© Getty Images/iStockphoto

« Pourquoi les médecins dénoncent-ils si peu les maltraitances d’enfants? »

On sait que le nombre de cas de maltraitance d’enfants signalés par les prestataires de soins reste étonnamment faible dans notre pays. Mais pourquoi ?

Vingt ans après le choc de l’affaire Dutroux et cinq ans après la découverte des abus commis par l’évêque Vangheluwe et un certain nombre d’autres hommes d’Église, la maltraitance infantile demeure dans notre pays un sujet extrêmement délicat. Faute d’obligation de signalement et de méthodes d’enregistrement uniformes, l’ampleur du problème reste mal connue. D’après les chiffres des Équipes SOS Enfants en Communauté française et des Vertrouwenscentra Kindermishandeling en Flandre, 2 à 3 % à peine des cas signalés le sont par des généralistes. Pourtant, ils endossent souvent le rôle de médecin de famille et sont donc idéalement placés pour repérer rapidement d’éventuels abus. Le Centre Fédéral d’Expertise des Soins de Santé (KCE) a voulu comprendre cette donnée et cherche les moyens pour inverser la tendance.

De nombreux obstacles

 » Un certain nombre de raisons sautent aux yeux. La réticence des médecins vient par exemple souvent d’un sentiment d’être mal préparés au diagnostic de la maltraitance et de la crainte d’accuser à tort un innocent « , précise d’emblée Irm Vinck, juriste au KCE et directrice de ces recherches. Le généraliste étant souvent le médecin traitant de toute la famille, ce type de situation risque en effet de compromettre ses rapports avec plusieurs personnes. De façon générale, les praticiens interrogés par le KCE évoquent la difficulté de mettre ce genre de suspicion sur le tapis et émettent clairement le souhait d’être mieux formés à ce genre de discussion.  » Un autre problème est que, comme ils ne reçoivent pas ou guère de feedback, signaler un cas de maltraitance revient parfois pour eux à passer la main. Certains ont aussi l’impression que l’aide est mal organisée ou que les services compétents restent les bras croisés. Nous sommes en effet confrontés à un manque criant de places d’accueil pour les enfants maltraités, qui se retrouvent parfois ‘parqués’ dans un hôpital, ce qui n’est évidemment pas leur place « , souligne Irm Vinck.

Pas que les soignants

Cela dit, le manque d’efficacité du dépistage par les soignants s’explique aussi en partie par les dysfonctionnements du cadre au sens plus large. C’est pour cette raison que le KCE a voulu élargir ses recherches à d’autres acteurs, dont notamment les centres psycho-médico-sociaux (CPMS), la police et la justice.  » Quatre piliers influencent l’identification de la maltraitance infantile, et ils restent tous améliorables, à commencer par le volet préventif « , souligne Irm Vinck. Lorsque les soignants (gynécologues, sages-femmes, généralistes, etc.) sont amenés à encadrer une femme enceinte vulnérable dans une situation à risque (consommation de drogues, milieu défavorisé, antécédents de violences intrafamiliales ou de problèmes psychiatriques…), des mesures pourraient par exemple être prises d’emblée pour prévenir d’éventuelles maltraitances.  » Dans une telle situation, il faudrait pouvoir aller vérifier s’il y a déjà d’autres enfants dans la famille et s’ils vont bien « , estime Irm Vinck.

Cette approche préventive peut également être élargie à la période néonatale, mais elle devra dans ce cas être organisée bien à temps. Les soignants qui y sont impliqués pourront alors contribuer à garder les choses à l’oeil.

La maltraitance des enfants, c’est quoi ?

Le secteur de l’aide aux personnes utilise pour circonscrire la notion de maltraitance la définition de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, précise encore le nouveau rapport du KCE. Le terme désigne « toute forme de violences, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle« .

Secret professionnel

La formation des soignants est un second pilier majeur. Savent-ils comment rapporter un cas de maltraitance ?  » Le cursus de base en médecine n’aborde pour ainsi dire pas la question et les formations ad hoc organisées notamment par SOS Enfants et par son pendant flamand ne touchent que les prestataires intéressés. Ces structures n’ont d’ailleurs pas les moyens d’organiser des cours à plus grande échelle. Enfin, les médecins veulent aussi savoir ce qui se passe après une notification, et quelles sont les limites du secret professionnel.  » Ils sont également demandeurs d’une aide supplémentaire pour le diagnostic : quelles lésions et comportements pourraient par exemple trahir des abus ? Ce soutien professionnel pourrait être assuré par des spécialistes en médecine légale, bien rôdés à ce type de dossiers. Le rapport du KCE suggère notamment de permettre aux praticiens de faire appel à un médecin légiste en seconde ligne en cas de doute.  » À deux, ils seront plus forts pour rapporter un cas de maltraitance présumée.  »

Les soins en dehors du cabinet médical

Les services spécialisés SOS Enfants et les Vertrouwenscentra flamands forment le troisième pilier… et eux aussi auraient souvent bien besoin de renforts lorsqu’un problème leur est signalé par un médecin ou un simple citoyen.  » Les soignants peuvent leur demander des informations sur les actions à entreprendre de leur côté ou leur passer le relais, auquel cas le centre organisera une discussion avec la famille.  » Ce premier contact permettra de décider de la trajectoire à suivre : une série de rencontres avec les parents et l’enfant, le renvoi à d’autres acteurs pour assurer leur accompagnement ultérieur ou, dans les cas plus sérieux, le placement temporaire dans une famille d’accueil ou ailleurs.  » Cette intervention ne débouche pas toujours sur une déclaration, car une aide adaptée suffit parfois à mettre un terme à la maltraitance « , clarifie Irm Vinck. Lorsque les parents refusent de coopérer ou d’accepter l’aide qui leur est proposée, la situation pourra être communiquée au parquet, qui se prononcera sur la nécessité d’imposer des mesures d’encadrement pour l’enfant et sur une éventuelle condamnation du ou des auteur(s) des faits. Le quatrième pilier, celui des soins résidentiels pour les enfants maltraités, est confronté à des listes d’attente telles qu’il est actuellement gravement défaillant.

Fossé communautaire

Aux lacunes susmentionnées s’ajoutent une série de différences communautaires.  » Il existe entre le nord et le sud du pays des différences d’organisation mais aussi des différences de sensibilité dont nous devons tenir compte.  » La Flandre veut évoluer vers un modèle de concertation où les prestataires de soins, la justice et les services de police puissent collaborer dans les cas de maltraitance aigus ou complexes, en assouplissant au besoin le principe du secret professionnel. La Communauté française est très réticente sur ce plan, accordant une importance beaucoup plus grande au respect de la vie privée et à la confiance des familles en ceux qui cherchent à les aider – une confiance que les acteurs du sud du pays craignent de voir compromise par une concertation entre les aidants et la justice, même lorsque l’auteur des faits est l’un des parents. De son côté, le parquet ne peut en principe communiquer des informations au médecin (par exemple sur les antécédents judiciaires d’une personne) que dans une situation d’urgence, mais c’est rarement le cas lorsqu’une concertation est possible.

Le KCE a formulé une série de recommandations qui devraient déboucher sur une détection plus efficace des cas de maltraitance infantile. Il suggère notamment d’élaborer une feuille de route concrète pouvant être adaptée aux besoins de chaque groupe de professionnels.  » Dans un second temps, l’utilisation de cet outil devrait être imposée à tous. Nous ne voulons par contre pas rendre obligatoire la notification des faits « , conclut Irm Vinck.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire