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200.000 personnes n’ont pas accès à un médecin traitant: « C’est une atteinte à la santé publique »

De plus en plus de Belges pauvres et de réfugiés, illégaux ou non, n’ont pas accès aux soins de santé réguliers. Ils s’adressent à des organisations humanitaires. « En faisant preuve de créativité pour aider ces gens, nous maintenons le système », expliquent-elles.

« Que de plus en plus de gens doivent se passer de soins médicaux est non seulement scandaleux, mais c’est aussi une atteinte à la santé publique », déclare Tine Wyns, directeur du CAW (Centrum voor Algemeen Welzijnswerk) du nord de la Flandre-Occidentale. Il y a quelques années, un homme atteint de tuberculose s’est présenté à l’accueil des SDF à Ostende. Heureusement, ce jour-là, un généraliste organisait des consultations gratuites, sinon le sans-abri aurait pu contaminer des dizaines de personnes. L’année dernière, il y a eu des cas de rougeole dans les camps de réfugiés de Calais et Dunkerque, et dans les centres d’accueil de sans-papiers, il y a régulièrement des maladies contagieuses. Ce n’est pas seulement parce que beaucoup d’entre eux ne sont pas vaccinés, mais aussi parce qu’ils sont obligés de vivre dans des conditions peu hygiéniques, qu’ils ne mangent pas sainement et qu’ils ne vont presque pas chez le médecin. S’ils sont atteints de tuberculose ou de méningite, il peut se passer beaucoup de temps avant que quelqu’un s’en rende compte. Avec tout ce qui s’en suit.

« Sur papier, tous les habitants de ce pays devraient pourtant avoir accès aux soins de santé indispensables, mais en pratique de plus en plus de gens restent sur la touche », déclare Stéphane Heymans, directeur opérationnel de Médecins du Monde. « Selon les estimations, ce groupe cible se compose déjà de 200 000 personnes. » Beaucoup d’entre eux, tels que les réfugiés, les Roms, les squatters et les sans-abri, n’ont pas de résidence fixe. Mais même pour les gens qui ont un toit, il est parfois difficile de se rendre dans un cabinet médical. Il y a quelques années, une étude de la Mutualité chrétienne révélait que les familles qui bénéficient du revenu d’intégration se rendent moins souvent chez le généraliste, remettent leurs soins dentaires et se retrouvent plus vite aux urgences. Au total, il y a 900.000 Belges qui reportent leurs visites médicales pour des raisons financières. Pourtant, beaucoup d’entre eux pourraient faire appel au tiers payant : alors, ils ne doivent pas avancer la somme remboursée par la mutuelle et ne paient que le ticket modérateur. Souvent, ils ne sont pas au courant et beaucoup de médecins rechignent au surplus de travail administratif engendré par le système.

C’est pourquoi le système qui rembourse les frais des médicaux des demandeurs d’asile est souvent inutile. « Les médecins qui reçoivent beaucoup de réfugiés connaissent le système », déclare Heymans. « Mais pour quelqu’un qui reçoit de temps en temps un patient, ce n’est pas évident, car la procédure est assez compliquée. » En outre, les règles diffèrent d’un endroit à l’autre. Dans les villes qui comptent beaucoup de réfugiés et de pauvres, le CPAS a tendance à mettre la barre haut. « Il faut avoir un peu de chance », explique le généraliste Dirk Lafaut, qui écrit un doctorat à la VUB sur les soins prodigués aux sans-papiers. « Dans une ville, on vous donne l’autorisation pour tous les soins médicaux dont vous avez besoin en une fois, dans l’autre, il faut retourner au CPAS pour chaque traitement ou examen. À Anvers, le CPAS vérifie par exemple si le traitement prescrit par un médecin est bien nécessaire. »

Les demandeurs d’asile déboutés ou les illégaux ont droit uniquement aux soins médicaux d’urgence, mais cette notion est interprétée plus strictement que prévu. « Les CPAS, qui craignent un grand afflux d’illégaux, réduisent les urgences aux cas qui engagent le pronostic vital », déclare Tine Weyns. « Si quelqu’un a une fracture importante, on redresse sa jambe et on la plâtre, mais ensuite il n’est plus le bienvenu et il doit se débrouiller pour enlever le plâtre. Un illégal qui subit une opération doit quitter l’hôpital le jour-même. Même s’il peut à peine marcher. Nous cherchons alors quelqu’un dans notre réseau qui peut l’accueillir et le soigner. » Dans certaines villes, les illégaux ont même à peine accès aux soins médicaux s’ils ne veulent pas coopérer au trajet de retour.

Chiens dans la salle d’attente

Même quand quelqu’un est en ordre avec tous ses papiers et qu’il a droit aux soins de santé, cela ne signifie pas qu’il peut effectivement se rendre chez un médecin. Pour commencer, beaucoup de réfugiés et de gens qui vivent dans la pauvreté se méfient des instances officielles. « Ils n’ouvrent pas les enveloppes qui ont l’air officielles, par exemple. Ils ont peur de ce qu’elles pourraient contenir. Mais cette lettre peut évidemment être une invitation pour le contrôle annuel du dentiste », déclare le sociologue urbain Stijn Oosterlynck (Université d’Anvers). « Les familles de Roms se méfient le plus. Elles préfèrent développer leurs propres stratégies de survie plutôt que de s’adresser aux autorités formelles. » Même chose pour les sans-papiers : ils craignent d’être arrêtés et expulsés dès qu’ils se présentent chez un médecin.

Et ceux qui trouvent le chemin d’une pratique médicale ou d’un service d’urgence ne sont pas aidés pour autant. « De plus en plus de généralistes ne prennent plus de patients parce qu’ils ont trop de travail » dit Lafaut. « Certains médecins et professionnels de la santé envoient les gens vulnérables, qui souffrent souvent de problèmes très complexes, vers une maison médicale, où ils ne doivent pas payer de ticket modérateur. « C’est plus adapté à votre profil », leur dit-on. En soi, c’est vrai que les maisons médicales, où travaillent généralement un psychologue et un médiateur interculturel, sont mieux équipées pour aider les gens atteints de troubles à la fois physiques et psychiques. « Souvent, leurs problèmes sont tout simplement trop importants pour un seul généraliste », déclare Heymans. « Même aux services d’urgences d’un hôpital, ils ne savent pas toujours comment les aider. »

Et beaucoup de généralistes préfèrent que ces gens ne se mêlent pas à leurs patients ordinaires. « Il y a des personnes dont il est clair qu’elles vivent dans la rue. Elles ne sont pas lavées, elles amènent leur chien, elles sont parfois ivres ou agitées et certains délirent », déclare Tine Weyns. « Il y a certaines personnes que je préférerais ne pas rencontrer dans la salle d’attente de mon médecin. Je peux comprendre que beaucoup de médecins craignent que ces gens vulnérables chassent leurs patients habituels. » « Les différences de culture peuvent être énormes. Non seulement parmi les gens d’origine étrangère, mais aussi parmi les pauvres », déclare Weyns. « C’est pourquoi nous interprétons parfois très mal leur comportement. Il n’y a pas très longtemps j’ai eu un coup de téléphone d’un pharmacien. Il était choqué parce que des bénéficiaires du revenu minimum avaient voulu échanger les médicaments de leurs enfants, facturés au CPAS, contre de l’argent. Dans un premier temps, j’étais également scandalisée. Mais la seule explication possible, c’était qu’ils avaient évidemment des besoins plus importants que ces médicaments. »

Mosaïque médicale

C’est pourquoi beaucoup de gens partent à la recherche de soins en dehors du circuit habituel. « Généralement, ils vont chercher l’aide facilement accessible dans les soins de santé publics », estime le généraliste Dirk Lafaut. « Mais si le seuil est trop élevé, ils s’adressent au circuit humanitaire. Ils composent leur propre système de soins. Les Britanniques qualifient ce bricolage de ‘welfare bricolage' ». Dans leur tentative de composer une mosaïque de soins de santé, ils aboutissent dans les organisations les plus diverses. « De groupements religieux à des associations pour les pauvres en passant par Médecins du Monde. Cependant, certaines associations socioculturelles, qui travaillent avec des groupes vulnérables, mais qui n’ont pas d’expérience dans les soins de santé, essaient de les aider. « Cela peut être très frustrant », déclare Wyns. « Un infirmier, qui avait travaillé comme bénévole dans notre centre de soins de jour pour illégaux en transit, m’a raconté qu’il avait été sur le point de recoudre lui-même une plaie. Il ne supportait plus que l’homme en question ne soit pas aidé par un médecin. C’est pourquoi nous avons cherché des généralistes prêts à y organiser des consultations gratuites. »

Entre-temps, ce n’est plus nécessaire. Il y a quelques années, Médecins du Monde a installé un poste à Ostende, où des médecins et des infirmiers accueillent les patients Pro Deo une fois par semaine. L’avantage supplémentaire, c’est que les patients reçoivent les médicaments gratuitement. Les gens qui reçoivent une prescription ailleurs et qui n’ont pas droit à un remboursement doivent payer le tarif plein à la pharmacie. Mais là aussi il y a des solutions inventives. Certains médecins complaisants prescrivent parfois des médicaments au nom d’un bénévole ou d’un voisin qu’ils vont acheter au tarif de remboursement.

Ces dernières années, les médecins et les infirmiers se rendent de plus en plus souvent dans les quartiers. Ils veulent miser sur la prévention. C’est ce que font entre autres les équipes de vaccination mobiles, qui montent leurs tentes à différents endroits en Belgique pour administrer les vaccins de base gratuitement. « À Ostende, nous avons aussi monté une campagne », déclare Tine Wyns. « Cependant, je ne l’ai pas trop ébruité, car la ville a peur d’attirer encore plus de personnes vulnérables. Pourtant, il est de la plus haute importance pour la santé publique que ces groupes soient vaccinés. »

Tous les jours, toutes sortes d’organisations humanitaires, de bénévoles et de sympathisants font preuve de créativité pour prodiguer des soins médicaux aux patients pauvres, vulnérables et sans-abri. « C’est évidemment très bien pour la personne assise en face de nous », se dit Wyns. « Mais en même temps, on fait perdurer le système. Je crains que les choses changent que si la situation dégénère et que les pauvres meurent de manque de soins de santé. »

Entre-temps, il n’y a pas de changements structurels et des milliers de personnes continuent à passer entre les mailles du filet. « Je crains que la situation n’empire à présent que l’Etat complique l’accès à toutes sortes d’indemnités, d’autant plus que le revenu d’intégration est déjà peu élevé », déclare Dirk Lafaut. « De cette façon, les soins de santé deviennent de plus en plus une faveur et non un droit. Il y a longtemps la charité en matière de soins de santé était destinée aux petits enfants africains au ventre gonflé, mais à présent elle revient dans nos villes. »

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