© COLIN DELFOSSE

Ces personnalités racontent leur confinement – Caroline Lamarche: « Ce que j’ai peut-être appris »

Le Vif

Emerveillement et sidération. Effritements et renforcements. Lumières et ténèbres. Pour l’écrivaine Caroline Lamarche, confinée à Liège, la crise est pleine d’enseignements. Et de confirmations. Pas forcément contradictoires. Pas forcément avec un horizon dégagé.

Ce que j’ai peut-être appris.

A vivre d’espoir. On commence par remercier le ciel d’avoir un jardin où accueillir le printemps. On est stupéfait, surtout en ville, de l’air pur et du silence, du sommeil profond qui nous en vient, du retour des rêves. On commence à aimer ne pas se déplacer, faire tout à pied ou à vélo. On réapprend à lire profondément, comme avant les écrans. On écrit de manière spontanée, sans la moindre certitude d’être encore publié. Un jour, peut-être, on rangera sa bibliothèque. On apprend l’espoir : on va sortir de tout ça plus sages, plus solidaires et plus forts !

A demander de l’aide. On numérote ses abattis. Une année de création ruinée par la fermeture des librairies, la débandade des éditeurs, l’annulation des festivals, l’effondrement des lieux de culture. On apprend à demander de l’aide. On n’a pas la moindre réponse à notre demande du  » droit passerelle « . On apprend qu’être écrivain indépendant, c’est être apatride des aides du temps de crise.

A agir à distance. On apprend à agir à distance, comme les médiums. On écrit des poèmes pour les morts et des chroniques pour les vivants, solidairement, comme les petites mains qui fabriquent des masques (sauf qu’il n’y a pas de tutoriels pour la fabrication de poèmes). On n’a jamais autant oeuvré dans l’ombre, jamais reçu autant de messages émouvants, jamais connu un tel sentiment d’utilité immédiate. On apprend que les mots ont un pouvoir magique et qu’Internet est le carrosse des Cendrillon que nous sommes.

A me battre un seul jour à la fois. On commence à comprendre que le Covid-19 n’est pas le seul à tuer. Qu’on peut mourir de tristesse en maison de repos ou tout simplement chez soi. Qu’il y a bien plus de violences conjugales qu’avant. Qu’on peut faire un burnout en plein télétravail quand on prend soin, en même temps, de parents âgés ou d’enfants survoltés. On le comprend car on vient prêter main-forte, bravant les contrôles de police. Certains jours on se sent devenir une petite machine. D’autres jours on s’enchante de l’amour qui vous submerge à ne rien faire d’autre que de jouer avec ses petits-enfants ou de veiller sur une très vieille maman. On n’a pas encore eu le temps de ranger sa bibliothèque. On ne parvient pas à répondre aux amis qui vous souhaitent de profiter du lockdown pour renouer avec votre vie intérieure. On se dit : ma vie intérieure se déroule sur fond de course d’obstacles. On apprend à se battre un seul jour à la fois.

Le covid-19 n’est pas le seul à tuer. On peut mourir de tristesse en maison de repos ou tout simplement chez soi.

A ne plus regarder la télé. On est content de ne pas être français, espagnol, iranien ou américain. De pouvoir pointer son nez dehors sans avoir l’impression d’être dans un Etat policier ou sans devoir se déguiser en chien. De ne pas mourir d’avoir bu du méthanol en croyant que ça sauverait nos poumons ou de l’eau de Javel sur prescription présidentielle. On est effaré de voir, là-bas, des jeunes se rassembler en masse et sortir les fusils d’un air triomphant. On apprend qu’ici il nous faut, vite, vite, des masques, ceux qu’on voit depuis des semaines à la télé. On apprend qu’il n’y a pas de masques. On apprend à détester la télé. On se dit que, l’un dans l’autre, le monde tourne encore plus fou qu’avant.

A déchanter. On constate que, pendant ce temps, certains hommes politiques fourbissent leurs petites phrases électorales. On apprend que la banquise ne s’arrête pas de fondre avec le confinement et que le CO2 n’a pas encore amorcé de courbe descendante. On n’a plus le courage (à quoi bon ? ) de ranger sa bibliothèque. On se languit de Greta. On craint que le désastre soit notre horizon pour toujours.

A prendre soin. On apprivoise la fragilité des extrêmes. L’enfant. L’aïeul. Le sans-abri. Le malade chronique. Le malade de l’âme. L’amie à qui l’on découvre une tumeur. Celles et ceux qu’une immunité faible expose au virus de l’isolement social. On apprend à braver les consignes qui tentent de nous séparer d’eux. Ceux-là nous sont confiés. Ceux-là nous illuminent. Mais nous ? Génération d’entre-deux, déchirée entre émotion et angoisse, endurance et harassement, que devenons-nous ?

A devenir enfin adulte. Adulte. Etymologiquement : un être parvenu au terme de sa croissance. A tout le moins qui touche au terme d’une forme de croissance. Qui déchiffre ce terme dans l’effondrement planétaire et dans sa propre vie, son propre métier. On devient adulte, enfin, en accueillant la possibilité d’un autre monde. Un monde qui se dessine à peine, se devine plutôt. Et qui, encore emmailloté de silence, de vacuité, de doute, désigne par antiphrase un autre front. Celui des non-confinés. Les urgentistes, les soignant.e.s, qui s’exposent en première ligne sans autres témoins que les statistiques du décompte des morts. On apprend à applaudir ces combattant.e.s de l’ombre. A vouloir qu’ils soient nos pilotes pour demain. Qu’on les rémunère enfin à hauteur de leurs actes. Et, dans leur sillage, les caissier.e.s, les enseignant.e.s. Tant et tant de femmes, soit dit en passant…

Les puissants ont des armes. Et la résistance d’un être peut, comme l’arbre frappé de sécheresse, s’effondrer d’un seul coup.

A déchiffrer la nuit. Cette nuit, j’ai reçu un poème de mon ami Alfonso, dont le métier est (était, jusqu’à mi-mars) : archiviste. Il est insomniaque à force d’être confiné depuis six semaines dans un appartement sans balcon avec sa femme et ses jeunes enfants. Il a organisé jour après jour des devoirs scolaires, des pique-niques devant la fenêtre sur une serviette de plage, il les a laissé grimper sur ses genoux, ses épaules, hurler leur excès d’énergie pendant qu’il tentait de lire, il leur a raconté plein d’histoires, chanté plein de chansons, a alterné avec leur mère les courses alimentaires, les bains, la préparation des repas. Ils peuvent désormais, lui ou elle, sortir les enfants une heure par jour. On les emmène, montre en main, à la plage : comme le temps file ! Puis on les remet, dit-il, en la carcel. Dans la prison. C’est encore plus cruel. Il pense qu’on va vers une guerre planétaire. Parce que les gens n’ont plus rien à perdre, que les puissants ont des armes. Et que la résistance d’un être peut, comme l’arbre frappé de sécheresse, s’effondrer d’un seul coup.

Reste, dans la nuit, son poème.

Llega la noche

que nadie llama.

Y las flores se cierran

en puños

en multitudinaria

y casi invisible

inutil

protesta callada (1).

La nuit vient

que personne n’appelle.

Et les fleurs se referment

comme des poings

en une protestation innombrable

presque invisible

inutile

muette.

Par Caroline Lamarche.

(1) Alfonso Garcia Rodriguez, 28 avril 2020 à 00 h 45, depuis Gijon, Asturies, Espagne.

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