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Thomas Denise, sociologue et chercheur au Cerrev: « En réanimation, on apprend à travailler avec le mourir »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Au coeur des hôpitaux, les services de réanimation constituent un monde à part. Dernier poste-frontière avant la mort, ces lieux d’urgence absolue abritent un personnel qui jongle entre des machines de très haute technologie et des âmes presque réduites à des corps. Fragile équilibre.

On les a vus des centaines de fois sur les écrans de télévision, marchant d’un pas rapide dans ces interminables couloirs, de part et d’autre d’un brancard. Se pressant autour d’un lit dont l’occupant peine à respirer. Fixant des moniteurs zébrés de chiffres, de courbes, de battements de coeur. On les a vus, mais sans les voir. Cachés sous des masques, des charlottes, d’amples chasubles bleues, vertes ou blanches, les soignants des services de réanimation sont depuis toujours, mais plus encore depuis un an, des héros invisibles et inconnus. La vie de ceux qui passent la porte de l’hôpital en état de grave détresse dépend d’eux. Ce sont aussi ces silhouettes fantomatiques qui ferment les yeux des patients qui n’auront plus la chance de sourire au monde. Thomas Denise, docteur en sociologie et chercheur associé au laboratoire du Cerrev, à l’université de Caen, a observé, pendant huit ans, la vie quotidienne des services de réanimation dans deux centres universitaires hospitaliers français.

La proximité de la mort assoit peut-être une forme d’humilité chez ces soignants.

De l’extérieur, on a le sentiment que le service de réanimation occupe une place à part au sein de l’hôpital. Quelles en sont les particularités?

Le service de réanimation se tient volontairement et historiquement à l’écart des autres services hospitaliers. Historiquement d’abord, parce que les premiers médecins qui ont travaillé dans ces services, autour de 1950, se sont isolés en raison notamment de la très haute technicité qu’on y trouve, et qui les différenciait des hôpitaux publics, dits de charité et d’accueil. Ce service est aussi à part pour des raisons symboliques, parce qu’on y touche à des phénomènes sociaux, au vivant et aux conditions de décès et d’accompagnement des mourants. Or, à partir des années 1980, la mort a été cachée, mise à l’écart dans nos sociétés. Elle en est devenue tabou, y compris à l’hôpital.

Environ un patient sur quatre décède dans les services de réanimation. Ce qui peut paraître paradoxal pour un département perçu comme celui qui sauve des vies…

C’est le service de l’ultime chance. Mais il est encore marqué par beaucoup d’incertitudes faute d’informations médicales sur certains phénomènes. Il arrive que des gens y décèdent, sans que l’on sache pourquoi. Ce service est à la pointe de la technologie mais il a ses limites. D’autres patients, en revanche, y meurent de façon naturelle, dès lors que le système de respiration artificielle est débranché.

Le personnel de réanimation supporte-t-il une charge mentale supérieure à celle des soignants d’autres services?

Au sein de l’hôpital, il est effectivement reconnu que les services de réanimation provoquent une charge mentale très forte. Je ne dirais pas que la charge mentale y est supérieure pour les soignants mais qu’il s’agit d’une autre forme de charge mentale et morale, notamment parce qu’il faut parfois annoncer de mauvaises nouvelles aux familles. Cela, le personnel ne l’exprime pas ouvertement, mais il l’exprime quand même. Néanmoins, les familles représentent parfois un support pour les soignants parce qu’elles les aident à mieux accepter leur travail et à lui redonner du sens.

Comment le personnel soignant se débrouille-t-il avec cette confrontation permanente à la mort?

Dans ces services, on observe beaucoup que les soignants parlent de la mort avec ironie, pour mieux se protéger. Ce sont des mécanismes de défense très bien rodés mais qui tendent à être fragilisés par des pressions extérieures. Le personnel dispose par exemple de moins de temps de décompression qu’avant. Le travail à flux tendu, spectaculairement révélé par la crise du coronavirus, ébranle aussi ces mécanismes de défense.

Le monde hospitalier est de plus en plus soumis à des contraintes économiques. Dans les services de réanimation en particulier, ne met-on pas le personnel face à une équation impossible à résoudre en lui demandant de sauver des vies tout en réalisant des économies?

On observe effectivement ces contraintes économiques en réanimation, entre autres sur le plan matériel. Entre 2012 et 2018, dans un des services que j’ai suivis, on est passé de 36 à 24 lits, pour faire des économies d’échelle. Une hospitalisation en réanimation coûte très cher, autour de 2 000 euros la journée. On observe aussi que certains soignants qui quittent le service ne sont pas remplacés. Cette logique économique est souvent induite par l’administration qui demande qu’on travaille à flux tendu, ce qui a priori est impossible en réanimation parce que l’incertitude y est permanente. Les patients peuvent en effet rester dans le coma de quelques jours à plusieurs mois. On ne peut pas les réveiller pour accélérer le turn-over. Le seul moyen pour tenter de le faire serait de les débrancher, donc de provoquer et acter leur décès. C’est un dilemme moral très fort pour les équipes, qui se retrouvent ainsi en porte-à-faux: d’un côté, on leur demande de faire des économies pour améliorer la prise en charge des soignés, de l’autre côté, on leur pose un problème éthique dont la réponse aura des répercussions sur eux et sur les familles.

Pour le chercheur,
Pour le chercheur, « les services de réanimation gagneraient à être connus en sociologie du travail parce qu’on y observe des techniques de défense collective et une vraie capacité de résilience ».© JIMMY ARNAUDIN

Cette logique économique ne peut donc s’appliquer en réanimation?

Très difficilement. D’autant qu’il y a aussi une vraie recherche médicale qui s’opère dans ces services. Si on diminue leurs moyens, cette recherche peut être mise en difficulté. En outre, vu le bagage culturel et historique de ces soignants en particulier, ils sont dans la logique du « quoi qu’il en coûte » depuis les années 1950: à leurs yeux, tout doit être fait, jusqu’au dernier recours, pour sauver des vies et la logique économique n’entre pas dans ce raisonnement.

Cette même logique marchande a-t-elle permis de mieux gérer la crise du coronavirus?

C’est une question compliquée qui mériterait que l’on y porte un regard historique. Je ne peux pas y répondre. Mais on m’a plutôt dit que non. Je ne pense pas que la tarification à l’activité ou une logique de rendement ait permis une certaine forme d’efficience.

En quoi la pandémie a-t-elle changé les pratiques en réanimation et la perception qu’on en a?

Il y a une prise de conscience par la collectivité du travail qu’effectuent ces soignants. Pour ces équipes, habituées à une culture de discrétion, voire de secret, la mise à nu de leur service leur a conféré une sorte de reconnaissance. Dans les pratiques au sein du service, on observe, du fait de la crise Covid, un alourdissement du travail administratif: les protocoles attestant que les règles sanitaires en vigueur sont bien respectées se sont multipliés, ainsi que les impératifs d’aseptisation, qui prennent du temps. S’habiller, se ganter, se masquer, c’est chronophage. La crise sanitaire a donc débouché sur un double alourdissement de la charge de travail.

Indépendamment de la crise Covid, la charge administrative qui pèse sur le personnel soignant va-t-elle croissant?

Oui. Et cela fragilise le rapport des soignants à leur travail. Ils disent qu’ils passent plus de temps à faire de l’administration que du soin, auprès des patients et des familles. Une infirmière m’a dit: « Je n’ai pas choisi ce travail pour être secrétaire. » Les toilettes sur un patient sont beaucoup plus rapides qu’avant, par exemple, plus succinctes, à cause de la lourdeur administrative. L’informatisation a aussi un effet pesant sur le personnel. Par exemple, on informatise les armoires qui renferment les médicaments les plus toxiques. Fort bien. Mais quid en cas de panne informatique? Le personnel doit aussi remplir de plus en plus de fiches pour commander les produits à la pharmacie centrale. Mais le temps de remplir la fiche sur écran et de passer la commande, on serait allé plus vite en se rendant à la pharmacie centrale avec juste une prescription. C’est une urgence perdue. Il y a là de petites absurdités qui ont des effets non recherchés ou inattendus. On se retrouve avec des stratégies absurdes, y compris dans ces services de pointe où se jouent des questions de vie et de mort. L’idée de départ est certes d’améliorer les procédures mais c’est le contraire qui se passe. Alors, les soignants en viennent à réaménager ou contrecarrer ces stratégies. On leur donne des outils inadaptés? Ils apprennent à les détourner pour les rendre plus pratiques et les améliorer. Dans certains protocoles de soins, par exemple, ils modifient l’ordre des étapes. Ou ils font appel à un collègue pour procéder à tel acte, alors que ce n’est pas prévu. Il arrive que la direction soit informée de l’inadaptation d’un outil, mais ce n’est pas une généralité. Le plus souvent, cela reste caché au sein du service, et appliqué jusqu’à ce qu’un cadre de santé le découvre. Les soignants sont souvent inquiets qu’on leur interdise la pratique qu’ils ont repensée eux-mêmes ou qu’on leur impose un nouveau protocole auquel ils devront se réadapter.

La culture du secret ou de la discrétion est-elle inhérente aux services de réanimation?

Il y a une vraie culture professionnelle du secret qui remonte aux premiers services de réanimation, créés en 1952 lors d’une autre épidémie, celle de la poliomyélite de Copenhague. Cette culture du secret s’explique parce qu’on y touche à quelque chose de sacré, voire de sacralisé. Le personnel s’active presque dans l’ombre pour cette raison: dans l’humilité et la discrétion, il fait son travail, sans surexposition ni mise en avant. Peut-être – c’est l’une de mes hypothèses – que la proximité de la mort assoit une sorte d’humilité. Elle induit aussi une prise de conscience, pour chaque membre de l’équipe, de sa propre fragilité. Comme si c’était le revers de la médaille.

Les patients en coma ne parlent pas. Les machines, elles, font toutes sortes de bruits.

La technologie de pointe est omniprésente en réanimation. Ne risque-t-elle pas de prendre toute la place?

Le rapport entre les patients qui sont dans le coma et les appareils de respiration artificielle qui sont presque plus parlants qu’eux avec leurs signaux sonores et alarmes, est très présent dans ces services. On y entend beaucoup de petits « bip », mais on n’entend pas les soignés, qui ne parlent pas ni ne réagissent. C’est troublant pour les familles qui ont l’impression que leur proche dort tandis que la machine s’exprime. Il y a un rapport paradoxal et complémentaire entre les hommes et les machines en réanimation. La machine n’a pas d’intérêt sans l’humain et l’humain serait en défaillance vitale sans la machine. Quand on interroge les soignants pour leur demander ce qu’est la réanimation, ils répondent que c’est la respiration artificielle. Il existe en effet à présent un outil qui permet de maintenir artificiellement en vie, ce qui est inédit et très récent. Il y a là un lien presque sacralisé à la technique, dont on est dépendant. Cela pose des questions éthiques: quand décide-t-on d’arrêter le traitement, donc la machine?

Considérer le patient avec respect bien que l'on n'ait plus de lui d'indices sociaux: une forme de travail supplémentaire.
Considérer le patient avec respect bien que l’on n’ait plus de lui d’indices sociaux: une forme de travail supplémentaire.© BELGA IMAGE

Avant d’en arriver là, les patients maintenus en vie deviennent-ils de purs objets, victimes, au moins temporairement, de mort sociale?

On ne sait rien des patients en coma: quel est leur métier, ont-ils une famille, des enfants, d’où viennent-ils? En réanimation, les caractéristiques sociales d’un soigné passent au second plan. Dans l’urgence, les soignants le traitent pour ce qu’il est, c’est-à-dire « une partie de la machinerie ». Le risque est précisément de ne plus le considérer comme une personne. Les soignants essaient dès lors d’éviter que le patient ne devienne plus qu’un corps machiné et techniqué, en prenant soin de lui, au premier sens du terme: ils le coiffent, le parfument, lui disent bonjour en entrant dans sa chambre, même s’ils savent qu’il ne répondra pas. C’est une forme de travail supplémentaire que de maintenir le patient dans cet état d’entre deux, considéré avec respect bien que l’on n’aie plus de lui d’indices sociaux.

Les soignants parviennent-ils à garder en tête la dimension humaine de la personne, malgré les contraintes économiques et la machinerie omniprésente?

Ils y parviennent encore. La crise actuelle va peut-être réaffirmer certaines questions d’éthique. Les familles, par exemple, n’ont plus pu, ou à peine, aller voir leurs proches en réanimation du fait du coronavirus alors que, depuis deux ou trois ans, on tendait plutôt à leur réaccorder une place dans le service. Elles pouvaient, par exemple, procéder à de petits soins, réhydrater le patient, ou ne fût-ce que le toucher. C’est peut-être un des enjeux forts de ce qui se passe aujourd’hui en réanimation: remettre de l’humain dans ces services, chose que la bureaucratisation des soins tend à fragiliser, du moins dans la perception des soignants. Ce serait là un effet inattendu et positif du coronavirus. Certains indices donnent à croire que ce serait possible. Mais je prends beaucoup de précautions pour le dire.

Les soignants qui choisissent de travailler en réanimation sont amenés à consacrer une partie de leur temps à l’accompagnement du mourir, ce qui représente sans doute pour eux un échec. Comment y réagissent-ils?

On apprend à travailler avec le mourir, dans les services de réanimation. Les jeunes soignants qui y débarquent se concentrent beaucoup sur la technicité, par curiosité scientifique, parce qu’ils veulent d’abord faire vivre. Puis, ils comprennent que les connaissances médicales et les dispositifs ont des limites. Il y a une sorte de compagnonnage et d’entraide entre les soignants pour la prise en charge du mourir, l’idée étant que si on n’arrive pas à faire vivre un patient correctement, autant essayer de le faire bien mourir. C’est paradoxal, ça peut être contradictoire, et c’est parfois vécu comme un échec, notamment quand les soignants connaissent les familles depuis longtemps. Ces moments de deuil décidé sont difficiles à assumer tout seul. Un des moyens de défense mis en place pour y réagir, c’est une prise en charge collective de la situation, plutôt qu’un mécanisme de défense individuel: les collègues vont prononcer des paroles d’encouragement aux soignants les plus immédiatement concernés, les déculpabiliser, leur dire qu’ils ont fait tout ce qu’il fallait et bien accompagné la famille et le patient. La solidarité est assez forte parmi le personnel de réanimation, en raison de proximité de la mort. Ces services gagneraient à être connus en sociologie du travail parce qu’on y observe des techniques de défense collective et une vraie capacité de résilience en situation de crise bureaucratique ou de crise sanitaire.

Bio express

  • 1987: Naissance à Caen (France).
  • 2011: Maîtrise en sociologie et anthropologie à l’université de Caen Normandie.
  • 2012: Intégration au Réseau jeunes chercheur.e.s santé et société.
  • 2018: Doctorat en sociologie-démographie à l’université de Caen Normandie. Titre de la thèse: « La fabrique des soins en réanimation. Entre héritage clinique, injonctions managériales et incertitude médicale ».
  • 2018: Membre de la Plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie.
  • 2019: Maître de conférences.

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