Thierry Fiorilli

C’est beau comme les mots croisés de Gianni (chronique)

Thierry Fiorilli Journaliste

Gianni voulait un métier de combat. Un métier où on doit décrocher des marchés. A la fin, il est rentré. Il a oublié quarante ans de sa vie. Il a oublié tout ce qui importait plus que tout. Il a l’air bien. En paix. Il y a des grilles qui vous libèrent.

Appelons-les Claudia et Gianni. Un demi-siècle qu’ils sont mariés. C’était à Rome. Gianni voulait un métier de combat, sous son propre étendard. Un métier où on doit décrocher des marchés. Chacun sa Lune, chacun sa gloire. Gianni a donc couru les contrats qui pèsent des millions. Les tours, les complexes industriels, les villes, les gratte-ciel, les ponts, les trucs géants où la timbale est pleine à craquer, où on sait qu’il faut en être, même comme sous-traitant, même pour une partie seulement, parce que le projet est tellement important que c’est « win for life », entre ce que rapporte cette affaire-là et ce qu’elle promet pour les suivantes. Après, on connaît ça: on pourrait dire allez, un dernier coup et j’arrête, mais un magot en appelle d’autres, parce qu’on a de nouveaux besoins, parce qu’on y a pris goût, à la guerre et à la gagne, parce qu’on peut encore plus fort, encore plus haut, encore plus fou. Ou parce qu’on a eu des revers, des imprévus, la manne est épuisée, il faut repartir au front. Ou on ne sait rien faire d’autre, le reste lasse vite, il n’y a que ça qui me rend vivant tu comprends.

Il a oubliu0026#xE9; quarante ans de sa vie. Il a oubliu0026#xE9; tout ce qui importait plus que tout. Il a l’air bien.

Gianni a couru les projets juteux en Italie, puis en Europe, puis il a atterri en Arabie saoudite. Là, caro mio, il y a un beau paquet de pognon à se faire. Et il y a passé quarante ans. Sans Claudia et les deux mioches nés entre-temps. Tout seul là-bas, ou dans des avions, des hôtels, des restaurants. Avec des clients, des responsables de ci, des patrons de ça, des architectes, des ingénieurs, des ouvriers. Toujours soucieux. Gianni, comme pris dans ses propres filets. Dans une prison aux reflets dorés, qu’il construit lui-même.

A la fin, il est rentré. Parce que c’est dur quand même, ça marche pas si top que ça, je suis fatigué aussi, vous avez de la chance d’être avec les vôtres. Il est rentré, pas comme on revient de l’enfer, de l’horreur, qu’on ne raconte jamais mais qui ne s’effacent pas, plutôt comme on renonce parce qu’on pense avoir fait fausse route. Et les enfants étant maintenant adultes, Gianni et Claudia se retrouvent à deux à Rome. Comme avant. Sauf qu’elle doit s’occuper de lui, parce qu’ « il n’a plus toute sa tête ». C’est arrivé peu après son retour. On peut parler avec lui. Il sait qui est qui, ceux d’aujourd’hui comme ceux d’avant son départ pour Riyad. Mais il a oublié tout ce qui s’est passé entre. Il a oublié les chantiers. Il a oublié qu’il a vécu en Arabie saoudite. Il a oublié quarante ans de sa vie. Il a oublié tout ce qui importait plus que tout.

On pense alors à ces destins mythiques, où la maladie a frappé là où la force et le don résidaient. Mohamed Ali, si rapide, si tribun, qui ne pouvait plus bouger ni articuler. Maradona, si agile, si coeur de foules, mort impotent et tout seul. Chirac, illustre pour des générations, qui ne savait plus qui il était. Clapton, lâché par ses doigts et son ouïe… Mais Claudia balaie: « Il passe sa journée à faire des mots croisés. Il n’y a plus qu’eux qui comptent. Il a l’air bien. En paix. »

Il y a des grilles qui vous libèrent.

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