNAVision démontrent que l’activité de la société est plus que réduite désormais.  » Je sais que Laurent Alexandre y travaille, qu’il y a encore du personnel, mais on a très peu de contacts avec cette société qui a disparu de l’horizon du Biopark. C’est un constat, pas un jugement, avance, prudent, Patrick Di Stefano, responsable du pôle industie du département recherche de l’ULB, présent au Biopark. Au moment du rachat, Laurent Alexandre a vu dans cette société une opportunité pour financer une nouvelle activité de médecine personnalisée et investir en Belgique.  »  » Pour DNAVision, il est très difficile de suivre cette course aux équipements pour rester à la pointe du séquençage face aux consortiums très importants en Asie, avec des immenses centres de séquençage. C’est un secteur extrêmement compétitif « , analyse Dominique Demonte, président du Biopark. Le développement de DNAVision n’a pas vraiment correspondu aux ambitions de Laurent Alexandre.  »

Laurent Alexandre refuse de parler d’échec. Pourtant, dans Le Figaro, il évoquera un revers professionnel, survenu après la revente de Doctissimo, qui a des allures carolos :  » Même après un petit succès, on se croit trop beau, on retourne au stade de la mégalomanie infantile ! Et même si je le savais pertinemment, cela ne m’a pas empêché de tomber là-dedans, moi aussi. Résultat : j’ai racheté une boîte de biotech et je me suis vautré. J’étais trop pressé, trop confiant, et pas assez vigilant. J’ai mal choisi les hommes, et j’ai fait toutes les erreurs de management possibles et imaginables ! C’est mathématique : après un succès, on se vautre.  » Les clés ne sont pas que dans le futur.

(1) La Mort de la mort. Comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, par Laurent Alexandre, éd. JC Lattès, 2011, 425 p.

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