Sang-Hoon Degeimbre estime " avoir beaucoup reçu dans la vie " et " trouve normal de rendre ", en parrainant la récolte de fonds d'Iles de Paix. © Elisa Vandekerckhove

Gastroécologie

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Il est chef, doublement étoilé au guide Michelin. Ils sont paysans, et gagnent moins par mois que le coût d’un menu gastronomique. Mais Sang-Hoon Degeimbre et ces agriculteurs péruviens ont l’agroécologie en commun. Version luxe vs version survie. Rencontre au Pérou, à trois mille mètres d’altitude.

C’est l’histoire d’une tomate et d’un physalis. La première, taille cerise, est jaune, ce soir-là. Coupée en quatre et nappée d’une sauce au beurre, dont il est ambigu de déterminer si c’est elle, les quartiers précités ou la vingtaine d’autres légumes tout autour qui donnent envie de faire un cumulet sur la moquette taupe du restaurant en poussant des cris de ravissement. Le second est cueilli dans un potager plus haut perché que certains nuages et tellement incliné que se rouler de plaisir par terre deviendrait aussi salissant que dégringolant. Mais cette acidité sucrée… Insoupçonnée et insoupçonnable chez leurs homologues fadasses garnissant habituellement les plateaux de fromage.

Le jardinier Benoît Blairvacq dans le potager de Laurencio, à 3 000 mètres d'altitude.
Le jardinier Benoît Blairvacq dans le potager de Laurencio, à 3 000 mètres d’altitude.© Elisa Vandekerckhove

Avant de se retrouver le cul dans le beurre, la tomate poussa à Liernu, dans un jardin de trois hectares à l’organisation haussmannienne, où des plantes au goût de gin tonic côtoient des graines saveur bubble gum. Benoît Blairvacq tente même d’y cultiver –  » on ne sait jamais  » – des maïs à l’abri de la lumière. Il faut le voir, le jardinier, se dandiner façon danseuse du ventre en dévoilant que ses légumes et lui doivent réussir à émoustiller le chef pour espérer atterrir dans une assiette.  » Quand ses sourcils se relèvent sur son front, c’est gagné !  » Et Sang-Hoon Degeimbre a le haussement exigeant, sans quoi il n’aurait sans doute pas décroché deux étoiles au guide Michelin et le  » plat signature  » de son établissement, L’Air du temps, ne susciterait pas des envies de cumulets. Le physalis, lui, grandit à Huànuco, dans un village planant à trois mille mètres d’altitude où grimper une courte pente donne l’impression d’avoir couru un kilomètre. Pourtant, Laurencio y virevolte comme un cabri, avec ses bottes en caoutchouc, alors que sa femme, Alicia, ramasse plein de fruits dans son gilet replié en tablier, puisque ces gringos ont l’air de tant les apprécier.

Selfies stars

C’est là, à flanc de montagne péruvienne, que ceux qui cultivent la tomate et ceux qui cultivent le physalis se sont improbablement rencontrés. L’ONG belge Iles de Paix avait forcé le destin, et les quelque dix mille kilomètres distanciant Bruxelles de Huànuco. Une ville où les Blancs sont tellement rares que tout le monde veut faire des selfies avec eux (1). Personne n’y roule sur l’or, même pas ceux qui partent trimer dans les proches champs de la Selva, zone de production de cocaïne. Le revenu mensuel moyen par habitant flirte avec les cinquante dollars, là où la moyenne nationale s’élève à 89. Le taux d’analphabétisation y est plus élevé, l’espérance de vie plus courte, le taux de scolarité plus faible et la malnutrition infantile plus répandue (entre 30 et 40 %), alors Iles de Paix s’installa là, en 2008.  » Une autre zone avait aussi été identifiée, se souvient Olivier Genard, chargé à l’époque de mettre le programme sur pied. Mais Huànuco était moins occupée par des associations humanitaires et plus proche de la Carretera Central, un couloir commercial important qui la relie à Lima.  »

Les cochons d'Inde ne vivent plus dans la cuisine de Leoncia Ventura Duran, mais dans une pièce annexe.
Les cochons d’Inde ne vivent plus dans la cuisine de Leoncia Ventura Duran, mais dans une pièce annexe.© Elisa Vandekerckhove

Situation géographique idéale, pour ce que l’ONG envisageait d’y faire : permettre aux familles paysannes les plus pauvres, celles juchées dans les montagnes accessibles à plus d’une heure de 4×4, d’augmenter leur production, et donc leurs revenus. Et c’est ce qui fut réalisé, jusqu’en 2015. Jusqu’à ce que l’association se rende compte qu’elle faisait fausse (ou pas assez bonne) route. Les ressources des ménages aidés augmentaient, ça, oui. Mais pas forcément leurs conditions de vie. L’argent gagné servait souvent à alimenter ce rêve, aussi tenace qu’illusoire, d’une meilleure vie en ville. Alors que le but initial était de permettre un épanouissement à la campagne. Puis, les problèmes d’alimentation persistaient, notamment la malnutrition infantile : tous les agriculteurs continuaient à ne jurer que par la papa (et à ne manger que ça). Tellement pulvérisée, cette patate, que Huànuco est devenue la région du pays présentant le plus haut taux de cancers du système digestif, de l’estomac, du colon…  » Ce n’était pas franchement compatible avec nos convictions de transition écologique « , résume Olivier Genard.

 » Vivre plus joli  »

Dès 2015, Iles de Paix changea donc de stratégie pour promouvoir l’agroécologie. Plus d’engrais chimiques, plus de pesticides, plus de monoculture de pommes de terre. Mais des sols à la fertilité restaurée, une manière écologique de les traiter et des cultures diversifiées. D’abord pour l’autoconsommation familiale, puis éventuellement pour la revente, en cas d’excédents. Bref, permettre aux familles de vivre mieux, mais plus seulement financièrement.

 » Aujourd’hui, les seules choses qu’on achète, c’est du riz, de l’huile et du sucre « , confie Leoncia Ventura Duran, propriétaire d’une parcelle d’un hectare, qui a laissé tomber la monoculture de carottes et de choux-fleurs. Et qui déclare, désormais,  » vivre plus joli « , dans cette cuisine aux murs fraîchement repeints en blanc et rouge, il n’y a pas si longtemps noirs de suie. Le feu brûlait alors sans cheminée et la fumée ne s’échappait jamais, mais tout le monde pensait que c’était bon pour les cochons d’Inde. Alors ils couraient là, à même ce sol de terre orangée où la famille s’asseyait pour manger. Et leurs yeux devaient s’être vachement habitués à l’obscurité, car il n’y avait pas d’ampoule, pas de fenêtre, rien qui amène de la lumière.

Les montagnes de Huànuco, l'une des régions les plus précaires du Pérou.
Les montagnes de Huànuco, l’une des régions les plus précaires du Pérou.© Elisa Vandekerckhove

Aujourd’hui, Leoncia a installé un carré de tôle transparente sur le toit, financée par Iles de Paix, et ça change tout. Les bébêtes vivent désormais dans une pièce, à côté, sauf le chat qui passe encore de temps en temps par là, mais personne ne va jamais le manger, lui. Son feu a été encadré par une cuisinière carrelée et s’évacue par une cheminée (un autre cadeau de l’ONG). Leoncia dévisage ce gringo aux yeux souriants qui vient d’y jeter un chou entier pour l’y faire brûler. Sang-Hoon Degeimbre prépare aussi un ceviche d’arracacha, une pomme de terre-céleri qu’il a récoltée dans le jardin avec des betteraves, des carottes et un tas d’herbes aromatiques. Puis il pose tout sur un baril renversé recouvert d’un plastique blanc, ce qui ressemblait le plus à une nappe parce que bon, la télévision belge est quand même venue filmer. Tout le monde mange et répète que c’est délicieux. Même Leoncia, qui a cuisiné avec le chef et qui assure qu’elle refera ce plat pour son mari, puis qui se dépêche de servir à ses invités un  » vrai  » repas, composé de beaucoup de riz et de papa.

Dans la cuisine de Domitillia, agricultrice qui a abandonné les produits chimiques et la mono-culture de pommes de terre.
Dans la cuisine de Domitillia, agricultrice qui a abandonné les produits chimiques et la mono-culture de pommes de terre.© Elisa Vandekerckhove

Iles de Paix n’aurait jamais imaginé qu’il dise oui. Mais Sang-Hoon Degeimbre avait directement accepté ce voyage de presse au Pérou, tant pis si L’Air du temps accueillait cette semaine de décembre-là son record de couverts (370) et que sa brigade devrait pour la première fois de débrouiller si longtemps sans lui.  » J’estime avoir beaucoup reçu dans la vie, et je trouve normal de rendre « , répond-il à la question du  » pourquoi il est là « , en se promenant sur le marché de Huánuco, devant un stand de cochons d’Inde éventrés.  » La partie la plus importante, dans la cuisine, c’est l’humain, la rencontre, l’échange, comme ici, au Pérou. C’est ça qui fait la vie d’un restaurant, c’est ce qui me motive encore après vingt-deux ans « , confiait-il le jour précédent, lors d’une démonstration culinaire organisée par l’ONG avec trois autres chefs péruviens et un bolivien, tous cuisinant avec des produits locaux et bio, face à des journalistes et des restaurateurs du cru et non écoconvaincus. Tête d’affiche, le Belge avait préparé cinq plats, bien que personne ne lui en avait demandé autant. Une réputation doublement étoilée, ça se défend, même dans une salle de fêtes sans charme à l’autre bout du monde et même servis dans des assiettes en carton.

Des conseils et des graines

Avant de partir, Sang-Hoon Degeimbre et Benoît Blairvacq pensaient beaucoup donner. Des conseils, des astuces, puis quelques graines made in Belgium. Pas besoin, finalement.  » Je me sens en 2020, ici. C’est profondément moderne, conclut le second. Nous travaillons vraiment de la même manière.  » Depuis vingt ans, tous les fruits et légumes (exceptés les agrumes) qui se retrouvent à la carte de L’Air du temps proviennent du jardin. Où Benoît Blairvacq et ses cinq collègues enlèvent à la main chacune des dix mauvaises herbes qui viennent titiller chaque carotte (pour une récolte annuelle de 10 000 pièces, faites le compte). Acheter à des fournisseurs coûterait peut-être deux fois moins cher, mais contreviendrait à l’idéal du chef, qui entend rendre au mieux dans l’assiette ce que la terre a donné. Sans déchet : dans le restaurant, le moindre excédent finira en infusion, en jus ou en saumure, patientant dans un bocal rangé dans la cave voûtée.

Sang-Hoon Degeimbre, vedette de la démonstration culinaire organisée par Iles de Paix.
Sang-Hoon Degeimbre, vedette de la démonstration culinaire organisée par Iles de Paix.© Elisa Vandekerckhove

Domitillia aussi fait tout à la main. Mais pour nourrir sa famille, pas des convives pouvant se permettre un menu à 120 ou 185 euros. Elle piège les insectes sur des feuilles de plastique collantes, récupère l’urine de ses chèvres comme fertilisant et tue les mauvaises herbes avec un mélange  » maison  » de sulfate de cuivre et de chaux tellement puant que seule l’odeur doit suffire à les faire disparaître. Sa famille fait partie des 250 soutenues par les programmes d’Iles de Paix, dont le budget annuel oscille entre 700 000 et 800 000 euros (lire l’encadré ci-dessous).  » Si, grâce à nos legs et nos donateurs, nous amenons un euro, la coopération au développement (NDLR : luxembourgeoise, dans le cas du Pérou) complète de trois euros « , détaille Kathia Morano, responsable de la communication et de la récolte de fonds.

Pallier le politique

L’aide proposée aux familles volontaires est finalement peu financière : peut-être 800 soles (environ 200 euros) de matériel pour rénover une cuisine ou entreprendre un nouveau type de culture.  » L’accompagnement est surtout « intellectuel », explique Gaël de Bellefroid, directeur d’Iles de Paix au Pérou. Nous soutenons des associations partenaires locales, dont des animateurs vont se rendre régulièrement dans les villages. Car ce n’est pas ce qui est donné, qui compte. Mais bien le suivi dans la durée. C’est là que nous avons un rôle important, car le politique ne remplit pas cette mission. Parce que les élus changent tout le temps, et parce que les gouvernements ne savent pas comment aider l’agriculture, si ce n’est en distribuant des engrais et des pesticides.  »

Domitillia et sa fille, dans leur parcelle agroécologique frôlant les nuages.
Domitillia et sa fille, dans leur parcelle agroécologique frôlant les nuages.© Elisa Vandekerckhove

Dans le village de Santa Maria del Valle, là où Laurencio et Alicia cultivent leurs fameux physalis, le programme s’est arrêté le 31 janvier 2015, et 60 % des familles aidées ont poursuivi dans l’agroécologie. Presque une révolution, tant dans ces montagnes il n’est pas rare d’entendre que celui qui cultive bio finira par crever de faim.  » Au plus profond de leur esprit, l’agriculture est synonyme de pauvreté et de mal-vivre « , épingle Gaël de Bellefroid. Dans une école où une association partenaire d’Iles de Paix avait voulu lancer un potager géré par les enfants, les parents avaient tapé un scandale.  » Hé, ho, on les envoie ici pour apprendre de nouvelles choses, pas pour perdre leur temps avec l’agriculture !  » Ce potager fournit désormais quotidiennement des légumes pour la cantine, jalousement gardé par des grenouilles réintroduites sur le site, servant apparemment autant à manger les limaces qu’à divertir les enfants.

Sans doute seront-ils rentrés chez eux en racontant à leurs parents que des gringos sont venus s’extasier devant leurs salades, ce jour-là. Comme les familles visitées auront probablement montré à leurs amis, à leurs voisins, ces selfies réalisés avec ces Blancs venus de si loin pour admirer leurs champs. Sang- Hoon Degeimbre et Benoît Blairvacq ont finalement bien donné quelque chose, cette semaine-là. Une certaine fierté.

(1) Pourtant, Sang Hoon Degeimbre y fut reconnu, un soir, alors qu’il était en train de préparer une recette exceptionnelle, par un étudiant péruvien en hôtellerie qui lui demanda, évidemment, de prendre un selfie.

La campagne d’îles de Paix est ouverte

Iles de Paix lance ce 10 janvier sa cinquantième collecte de fonds, depuis sa création en 1962. L’ONG belge s’est fixé pour objectif de récolter 925 000 euros (contre 890 000 l’année dernière). Elle fonctionne avec un budget annuel de 2,2 millions d’euros, constitué de fonds propres, de legs et de dons. 12 % de cette somme sont alloués aux frais de structures (salaire, fonctionnement…), le reste est dédié aux projets de terrain. Le Pérou représente 15 % de ce montant. Il est l’un des cinq pays où l’organisation est présente. Le seul hors Afrique.

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