Frank De Winne : « Il ne faut pas que l’espace devienne un nouveau Far-West »

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

Frank De Winne, 2e Belge, après Dirk Frimout, à être allé dans l’espace, est aujourd’hui le responsable de l’EAC (Centre des Astronautes Européens) à Cologne, après avoir été le 1er commandant européen de l’ISS. Au nom de l’agence spatiale européenne, il défend une exploration lunaire durable. Surtout, il plaide en faveur d’une collaboration internationale et d’un un cadre juridique contraignant, afin d’éviter que l’espace ne se transforme en zone de chaos, entre Etats.

ON1DWN, vous me recevez ? Vous n’êtes pas à bord de l’ISS, là, si ? (ndlr : Frank De Winne est radioamateur et son pseudo, lorsqu’il communique depuis l’ISS ou depuis Houston, est ON1DWN).

(Sourire) Je vous reçois, Le Vif ! Non, là, je suis au centre d’entraînement des spationautes européens, à Cologne, dont je suis le commandant. Et le 20 juillet 2019, pour commémorer les premiers pas de l’Homme sur la Lune, je serai au cosmodrome de Baïkonour pour le lancement de l’astronaute européen Luca Parmitano.

Il y a 50 ans, vous n’étiez pas encore le chef des opérations du programme lunaire européen. Vous étiez un petit garçon belge de 8 ans. Vous souvenez-vous des premiers pas humains, sur la Lune ?

Et comment ! Je me rappelle bien sûr que mes parents nous ont sortis tous du lit, nous les gosses, pour regarder l’événement à la télé. C’était vraiment exceptionnel !

Assez, pour vous donner l’envie d’aller, vous-même, dans l’espace, un jour ?

Non. Ça c’est venu plus tard. C’est pendant mes humanités que l’espace a commencé à m’intéresser. Le vrai déclic est intervenu en 1981, lorsque la navette Columbia a pris son envol. Fantastique !

Au matin du lancement d’Apollo 11, l’ingénieur Kenneth Young aurait conseillé, en blaguant, à l’astronaute Buzz Aldrin de répandre de la poussière d’or sur les échantillons lunaires qui devaient être amenés sur Terre, afin de maintenir l’intérêt, pour les missions lunaires pendant un bon siècle. Pourtant, il n’a pas fallu d’or, pour que la Lune continue à fasciner. Pourquoi cet intérêt actuel si vif, pour notre satellite naturel ?

L’exploration, c’est dans nos gènes. Pour certains, c’est l’Himalaya, l’Everest. Pour d’autres, c’est l’espace !

Mais au-delà des désirs d’exploration, la Lune ne constitue-t-elle pas une nouvelle niche pour des compagnies privées commerciales ?

C’est vrai qu’on est entré dans une nouvelle ère. Il y a maintenant énormément de sociétés privées qui convoitent l’espace. Elon Musk, par exemple – qui est un visionnaire et qui fait rêver les gens, ce qui est très bien – a fait beaucoup d’effets d’annonce. Mais entre l’annonce et la concrétisation, il y a un pas. Dire que, dans deux ou trois ans, des compagnies privées iront sur la Lune, c’est peu probable. Franchement, j’ai des doutes. L’espace, c’est un peu plus compliqué que ça !

La Lune n’est-elle pas surtout une étape indispensable, dans la conquête de Mars ?

Evidemment ! C’est pour cela que l’ESA plaide pour deux choses. D’abord, le maintien, en orbite basse, de l’ISS, jusqu’en 2030 (sachant qu’elle peut très bien fonctionner encore après ça). L’ISS est indispensable, à notre sens, pour aboutir à une exploration spatiale durable. On va donc demander le prolongement de l’exploitation de l’ISS, les 27 et 28 novembre prochains, lors du conseil ministériel de l’ESA, « Space19+ ».

Vous êtes optimiste ?

Demander le prolongement de la durée de vie de la Station Spatiale Internationale, c’est un budget… Ensuite, l’ESA insiste fort sur la construction de Gateaway, qui – comme son nom l’indique est une « passerelle » vers l’exploration lunaire et martienne, (ndlr : le « Portail en orbite lunaire », ex-« Deep Space Gateaway » est un projet de station orbitale en orbite lunaire proposé en 2017 par la les partenaires de l’ISS, afin de mener des vols habités vers l’espace cislunaire),

A ce propos, l’ESA est censée construire deux modules, pour Gateaway. Où en est-on ?

On travaille avec la NASA sur un accord, mais iIl n’y a encore rien signé. Rien n’est construit. C’est pour cela aussi, qu’il nous faudra discuter avec des industriels du secteur et les partenaires. On espère qu’à l’issue du sommet « Space19+ », on disposera d’accords écrits.

Frank De Winne :
© DR

Lune vs Mars : peut-on hiérarchiser l’importance des missions vers l’une ou vers l’autre ?

Mars sera encore là dans des siècles. Elle peut attendre ! A l’ESA, on pense qu’il faut être prudent. Il faut déjà que les femmes et les hommes qui iront sur la Lune restent en bonne santé, physique et mentale. On a encore besoin d’apprendre énormément de choses ! Ces choses-là, on ne peut les apprendre QUE grâce à Gateaway. Pour l’ESA, Mars reste, pour le moment, une destination robotique avec, en point de mire, la mission « Mars Sample Return » qu’on va aussi proposer lors de « Space19+ ».

Récemment, le président américain Trump a chamboulé la NASA et son calendrier, en annonçant la date de 2024 (au lieu de 2028) pour le retour de l’humain sur la Lune, avant même la construction de Gateaway. N’est pas précipiter les choses ?

La vraie question est : quels risques est-on prêt à prendre ? Nous, à l’ESA, on défend une approche soutenable financièrement et prudente surtout, pour la santé des spationautes. D’un côté, on soutient le coup d’accélérateur de la NASA, mais on insiste aussi sur une vision à plus long terme. Il n’y a eu que six alunissages ! Autant dire qu’on ne sait pas grand-chose de la Lune. Imaginez qu’un explorateur ne soit venu que six fois sur Terre ! Qu’en saurait-il ? Rien ne sert de se presser. Il faut y aller petit pas à petit pas.

Surtout que les programmes spatiaux des agences comme l’ESA sont financés avec l’argent du contribuable…

C’est vrai. Mais il faut bien comprendre que si l’Europe investit dans l’exploration lunaire, c’est pour booster la coopération internationale, c’est pour stabiliser le monde et améliorer le bien-être des citoyens.

C’est-à dire ?

Il ne faut pas voir l’exploration salariale comme un « coût », mais comme un investissement. Ça crée de l’emploi, de l’innovation et de nouvelles connaissances ! Le budget qu’on demande au contribuable européen, pour la mission humaine et robotique lunaire, représente…. 1,5 € par citoyen ! Les gens qui pensent que ça coûte horriblement cher à la Société se trompent : pour chaque euro investi, dans le business spatial, il y a des retombées de 2,5 € sur l’économie.

Une légende chinoise raconte qu’une femme – belle et immortelle – accompagnée d’un gros lapin, vit, depuis 4000 ans, sur la Lune. Cela m’évoque la fable de La Fontaine : « Le lièvre et la tortue ». Les Européens seraient-ils devenus la « tortue », face au « lièvre américain », pour ce qui est de l’exploration lunaire ?

Les Européens ne sont pas intéressés par planter un drapeau sur la Lune !Nous, à l’ESA, on n’est pas dans cette dynamique de course spatiale, on privilégie la coopération internationale. Après les Russes et la Canadiens, il va falloir inclure les Chinois, les Indiens, les Coréens… La conquête spatiale ne doit pas être une course, mais une coopération mondiale ! C’est en tous cas l’avis de notre directeur général.

C’est en pleine guerre froide qu’a été lancée la 1ère course vers la Lune. Nous sommes en 2019. Sauf le « Traité de l’espace », de 1967 (non contraignant), qui définit les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, il n’existe aucun cadre juridique. N’est-ce pas une lacune à combler le vite possible, afin d’éviter le chaos entre les Etats ?

Effectivement, il n’existe aujourd’hui aucun cadre juridique réel. Le risque que l’espace se transforme en nouveau « Far West » est bien réel. L’ESA, je l’ai dit, veut éviter le chaos entre Nations, et oeuvre en faveur d’une collaboration internationale. Nous, on ne veut pas de « course » ! Par ailleurs, il existe un groupe de réflexion, l’ISECG (International Space Exploration Coordination Group – Groupe de coordination sur l’exploration spatiale internationale) qui travaille sur une feuille de route. Le but, c’est la paix, la collaboration, l’innovation technologique, l’inspiration pour le bien de l’Humanité, dans son entièreté.

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