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Médecine : comment les préjugés masculins ont ruiné la santé des femmes

Marie Gathon
Marie Gathon Journaliste Levif.be

Les siècles d’exclusion des femmes du monde scientifique ont eu, et ont encore, de nombreuses conséquences sur la santé des femmes.

Dès les balbutiements de la médecine, les femmes ont été considérées comme des êtres inférieurs aux hommes. Dans « La Génération des animaux », le philosophe grec Aristote a décrit la femme comme étant un homme mutilé, une croyance qui a perduré dans la culture médicale occidentale.

« Pendant une grande partie de l’histoire documentée, les femmes ont été exclues de la création des savoirs médicaux et scientifiques. Nous avons donc abouti à un système de soins de santé, notamment au sein de la société, créé par des hommes pour des hommes », explique au Guardian la Dre Kate Young, chercheuse en santé publique à l’Université Monash en Australie.

De femmes hystériques

Les recherches de Young ont révélé comment les médecins ont comblé leurs lacunes avec des récits d’hystérie. Cela est particulièrement fréquent lorsque les femmes reviennent chez le médecin, contredisant l’avis de celui-ci. « Le discours historique sur l’hystérie a été le plus souvent évoqué lors des discussions sur les femmes « difficiles », en référence à celles pour qui le traitement n’était pas utile ou qui avaient une perception différente de leurs symptômes », a écrit Young dans un article de recherche publié dans la revue Feminism & Psychologie.

« Plutôt que de reconnaître les limites des connaissances médicales, les médecins s’attendaient à ce que les femmes contrôlent (avec leur esprit) leur maladie (dans leur corps) en acceptant celle-ci, en adoptant des changements de « style de vie » et en se conformant à leurs rôles sociaux d’épouse et de mère. Des discours moralisateurs accablaient celles qui se rebellaient. Elles sont présentées comme irrationnelles et irresponsables. C’était le filet de sécurité de la médecine quand elle n’arrivait pas à contrôler le corps. »

L’endométriose qui rend folle

Dans son travail, Young a montré à quel point les médecins traitants considéraient souvent les patientes atteintes d’endométriose comme des « organes reproducteurs à tendance hystérique ». Un gynécologue a dit à Young: « Est-ce que les folles deviennent endo ou est-ce que l’endo vous rend folle? C’est probablement un peu des deux. » Un autre a déclaré: « Il existe beaucoup de psychologie, autant qu’il existe de pathologies [en gynécologie]. »

Personne ne suggère que l’endométriose n’est pas une maladie réelle, ou est imaginaire, mais la médecine pense généralement que la réaction des femmes à l’endométriose est quelque peu hystérique, en particulier lorsque les symptômes persistent après le traitement, ce qui est courant. Et les patientes atteintes d’endométriose ne sont pas les seules à être traitées de la sorte. Un médecin de sexe masculin m’a dit : « Je n’ai jamais eu de patiente atteinte de fibromyalgie qui ne soit pas complètement folle ».

Selon Young, les hommes ont construit « la médecine des femmes et de leur corps, et il existe une abondance de données qui ont été mises en forme pour renforcer le discours sur l’hystérie et la représentation des femmes en tant qu’organes reproducteurs. Un de mes exemples préférés est que, dans certaines des premières esquisses de squelettes, des artistes en anatomie masculine ont volontairement élargi les hanches des femmes et ont réduit leur crâne pour indiquer: ‘Voici notre preuve que les femmes sont des organes reproducteurs et qu’elles doivent rester à la maison. De même qu’il ne faut pas risquer de les rendre stériles en les instruisant trop. Regardez comme leurs têtes sont minuscules.' »

Non seulement les médecins, les scientifiques et les chercheurs étaient principalement des hommes, mais la plupart des cellules, des animaux et des êtres humains étudiés en médecine étaient également masculins. La plupart des progrès constatés en médecine provenaient de l’étude de la biologie masculine. La Dre Janine Austin Clayton, directrice associée de la recherche sur la santé des femmes aux Instituts nationaux de la santé des États-Unis (NIH), a déclaré au New York Times qu’il en résultait que : « Littéralement, nous en connaissons beaucoup moins sur la biologie féminine que sur la biologie masculine. »

La femme, un organe de reproduction suspect

« La médecine a toujours considéré les femmes avant tout comme des organes de reproduction. Nos organes reproducteurs étaient notre plus grande différence par rapport aux hommes – et comme ils étaient différents, ils étaient mystérieux et suspects. Mais la conséquence est que, pendant longtemps, la médecine a supposé que c’était la seule différence. Parce que les femmes avaient des organes de reproduction, elles devaient se reproduire et tout ce qui les concernait était jugé comme inintéressant. »

Au début du 20e siècle, le système endocrinien, qui produit les hormones, a été découvert. Pour les médecins, cela représentait une autre différence entre les hommes et les femmes, dépassant l’utérus en tant que principal responsable de tous les maux des femmes. Néanmoins, la médecine persistait avec la conviction que tous les autres organes fonctionneraient de la même manière chez les hommes et les femmes, il n’était donc pas nécessaire d’étudier les femmes. À l’inverse, les chercheurs ont déclaré que le cycle menstruel et la libération de différentes hormones tout au long du cycle chez les rongeurs introduisaient trop de variables dans une étude. Les animaux féminins ne pouvaient donc pas être étudiés.

Des maladies féminines peu étudiées

Les maladies qui se manifestent différemment chez les femmes sont souvent négligées ou mal diagnostiquées, et celles qui touchent principalement les femmes restent en grande partie un mystère: peu étudiées, sous-traitées et souvent mal diagnostiquées ou non diagnostiquées. Cela a des répercussions importantes tant sur la pratique médicale que sur la santé des femmes.

Comme Young l’a expliqué: « La médecine définit les corps féminin et masculin comme distincts, mais non égaux. Les analyses de textes médicaux tout au long de l’histoire révèlent que le corps masculin est supérieur et constitue le modèle sur lequel les corps sont jugés. Tout aspect du corps féminin différent de celui de l’homme ou pour lequel on ne peut donner un comparatif masculin (l’utérus en est un exemple) est considéré comme une preuve de déviance ou d' »erreur ».

Chacun à sa place

« Parce que les femmes peuvent concevoir des enfants, le discours médical associe les femmes au corps et les hommes à l’esprit, une vision binaire renforcée par la séparation public-privé… En plus de limiter la contribution publique des femmes, de telles croyances fournissent à la médecine un modèle pour expliquer la maladie : nier son « destin biologique », c’est inciter à toutes sortes de maladies, comme Platon l’a déclaré en théorisant l’utérus errant. »

Nous le voyons dans de nombreuses affections féminines: on dit aux femmes atteintes d’endométriose qu’attendre pour procréer procréation cause la maladie ou que la grossesse la guérira. Les femmes atteintes d’un cancer du sein ont aussi reçu ce type d’information jusqu’à ce que la recherche (qui a eu lieu parce que les femmes ont fait campagne pour une meilleure connaissance de la maladie et des traitements) a prouvé le contraire.

Aux États-Unis, un groupe de femmes scientifiques a formé une société qui milite pour une meilleure recherche sur la santé des femmes, qui porte désormais le nom de Society for Women’s Health Research. Elles ont fait équipe avec des membres du Congrès américain pour attirer l’attention sur les divergences dans la recherche et leurs effets sur la santé des femmes.

En 1985, un rapport du groupe de travail des services de Santé publique des États-Unis sur la santé des femmes avertissait que « le manque historique de recherches centrées sur les problèmes de santé des femmes a compromis la qualité des informations de santé disponibles pour les femmes ainsi que les soins de santé qu’elles reçoivent ».

Des études sur les femmes… sans femmes

La campagne a attiré l’attention sur certaines des absurdités résultant de ce parti pris masculin, que Maya Dusenbery a résumé dans un livre en 2018. Elle note qu’au début des années 60: « Observant que le taux de maladies cardiaques tendait à diminuer chez les femmes jusqu’à la chute de leur taux d’oestrogène après la ménopause, les chercheurs ont mené le premier essai visant à déterminer si la supplémentation en hormones était un traitement préventif efficace. L’étude a inclus 8 341 hommes et pas de femmes (…). Et une étude pilote de l’Université Rockefeller, financée par les National Institutes of Health, a examiné l’incidence de l’obésité sur le cancer du sein et le cancer de l’utérus et n’a pas recruté une seule femme ».

Et ce n’est pas tout.

« L’étude longitudinale sur le vieillissement de Baltimore, qui a débuté en 1958 et était censée explorer le « vieillissement humain normal », n’a recruté aucune femme pendant ses 20 premières années. L’étude sur la santé des médecins, qui a récemment conclu que la prise d’une aspirine quotidienne pouvait réduire le risque de maladie cardiaque? Menée sur 22 071 hommes et zéro femmes.

L’étude des médicaments exclut aussi les femmes

Les conséquences de ce parti pris masculin dans la recherche vont au-delà de la pratique clinique. Parmi les 10 médicaments sur ordonnance retirés du marché par la Food and Drug Administration américaine entre 1997 et 2000 en raison d’effets indésirables graves, huit ont entraîné des risques plus graves pour la santé des femmes. Une étude réalisée en 2018 a révélé que cela était dû à « de graves biais masculins dans la recherche fondamentale, préclinique et clinique ».

Cela a eu un effet aux États-Unis : en 1993, la FDA et les NIH ont imposé l’inclusion des femmes dans les essais cliniques. Entre les années 70 et 90, ces organisations et de nombreux autres organismes de réglementation nationaux et internationaux avaient adopté une politique qui excluait les femmes en âge de procréer dans le développement de médicaments.

Le raisonnement était le suivant: comme les femmes naissent avec tous leurs oeufs, elles devraient être exclues des essais cliniques sur les médicaments, car si le médicament s’avère toxique, cela pourrait restreindre leurs capacités reproductives.

Résultat, toutes les femmes ont été exclues des essais cliniques, quels que soient leur âge, leur orientation sexuelle, leur désir ou leur capacité à avoir des enfants. Les hommes, en revanche, reproduisent constamment leur sperme, ce qui signifie qu’ils constituent un moindre risque. Cela semble être une politique sensée, sauf que toutes les femmes sont traitées comme des ventres qui marchent et que cela introduit un énorme préjugé dans la santé de la race humaine.

Leslie Laurence et Beth Weinhouse ont écrit dans leur livre de 1994 intitulé « Outrageous Practices »: « Il est illogique que les chercheurs reconnaissent les différences entre les sexes en affirmant que les hormones des femmes peuvent affecter les résultats des études – par exemple, en modifiant le métabolisme des médicaments – mais ensuite ignorer ses différences, étudiants seulement les hommes et extrapolant leurs résultats aux femmes ».

Depuis les années 90, davantage de femmes ont été incluses dans les essais cliniques, mais les chercheurs n’ont pas toujours analysé les résultats par genre. Et bien que les études cliniques aient considérablement changé, les études précliniques sont restées centrées sur les lignées de cellules mâles et les animaux mâles.

Une étude réalisée en 2010 par Annaliese Beery et Irving Zucker a passé en revue les biais liés au sexe dans les recherches sur les mammifères dans 10 champs biologiques en 2009 et leurs précédents historiques. Elle a conclu: « Les biais masculins étaient évidents dans huit disciplines et le plus important en neurosciences, les études sur les animaux de même sexe étant plus nombreuses que celles des femelles pour un rapport de 5,5 à 1. Au cours des 50 dernières années, les biais masculins dans les études non humaines ont augmenté et décliné dans les études humaines. Les études sur les deux sexes omettent souvent d’analyser les résultats par sexe. La sous-représentation des femelles dans les modèles de maladies animales est également courante et notre compréhension de la biologie féminine est compromise par ces carences. »

L’étude a également révélé que la justification donnée par les chercheurs d’exclure les animaux femelles – qu’elle introduisait trop de variabilité dans les résultats – était « sans fondement ».

Il a fallu attendre jusqu’en 2014 pour que les NIH commencent à reconnaître le problème de la partialité masculine dans les essais précliniques, et jusqu’en 2016 pour imposer que tout l’argent octroyé pour la recherche serve à étudier également des animaux de sexe féminin.

Ces politiques et pratiques ont souvent été qualifiées de paternalistes, conçues pour protéger les femmes contre les effets néfastes de la recherche médicale. Mais l’histoire dément cette notion. La pratique de l’expérimentation brutale de traitements médicaux sur des femmes tout au long de l’histoire faite que la réticence de la médecine à inclure les femmes dans les études scientifiques ressemble beaucoup moins à un paternalisme magnanime. Nous avons plutôt l’impression que les femmes ne sont pas assez intéressantes pour une activité scientifique, mais assez bonnes pour la pratique.

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